N° 412

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2007-2008

Annexe au procès-verbal de la séance du 23 juin 2008

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la Délégation pour l'Union européenne (1) sur l' Union européenne et la Turquie à la veille de la présidence française ,

Par MM. Robert del PICCHIA et Hubert HAENEL,

Sénateurs.

(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; MM. Denis Badré, Jean Bizet, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Bernard Frimat, Simon Sutour, vice-présidents ; MM. Robert Bret, Aymeri de Montesquiou, secrétaires ; MM.  Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Pierre Bernard-Reymond, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Louis de Broissia, Gérard César, Christian Cointat, Robert del Picchia, Marcel Deneux, Pierre Fauchon, André Ferrand, Yann Gaillard, Paul Girod, Mme Marie-Thérèse Hermange, M. Charles Josselin, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Gérard Le Cam, Louis Le Pensec, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Yves Pozzo di Borgo, Roland Ries, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca, M. Alex Türk.

« Qu'importe de savoir qui on est, disais-je. Ce qui est important, c'est de savoir ce que nous faisons et ce que nous ferons. »

Orhan Pamuk, Le château blanc

Mesdames, Messieurs,

En 1999, la délégation pour l'Union européenne du Sénat a décidé d'approfondir son suivi du processus de l'élargissement de l'Union européenne, en étudiant individuellement chaque pays candidat. Robert del Picchia a, dans ce cadre, été désigné pour suivre les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l'adhésion et il a présenté plusieurs communications devant la délégation sur ce sujet. Depuis 2004, Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, a souhaité, en raison du caractère sensible de cette adhésion, l'accompagner dans ses déplacements en Turquie et ils ont ainsi publié deux rapports d'information consécutifs à des missions qu'ils avaient effectuées en février 2004 et en septembre 2005.

Depuis ce dernier rapport, les négociations d'adhésion avec la Turquie suivent leur cours, après leur ouverture officielle le 3 octobre 2005. Malgré la décision des États membres d'ouvrir les négociations, la question de la candidature de la Turquie à l'Union européenne continue de susciter des débats passionnels en Europe - et particulièrement en France, comme l'a une nouvelle fois démontré la dernière campagne présidentielle.

Afin de continuer à informer au mieux le Sénat sur cette candidature et dans la perspective de la présidence française de l'Union européenne, nous nous sommes rendus en Turquie pour une troisième mission, du 21 au 25 mai 2008. Cette mission nous a notamment permis de rencontrer des personnalités politiques de tout premier plan : Abdullah Gül, Président de la République, Ali Babacan, ministre des Affaires étrangères et négociateur en chef pour le processus d'adhésion, Yaþar Yakýþ, Président de la commission pour l'harmonisation avec l'Union européenne au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie ; elle nous a également permis de dialoguer avec les milieux intellectuels et culturels à Istanbul.

Alors que nos deux missions antérieures étaient centrées sur les progrès qu'avait accomplis la Turquie sur la voie de l'adhésion depuis l'ouverture des négociations, ce sont, cette fois-ci, les questions d'ordre bilatéral qui ont été au coeur de nos entretiens. Les relations franco-turques nous sont en effet apparues très dégradées. Face aux inquiétudes exprimées par nos interlocuteurs en Turquie, il nous a semblé que la présidence française de l'Union européenne pourrait constituer une opportunité particulièrement favorable pour manifester notre volonté de contribuer à la poursuite des négociations, quelle que soit l'issue que celles-ci pourront avoir.

I. ÉTAT D'AVANCÉE DES NÉGOCIATIONS D'ADHÉSION

A. DEPUIS LEUR OUVERTURE, LES NÉGOCIATIONS D'ADHÉSION ONT PROGRESSÉ, BIEN QUE SUR UN RYTHME RELATIVEMENT LENT

1. Le déroulement des négociations d'adhésion

À l'occasion du Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004, les États membres de l'Union européenne ont salué les progrès accomplis par la Turquie dans son processus de réformes et ont décidé que ce pays remplissait « suffisamment les critères politiques de Copenhague pour que soient ouvertes des négociations d'adhésion » ; ils ont retenu la date du 3 octobre 2005 comme échéance pour l'ouverture de ces négociations.

Conformément à la décision du Conseil européen, les négociations d'adhésion avec la Turquie ont bien été ouvertes le 3 octobre 2005 , suite à l'adoption, non sans difficultés, par les États membres, d'un « cadre de négociation » destiné à organiser le déroulement du processus de négociation.

Ce cadre fixe les principes et les procédures à suivre pour les négociations d'adhésion.

En ce qui concerne les principes, il prévoit que « l'objectif commun des négociations est l'adhésion », mais précise néanmoins que « ces négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance ». Il invite la Turquie à poursuivre son processus de réformes de manière à remplir pleinement les critères de Copenhague ; à apporter son soutien au règlement global du problème chypriote ; et à respecter les obligations qui relèvent de l'union douanière entre la Turquie et l'Union européenne, notamment à l'égard de la République de Chypre. Il introduit, par ailleurs, la possibilité pour l'Union européenne de suspendre les négociations d'adhésion « en cas de violation grave et persistante par la Turquie des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'État de droit sur lesquels l'Union est fondée ».

Sur la question des procédures, le cadre prévoit que les négociations s'articulent autour de trente-cinq chapitres de négociation (voir encadré), qui couvrent les domaines dans lesquels la Turquie doit entreprendre des réformes de manière à remplir les critères de Copenhague et à reprendre l'acquis communautaire.

Comme pour les autres pays candidats, les négociations d'adhésion avec la Turquie se déroulent en deux temps.

La phase préparatoire , communément désignée par le terme de « criblage », vise, pour chacun des chapitres de négociation, à décrire et à expliquer à la Turquie l'ensemble de l'acquis et à identifier les problèmes que posera la reprise de celui-ci. En fonction du nombre et de l'importance des problèmes rencontrés, les États membres peuvent soit autoriser l'ouverture des négociations sur le chapitre concerné, soit fixer des critères que la Turquie devra impérativement respecter avant que le chapitre ne puisse être ouvert à la négociation. Ces critères, souvent appelés « critères de référence », concernent des questions essentielles pour permettre ensuite la reprise de l'acquis. A titre d'exemple, l'Union européenne a ainsi exigé de la Turquie qu'elle garantisse le plein respect des droits syndicaux (droit de réunion, droit de grève...) dans le secteur public comme dans le secteur privé, avant que le chapitre relatif à la politique sociale et à l'emploi ne puisse être ouvert.

Jusqu'à présent, les États membres réunis au sein du Conseil ont statué sur vingt-deux rapports de criblage sur les trente-deux disponibles . Il reste donc encore dix rapports de criblage dont l'examen au sein du Conseil n'est pas achevé. Ils concernent la libre circulation des travailleurs, la société de l'information et les médias, la pêche, les transports, l'énergie, la politique régionale, les droits fondamentaux, la justice, la liberté et la sécurité, les relations extérieures et, enfin, les dispositions budgétaires et financières.

Une fois cette première phase achevée pour chacun des chapitres de négociation, peuvent débuter les négociations d'adhésion proprement dites dans le cadre de conférences intergouvernementales bilatérales réunissant tous les États membres, d'une part, et la Turquie, d'autre part. Les négociations portent sur les chapitres ouverts à la suite de l'examen des rapports de criblage. Elles sont clôturées dès lors que la Turquie remplit les critères de référence définis pour la fermeture du chapitre : il s'agit, en règle générale, de l'adoption de dispositions législatives spécifiques ou de la mise en place d'instances administratives ou judiciaires qui s'inscrivent dans le cadre de la reprise de l'acquis. Il convient de noter néanmoins que les chapitres clos peuvent être rouverts dans le cas où la Turquie ne satisferait plus aux conditions exigées.

A ce jour, huit chapitres ont été ouverts à la négociation entre la Turquie et l'Union européenne :

- l'un sous présidence autrichienne : le chapitre 25 « science et recherche » ;

- trois, sous présidence allemande : le chapitre 18 « statistiques », le chapitre 20 « politique d'entreprise et politique industrielle » et le chapitre 32 « contrôle financier » ;

- deux, sous présidence portugaise : le chapitre 21 « réseaux transeuropéens » et le chapitre 28 « protection des consommateurs et de la santé » ;

- et deux, sous présidence slovène : le chapitre 6 « droit des sociétés » et le chapitre 7 « droit de la propriété intellectuelle ».

Parmi ces huit chapitres, un seul a été provisoirement clos : il s'agit du chapitre relatif à la science et la recherche, clôturé en juin 2006.

2. Des négociations d'adhésion relativement lentes

Force est de constater que les négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne progressent sur un rythme relativement lent, en comparaison de celui qu'ont connu d'autres pays candidats.

Les problèmes soulevés par la candidature de la Turquie et par celle de la Croatie ne sont, à l'évidence, pas les mêmes ; les deux pays diffèrent, ne serait-ce que par la taille ou par le poids de leur population. Cependant, même si la situation de ces deux pays apparaît difficilement comparable, il convient d'observer que l'ensemble de l'exercice de criblage a été achevé, pour la Croatie, dès octobre 2006 et que vingt chapitres de négociation ont déjà été ouverts avec ce pays, alors même que les négociations d'adhésion ont débuté à la même date, le 3 octobre 2005.

Les facteurs qui peuvent expliquer la relative lenteur des négociations avec la Turquie tiennent à la fois à l'Union européenne et à la Turquie.

a) Des négociations freinées du fait de l'Union européenne

L'Union européenne ou certains États membres, par leurs décisions, ont contribué à freiner le rythme des négociations d'adhésion avec la Turquie.

La décision du Conseil Affaires générales et Relations extérieures du 11 décembre 2006 de suspendre partiellement les négociations d'adhésion a considérablement limité les possibilités de progresser rapidement dans les négociations. Cette décision interdit en effet que soient ouverts huit des trente-cinq chapitres tant que la Turquie n'aura pas autorisé la République de Chypre à accéder à ses ports et aéroports, comme le prévoit le protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Ces chapitres concernent des secteurs aussi importants que divers : la libre circulation des marchandises, le droit d'établissement et la libre prestation de services, les services financiers, l'agriculture et le développement rural, la pêche, la politique des transports, l'union douanière et les relations extérieures. Cette décision pose, en outre, le principe qu'aucun chapitre ouvert ne pourra être clos en l'absence d'application complète, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Elle a donc de fortes répercussions sur le déroulement du processus de négociation, puisqu'il est impératif de clore l'ensemble des chapitres pour permettre l'adhésion.

Outre ces huit chapitres gelés, la France, de son côté, a bloqué l'ouverture de cinq chapitres pour lesquels il lui semble que l'ouverture conduirait directement à l'adhésion. En effet, elle privilégie aujourd'hui l'ouverture des chapitres qui lui paraissent « compatibles avec les deux visions possibles de l'avenir des relations entre la Turquie et l'Union européenne : soit l'adhésion, soit une association aussi étroite que possible sans aller jusqu'à l'adhésion », comme l'a rappelé le Président de la République lors de la Conférence des Ambassadeurs le 27 août 2007. Les chapitres bloqués par la France concernent donc l'agriculture et le développement rural, la politique économique et monétaire, la politique régionale et la coordination des instruments structurels, les dispositions budgétaires et financières, et les institutions.

Le champ des chapitres gelés, tant par la décision du Conseil Affaires générales et Relations extérieures que par la France, se recouvrant partiellement, ce sont au total douze des trente-cinq chapitres de négociation dont l'ouverture se trouve aujourd'hui bloquée du fait de l'Union européenne .

De manière générale, le climat des négociations apparaît relativement tendu, comme en ont témoigné une nouvelle fois les remous suscités l'an dernier par la suppression du terme « adhésion » des conclusions du Conseil Affaires générales et Relations extérieures du 10 décembre 2007. En agissant de la sorte, le Conseil souhaitait qu'il ne soit pas explicitement mentionné que l'objectif des négociations en cours était l'adhésion. Or, rien n'indique que la situation pourrait s'améliorer à l'avenir. Si deux chapitres supplémentaires ont été ouverts sous présidence slovène, aucun progrès n'a en revanche été enregistré dans l'examen des rapports de criblage qui n'avaient pas jusqu'ici été achevés. De fait, il semble que l'Union européenne aborde désormais des domaines de la négociation sur lesquels les différentes délégations éprouvent des difficultés de plus en plus substantielles. Il est donc à craindre que des avancées rapides dans les négociations ne puissent pas être réalisées à court terme .

Ces éléments imputables à l'Union européenne ne sauraient néanmoins expliquer à eux seuls la relative lenteur des négociations d'adhésion . Les difficultés d'ordre intérieur qu'a connues la Turquie au cours de l'année passée ont freiné le rythme des réformes dans le pays, faisant mécaniquement obstacle aux avancées des discussions d'adhésion.

b) Des négociations ralenties par les problèmes d'ordre intérieur que connaît la Turquie

La Turquie a traversé une grave crise politique au printemps 2007 à l'occasion de l'élection présidentielle : l'élection du successeur du président Ahmet Necdet Sezer, représentant de l'establishment et ancien président de la Cour constitutionnelle, a donné lieu à un véritable affrontement entre les membres de l'AKP et les héritiers du kémalisme.

Après avoir dissuadé le leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan, de se présenter, l'opposition kémaliste, craignant que l'AKP ne cherche à remettre en cause la République laïque si le Président de la République était issu de ses rangs, a tenté d'empêcher l'élection d'Abdullah Gül, le candidat finalement désigné par le parti majoritaire. Les députés de l'opposition (CHP) ont boycotté le premier tour du scrutin, soutenu le soir même par l'armée au travers d'un mémorandum publié sur son site Internet. Le texte relayait les inquiétudes des militaires au regard d'une série d'atteintes récentes au principe de laïcité et affirmait sa volonté à faire respecter ce principe. Quelques jours plus tard, la Cour constitutionnelle a finalement invalidé le premier tour du scrutin, le quorum n'ayant pas été atteint lors du vote en raison du boycott des membres de l'opposition.

Afin de mettre fin à l'instabilité politique, des élections législatives anticipées ont été organisées en juillet 2007. Elles se sont traduites par une très nette victoire de l'AKP, qui a réuni près de 47 % des suffrages et dispose ainsi de la majorité absolue des sièges à la Grande Assemblée nationale de Turquie. La nouvelle assemblée a pu élire le 28 août Abdullah Gül à la présidence de la République.

L'AKP avait centré sa campagne électorale sur le bilan de ses réalisations lors de la précédente législature et sur son programme pour les années à venir, au sein duquel l'engagement européen tenait une place importante. Toutefois, il apparaît, a posteriori , que l'AKP n'a pas voulu mettre à profit sa très large victoire électorale pour entreprendre une partie des réformes demandées par l'Union européenne . Elle a, dans un premier temps, consacré ses efforts aux réformes attendues par sa base électorale, telle celle sur le port du voile à l'université. Deux amendements constitutionnels ont, en effet, été adoptés par l'AKP et le MHP (parti du mouvement nationaliste) en février 2008 afin de lever l'interdiction du port du voile à l'université, au nom de la liberté individuelle et du droit à l'éducation.

Or, ce sont justement les soubresauts résultant de telles réformes qui sont à l'origine de la paralysie que connaît de nouveau la vie politique turque aujourd'hui. Le 14 mars dernier, un recours contre l'AKP pour menace aux fondements laïcs de la République a été déposé par le procureur général de la Cour de Cassation devant la Cour constitutionnelle ; il demande la dissolution de l'AKP et une interdiction d'activités politiques pour soixante-et-onze de ses membres, dont le Président de la République, Abdullah Gül, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, et trente-neuf parlementaires de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Selon nos interlocuteurs en Turquie, le parti pourrait effectivement être interdit et un certain nombre de ses dirigeants, dont le Premier ministre, privés d'activité politique pendant cinq ans. En revanche, on estime généralement que la Cour pourrait épargner le Président de la République, Abdullah Gül.

La décision de la Cour devrait être rendue à l'automne. L'AKP se préparerait aujourd'hui à l'hypothèse de sa dissolution, d'autant que la Cour constitutionnelle a invalidé, le 5 juin dernier, par neuf voix contre deux, les amendements constitutionnels autorisant le port du voile à l'université, qui sont pour partie à l'origine du recours aujourd'hui formé à l'encontre de l'AKP. Aucun de nos interlocuteurs en Turquie ne pensait pourtant que la Cour déclarerait contraires à la Constitution ces amendements, notamment du fait que le rapporteur chargé d'examiner le recours au sein de la Cour n'avait pas requis l'invalidation. Dans ces conditions, il n'est pas exclu que la Cour puisse prononcer l'interdiction de l'AKP.

Dans l'attente de cette décision, il convient de souligner que cette procédure judiciaire contre le parti au pouvoir retarde sérieusement l'adoption de réformes politiques et économiques urgentes . L'AKP aurait ainsi renoncé, du moins temporairement, à son projet de nouvelle Constitution, qu'elle présentait pourtant l'été dernier comme le principal vecteur du rapprochement vers l'acquis communautaire. En l'état, le bilan des réformes mises en oeuvre par la Turquie reste donc en demi-teinte.

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