N° 237
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2008-2009
Annexe au procès-verbal de la séance du 3 mars 2009 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires européennes (1) sur les coopérations spécialisées : une voie de progrès de la construction européenne ,
Par M. Pierre FAUCHON,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : M. Hubert Haenel , président ; MM. Denis Badré, Michel Billout, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour, vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange, secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Pierre Bernard-Reymond, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Pierre-Yves Collombat, Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Jean-Claude Peyronnet, Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca et M. Richard Yung. |
La manière dont se construit l'Europe a beaucoup changé au cours des dernières années, et particulièrement durant la présidence française.
Traditionnellement, les progrès de la construction européenne étaient conçus principalement comme une généralisation par étapes de la « méthode communautaire », où la Commission a le monopole de l'initiative, et où les textes sont adoptés en codécision par le Parlement européen et le Conseil statuant à la majorité qualifiée, sous le contrôle de la Cour de justice.
La méthode communautaire, s'inscrivant dans une logique d'intégration progressive, coexistait avec des éléments relevant du fédéralisme et d'autres relevant de la coopération intergouvernementale : mais elle constituait clairement le vecteur des progrès au jour le jour de la construction européenne.
Cette méthode garde certes une importance majeure. Mais ses équilibres internes ont considérablement évolué : le poids du Parlement européen s'est considérablement accru vis-à-vis de la Commission ; et le fonctionnement de la procédure de codécision donne désormais un rôle central au dialogue entre le Parlement et le Conseil, où la Commission a plutôt un rôle de médiation. Dans un contexte où les « trilogues » informels entre la Commission, le Parlement et le Conseil ont une importance souvent déterminante, le pouvoir d'initiative de la Commission n'a plus la même portée.
Parallèlement, le rôle politique du Conseil européen s'est renforcé, cette évolution étant particulièrement nette au cours de la présidence française. Dans les moments les plus difficiles de cette présidence - gestion de plusieurs crises, négociation du « paquet énergie-climat » - il s'est avéré qu'une présidence volontaire pouvait atteindre à l'efficacité par des voies relevant au moins en partie de la coopération intergouvernementale.
En réalité, l'Union ne peut exercer les pouvoirs accrus qu'elle a reçus au fil des traités qu'à la condition de recevoir en même temps une légitimation plus forte, et celle-ci ne peut provenir que des institutions les plus « politiques », le Conseil européen et le Parlement.
Ainsi, on ne peut plus concevoir les progrès de la construction européenne comme une généralisation du modèle communautaire traditionnel. Il convient d'avoir une approche plus ouverte. Soutenir la construction européenne, ce n'est pas vouloir faire triompher à toute force tel ou tel schéma institutionnel. Toute voie permettant d'avancer concrètement dans les domaines où les citoyens attendent davantage d'action européenne doit être explorée ; aucune ne doit être privilégiée par principe.
Une attitude pragmatique paraît d'autant plus nécessaire que quinze années de débat institutionnel, qui n'ont guère débouché sur des progrès tangibles, ont favorisé le sentiment d'une Union éloignée des préoccupations des citoyens. En plaidant pour une « Europe des résultats », l'actuel président de la Commission européenne a exprimé une aspiration largement répandue.
Dans ce contexte, il paraît utile de mettre l'accent sur la possibilité de recourir aux coopérations entre certains États membres pour approfondir la construction européenne dans certains domaines.
L'idée n'est pas nouvelle et a donné lieu à une floraison terminologique : on a parlé de « différenciation », de « flexibilité », de « coopérations renforcées », voire de « cercles concentriques » (mais aussi, dans un sens péjoratif, d'« Europe à la carte »). Cette hésitation sur les mots correspond certes, en partie, à la variété des formes possibles de coopération ; mais elle traduit aussi les réticences ou les inquiétudes que suscite ce type d'approche.
Je proposerai, pour évoquer d'un seul terme les différentes formes de coopération entre certains États membres, celui de « coopérations spécialisées », car ce qui caractérise le plus nettement ce type de contribution à la construction européenne, c'est d'avoir un objet précis. Qu'il s'agisse de mettre en place une monnaie unique, de supprimer les contrôles aux frontières ou de lancer des satellites, c'est à chaque fois autour d'un but bien déterminé que certains États se regroupent.
La question d'un recours accru aux « coopérations spécialisées » dans certains domaines me paraît liée à certaines caractéristiques durables de l'Union. Celle-ci, en passant de douze à vingt-sept membres après la disparition du « rideau de fer », est devenue plus diverse et plus hétérogène ; il paraît exclu que tous les États membres aient à la fois la volonté et la capacité de participer à tous les développements possibles de la construction européenne.
Par ailleurs, si le traité de Lisbonne est finalement approuvé par tous les États membres, il est clair qu'il n'y aura pas de nouveau traité d'ordre institutionnel avant longtemps. Or, ce traité, s'il apporte de réels progrès dans les modes de décision de l'Union, notamment en élargissant le champ de la procédure de codécision, ne règle pas pour autant tous les problèmes que pourraient rencontrer les États membres souhaitant aller plus loin dans tel ou tel aspect de la construction européenne. Certains domaines restent régis par des décisions à l'unanimité, dans d'autres l'Union n'a qu'une compétence d'appui, dans d'autres encore il sera difficile de parvenir à un résultat effectif même dans le cadre de la procédure de codécision. Faudrait-il que les États qui souhaitent néanmoins avancer sur tel ou tel point y renoncent, alors que leur démarche est compatible avec les principes de base de l'Union ?
Dès lors, dans les domaines où l'attente des citoyens le rend légitime, ne faudrait-il pas envisager avec moins de réticences, voire avec plus de résolution qu'aujourd'hui de recourir à telle ou telle forme de « coopération spécialisée » s'il apparaît que c'est le moyen de faire progresser la construction européenne ? Même si l'esprit cartésien n'y trouve pas tout à fait son compte, ne faut-il pas préférer une Europe qui avance en ordre dispersé à une Europe en bon ordre, mais enlisée ?
I. UNE PROBLÉMATIQUE DÉJÀ ANCIENNE
1. L'intuition originelle
Dès les premiers temps de la construction européenne, des débats ont eu lieu entre tenants d'une approche globale et tenants d'approches plus spécialisées, entre partisans d'un large regroupement et partisans de groupes plus restreints.
L'Union de l'Europe occidentale (UEO), telle qu'elle avait été conçue par le traité de Bruxelles de 1948, puis le Conseil de l'Europe, dont le statut a été signé en mai 1949, ont été dotés au départ de champs de compétence étendus ; le Conseil de l'Europe, comprenant initialement dix États membres, n'a cessé ensuite de s'élargir.
À l'inverse, les premières réalisations opérationnelles de la construction européenne - même si elles s'inscrivaient plus ou moins clairement dans une vision politique globale - ont été conçues autour d'objectifs précis, en associant un nombre limité de pays. Le caractère bien déterminé de l'objectif poursuivi est manifeste dans le cas de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) comme dans celui de la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) ; la Communauté économique européenne, bien qu'ayant une vocation plus large, était elle aussi initialement ordonnée à la poursuite d'un objectif précis, la mise en place d'un marché commun.
L'idée de ne pas hésiter à partir d'un groupe restreint et de se fixer des objectifs précis est d'ailleurs au coeur de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 : tout en présentant son objet comme la toute première étape d'une « Fédération européenne », ce texte ne vise au départ que deux pays - la France et l'Allemagne - et un domaine très délimité, la production de charbon et d'acier ; et il précise que l' « Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait » . On est bien là, d'une certaine manière, dans l'esprit d'une coopération spécialisée. Telle a été l'intuition originelle des pères fondateurs, avertis par l'échec de la CED ; l'avenir devait en confirmer le bien-fondé.
Au fil des traités, la Communauté puis l'Union ont certes reçu une vocation de plus en plus large, mais cette évolution n'a pas fait disparaître le besoin de coopérations spécialisées, rassemblant des groupes plus restreints. Deux des réalisations les plus marquantes de la construction européenne - Schengen et l'euro - ont ainsi, sous des formes d'ailleurs différentes, procédé de cette approche.