CONCLUSION
L'avènement des fonds souverains et la montée en puissance des moyens dont ils disposent nous livrent au moins trois enseignements pour notre propre économie.
En premier lieu, ils sont le miroir de nos déficits commerciaux et financiers comme de nos retards et atermoiements face aux réformes structurelles et aux exigences de compétitivité de notre économie.
Deuxième enseignement, les déséquilibres dont nous souffrons multiplient nos besoins de financement. Leur ampleur ne nous permet pas de nous dispenser des fonds souverains.
Enfin, les mouvements en cours sont en voie d'accélération. S'ils devaient se prolonger, l'essentiel des centres de décision, du patrimoine immobilier et de notre endettement collectifs échapperait à notre contrôle. A leur façon, les fonds souverains nous aident donc à prendre conscience de l'urgence et de la nécessité des réformes. Ainsi, dans une certaine mesure, nos « dettes souveraines » hypothèquent la constitution de fonds souverains français.
PROCÈS-VERBAL INTÉGRAL DES TABLES RONDES
I. PREMIÈRE TABLE RONDE : LA STRATÉGIE D'INVESTISSEMENT DES FONDS SOUVERAINS : RENTABILITÉ À LONG TERME OU CONTRÔLE SECTORIEL ?
Participants :
- M. Jean-Paul Betbèze, chef économiste du Crédit Agricole ;
- M. François Bujon de l'Estang, président de Citi France ;
- M. Michael Doran, avocat associé, cabinet Gide Loyrette Nouel (Londres) ;
- M. Yves Jégourel, maître de conférences à l'Université Montesquieu Bordeaux IV ;
- Mme Laura Restelli-Brizard, avocate associée, cabinet Squadra Associés.
La table ronde est animée par M. Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat
Mesdames et Messieurs, nous allons ouvrir la première des deux tables rondes consacrées aux fonds souverains.
Ces derniers ne sont pas une création récente. Toutefois, ils n'ont sans doute jamais suscité autant d'attention. Certains d'entre eux ont investi pendant longtemps, de façon discrète, l'essentiel de leurs avoirs dans des titres de dettes de pays industrialisés. La crise des subprimes , en 2007, a cependant révélé une nouvelle étape dans la stratégie d'investissement de ces fonds et peut-être dans le capitalisme mondial. En participant massivement aux recapitalisations des banques en crise, les fonds souverains sont apparus, en quelque sorte, comme les sauveurs d'une industrie financière menacée par ses propres turpitudes. Ils se sont également illustrés par certains investissements dans des entreprises de secteurs considérés comme stratégiques tels qu'EADS, la bourse de Londres ou bien Total.
D'une certaine façon, ainsi qu'a pu le souligner M. Jean-Paul Betbèze dans un récent ouvrage leur étant consacré, les fonds souverains sont en partie le miroir des ajustements que les grands pays n'ont pas accomplis, des réformes qu'ils n'ont pas menées et des excès qu'ils ont commis. Au fond, ce sont les déficits des grands pays qui assurent le financement des fonds souverains.
Compte tenu de la forte croissance de leurs réserves, évaluées à 12.000 milliards de dollars pour 2015, de leur moindre aversion au risque et de la diversification de leurs placements, ces fonds rappellent immanquablement l'étonnement créé par l'affluence des fonds de pension dans les années 80 et 90. Mais leur caractère de fonds d'Etat, la nature de leurs ressources (matières premières ou réserves de change) et leur impact potentiel sur les marchés leur confèrent nécessairement un contenu politique. On ne peut sérieusement séparer les rationalités politique et économique. Or l'opacité de la plupart de ces fonds entre en contradiction avec cette dimension politique et leur responsabilité fiduciaire de fonds publics et alimente ici et là de légitimes inquiétudes. Plusieurs initiatives, pour l'instant concurrentes, de la Commission européenne, du FMI, de l'OCDE et des Etats-Unis tentent d'aboutir à un compromis entre transparence et ouverture. L'approche privilégiée est celle du code de bonne conduite négocié, indépendamment du droit commun de la protection des secteurs stratégiques. Il nous reste à déterminer si cette solution est la meilleure. Car la voie, convenons-en, est étroite, même si elle est mutuellement profitable à la liberté du commerce et des marchés, la préservation des intérêts stratégiques et de la stabilité financière, et à une certaine normalisation de la gouvernance des fonds souverains.
Nos deux tables rondes réunissent des spécialistes de divers horizons. Je tiens à les remercier tout particulièrement de leur présence.
Ces tables rondes aborderont les questions que je souhaiterais brièvement rappeler. Tout d'abord, la stratégie d'investissement des fonds souverains repose-t-elle sur une rentabilité à long terme ou un contrôle sectoriel ? Le débat consacré à ce sujet doit fournir des repères sur le positionnement financier de ces fonds. Quel est leur caractère dominant ? Visent-ils à défendre les intérêts géostratégiques de l'Etat ou suivent-ils une logique financière ? Est-il possible d'établir une typologie des fonds selon leurs caractéristiques et leurs stratégies, par exemple en distinguant ceux qui sont alimentés par les rentes de matières premières et ceux constitués de réserves de change ? Tel est l'objet de la première table ronde.
La seconde table ronde tentera de répondre à la question suivante : comment rendre les fonds souverains plus acceptables et plus responsables ? Faut-il privilégier des mesures contraignantes ou un cadre négocié, s'en remettre à une approche spécifique au secteur ou à l'entreprise ou à un principe général de réciprocité, tant commerciale qu'en matière de transparence ? La problématique de l'accueil des fonds souverains vient aussi renforcer l'ardente obligation de développer en Europe et singulièrement en France des fonds d'investissement publics propres à mobiliser l'épargne sur le long terme et à structurer les actionnaires stables. Mais chacun sait que, pour financer des fonds souverains, il est nécessaire de commencer par équilibrer les comptes publics et dégager des excédents. Il ne faudrait pas qu'on puisse dire qu'il y a, d'un côté, ceux qui possèdent les fonds souverains, et, de l'autre côté, ceux qui ont les dettes souveraines.
Nous allons ouvrir la première table ronde à laquelle participent M. Jean-Paul Betbèze, chef économiste du Crédit Agricole, M. François Bujon de l'Estang, président de Citi France, M. Michael Doran, avocat associé au cabinet Gide Loyrette Nouel à Londres, M. Yves Jégourel, maître de conférences à l'Université de Montesquieu Bordeaux IV, et Mme Laura Restelli-Brizard, avocate associée au cabinet Squadra Associés.
M. Jean-Paul Betbèze, chef économiste au Crédit Agricole, veut-il bien ouvrir la séquence des communications ?
Je demande à chaque intervenant d'être concis dans ses propos, de manière à nous permettre d'avoir un échange avec les sénateurs ici présents et la salle. M. Jean-Paul Betbèze, vous avez la parole.
M. Jean-Paul Betbèze, chef économiste du Crédit Agricole
Merci M. le Président. Le sujet dont il est question lors de cette table ronde constitue un sujet majeur. En effet, depuis peu de temps, les fonds souverains, qui représentaient souvent par le passé des fonds souterrains, ont pris possession du devant de la scène, notamment parce qu'ils sont devenus indispensables et qu'il n'est plus possible pour nos économies de s'en passer.
J'ai quelques graphiques à vous présenter. Par ailleurs, je signale au passage que le Cercle des économistes, sous ma houlette, a publié, par le biais des Presses universitaire de France, un cahier sur les fonds souverains, en vente libre dans toutes les bonnes librairies. Ce document rassemble un ensemble de contributions dont un avant-propos du Gouverneur de la Banque de France.
M. Jean Arthuis
Je vous en recommande la lecture en effet.
M. Jean-Paul Betbèze
Merci. Les actifs sous gestion des fonds souverains correspondent à 3,3 trillions de dollars, soit le dixième des actifs gérés par les fonds de pension ou les mutual funds et le sixième des actifs gérés par les fonds d'assurances du monde. Toutefois, selon certains, ces fonds souverains qui ont pris une place importante en peu de temps sont amenés à se développer de plus en plus et à se substituer aux autres fonds indexés, d'une certaine manière, au PIB et aux richesses des pays auxquels ils sont liés. De ce point de vue, si les fonds de pension et les fonds mutuels appartiennent aux pays développés, les fonds souverains, eux, viennent des pays émergents qui ont la chance de connaître une croissance quatre fois à cinq fois supérieure à celle des autres.
Par conséquent, faisons très attention à ce que disent les chiffres. Si les fonds de pension ou mutuels sont dix fois plus importants, en termes de volume, que les fonds souverains, ces derniers augmentent beaucoup plus vite que les premiers. Par ailleurs, ils ont une double source : le pétrole et le gaz d'un côté qui fournissent une rente aux pays qui possèdent ces matières premières sur leurs territoires, les réserves monétaires liées à des politiques de change et synonymes de rente monétaire d'un autre côté.
Ces deux rentes ont pour caractéristique de s'inscrire dans la durée. Le gaz et le pétrole vont donner des ressources aux pays qui en détiennent dans les prochaines années et la sous-valorisation de monnaies, notamment du yuan, est partie pour durer longtemps. Elles alimentent les fonds souverains de manière importante et, comme vous pouvez le constater sur le graphique, le seul d'entre eux attaché à un pays ancien est celui de Norvège, pays riche de pétrole et de gaz.
La rente monétaire s'explique aussi par le fait que certains pays bénéficient d'avantages salariaux. Par exemple, le salaire moyen est vingt fois plus faible en Chine qu'en Europe ou aux Etats-Unis. Cet atout, cumulé à celui qu'offre une monnaie sous-évaluée, permet à des Etats d'engranger de nombreuses liquidités.
Dans les fonds souverains, c'est le mot souverain qui pose problème. Je me trouvais, la semaine dernière, à Washington, et, la semaine précédente, à Los Angeles pour assister à une réunion rassemblant des représentants de grands fonds, selon lesquels le comportement des fonds souverains serait compréhensible s'ils cherchaient à maximiser leurs profits. Mais leur attitude étant différente de celle des autres fonds car étant, par nature, rattachés à des pays, ces fonds inquiètent. Ils ne sont pas jugés de la même espèce que les fonds de pension ou mutuels. C'est pourquoi on se demande quelle est leur profondeur de champ, leur résistance aux chocs et leur stratégie, la lettre « s » de souverain pouvant renvoyer au mot « stratégie ».
C'est cette particularité qui pose souci. M. le Président, vous avez évoqué tout à l'heure la crise financière et bancaire actuelle. Or celle-ci a donné aux fonds souverains une place importante et contribué à les mettre sur le devant de la scène. Il y a plus de 18 mois, les autorités américaines ont refusé, pour des intérêts stratégiques, à un fonds souverain de Dubaï, d'acquérir des ports aux Etats-Unis et à un autre fonds d'acheter des parts dans une société spécialisée dans la recherche de pétrole. Or, il y a quelques mois, preuve qu'ils sont devenus incontournables, certains fonds souverains ont été autorisés, toujours pour des raisons stratégiques, à entrer dans le capital de Citigroup et UBS, entre autres.
Par le fait de la crise bancaire et financière, qui est alimentée par le désir de quelques-uns de s'affranchir des règles en vigueur et est responsable de deux mouvements procycliques (une montée des prix suivie de leur baisse, avec une valorisation mark to market des titres en portefeuille), leurs ressources sont devenues nécessaires à certains groupes. La valorisation mark to market consiste à apprécier les actifs au prix le plus faible, ce qui conduit à contraindre les systèmes de financement, ce prix le plus faible déterminant le prix du plus fort, celui qui pourra résister le plus. De fait, la situation actuelle selon laquelle la valorisation mark to market conduit à des dépréciations massives, au moins d'un point de vue comptable, et donc à des diminutions de fonds propres et des besoins de financement que peuvent satisfaire presque uniquement les fonds souverains, devrait durer jusqu'au deuxième trimestre de cette année.
C'est l'intervention de ces fonds, non pas sous forme d'actions, mais de placements rémunérés avec des taux de rendement situés entre 10 % et 11 %, dans des lieux décisifs de la finance, qui s'avère problématique. Leurs responsables ne demandent pas pour l'instant à siéger dans les conseils d'administration des entreprises dans lesquelles ils investissent. Ils s'apparentent à des acteurs intervenant sur de longues périodes et se sachant indispensables. En même temps, ils sont éduqués et ont conscience, en tant que représentants de fonds souverains, qu'ils peuvent porter certaines exigences et d'autres pas.
De manière générale, il est préférable, pour une entreprise, d'avoir un fonds souverain dans son capital que pas du tout ; cette présence lui assurant de profondes liquidités et lui offrant une porte d'entrée et donc la possibilité de se développer sur le territoire dont est originaire le fonds. Ainsi, les banques américaines qui ont ouvert leur capital à des fonds souverains chinois ont pu accroître leurs activités en Chine. En revanche, celles déjà présentes dans ce pays et qui n'abritent en leur sein aucun fonds souverain chinois ont dû revoir leur ambition de conquête de ce marché à la baisse. Par conséquent, les fonds souverains sont à l'origine, non seulement dans les pays où ils investissent, mais aussi dans les Etats dont ils dépendent, d'écarts de compétitivité considérables.
Certains d'entre eux sont les clients des banques, donc les miens. Il m'arrive donc de leur conseiller d'investir en euros, par exemple dans des obligations européennes, et de leur proposer ainsi des placements rentables. Ceux avec qui je collabore possèdent aujourd'hui une collection complète de bons du Trésor américains..., qu'ils souhaitent diversifier. Toutefois, ils peuvent également intervenir, non plus au travers d'obligations, mais de manière indirecte, via des fonds d'investissement ou des sociétés dans lesquelles ils possèdent déjà une partie du capital. Or s'il est possible d'empêcher un fonds souverain d'acquérir directement une société, il est difficile d'opérer contre lui quand son acquisition s'effectue par le biais d'une entreprise dont il est actionnaire, surtout quand celle-ci représente une grosse PME (allemande, française ou italienne) non cotée en bourse. Récemment, dans le cadre d'une conférence sur les PME françaises et italiennes, je suis intervenu devant un parterre de Chinois, habitués à effectuer des opérations de capital-investissement en lien avec des juristes.
Il existe deux manières de qualifier les fonds souverains. Pour certains, il s'agit de fonds de pension. Pour d'autres, ils constituent des fonds stratégiques. La première vision selon laquelle ils correspondent à des fonds de pension est un peu trop douce et naïve à mes yeux. Les fonds souverains ne sauraient être des fonds de pension, notamment parce qu'ils ne s'appuient pas sur des cotisations. Ils proviennent de l'exploitation d'une rente particulière (pétrole ou gaz) ou de réserves de change importantes.
La seconde vision selon laquelle ils constituent des fonds stratégiques n'est pas pertinente non plus, car elle conduit à les diaboliser et risque, par conséquent, de les pousser à se refermer sur eux-mêmes et à devenir encore moins transparents. En fait, la bonne manière de les appréhender se situe entre ces deux visions. Ils ne sont ni tout noirs, ni tout roses. Comme vous l'avez indiqué dans votre introduction, M. le Président, leur expansion n'est égale qu'à nos faiblesses. Face à leur développement, il convient de mieux les connaître et les suivre et, peut-être aussi, d'élaborer au niveau européen une sorte d'annuaire les concernant et qui pourrait servir de socle à un mouvement d'intelligence économique, très embryonnaire pour l'instant. Nous disposons de très peu de connaissances sur les fonds souverains et, avant de les diaboliser, il me paraît nécessaire d'élargir notre savoir sur eux.
Par ailleurs, leur essor exige une réponse organisée à l'échelle européenne, du même type que celle qui voit le jour aux Etats-Unis dans le domaine bancaire et financier. En Europe, ce sont les Allemands qui sont à la manoeuvre dans la construction de cette réponse. La raison en est qu'ils craignent pour l'avenir de leurs grosses PME. Il doit être demandé, aux fonds souverains, plus de transparence et leur être précisé l'ensemble des secteurs européens où il leur est interdit d'investir. Toutefois, il ne sera possible de leur transmettre des exigences que si nous sommes capables de vérifier qu'ils les mettent bien en oeuvre. C'est pourquoi nous devons disposer en France et en Europe de structures homogènes, puissantes et organisées. D'une certaine manière, le fait de ne pas bénéficier de fonds de pension ou de retraite significatifs et de fonds stratégiques européens nous empêche de vérifier la stratégie et le comportement des fonds souverains. Il nous faut donc travailler pour développer des fonds souverains européens, lesquels nous permettraient de prouver que certains pays, au travers d'investissements, ne respectent pas l'attitude qu'ils disent avoir.
En résumé, il convient de ne pas sous-estimer le rôle des fonds souverains, même s'ils ne représentent aujourd'hui, en encours, qu'un dixième des fonds de pension ; d'avoir conscience qu'ils vont continuer à croître à mesure de nos besoins en fonds propres et aussi de l'appétence des pays dont ils sont originaires à rattraper leur retard industriel par des investissements dans de grosses PME industrielles, de finance et de services américaines ou européennes qui leur servent à acquérir du savoir-faire technologique ; d'avoir en tête que leur présence dans certaines entreprises donne à ces dernières un avantage stratégique en leur permettant de se développer dans les Etats dont ils proviennent ; enfin de se rappeler que les fonds souverains sont tout sauf mal gérés. Ils sont dirigés par des personnes ayant autant de connaissances que nous, et parlant mieux anglais que nous !
Il faut donc être très attentif à leurs opérations, sans faire preuve, toutefois, d'angoisse et de naïveté à leur égard. La finance impose des rapports de forces auxquels nous ne sommes pas forcément préparés. Nous voilà donc prévenus.
M. Jean Arthuis
Merci. Vous nous avez indiqué que les fonds souverains vont continuer à croître et s'embellir. Il s'agit d'une vision assez fataliste, étant entendu qu'ils prospèrent en profitant des déséquilibres occidentaux.
M. Jean-Paul Betbèze
Prenez le cas de la Chine. Si ce pays connaît une baisse de sa croissance qui ne s'établit plus qu'à 10 %, contre 11 % auparavant, en attendant moins, son excédent commercial continuera à s'étendre et ses réserves de change, même avec une réévaluation de sa monnaie, augmenteront encore, au moins pendant les deux à trois ans qui suivront cette éventuelle réévaluation monétaire. Aussi je ne vois pas pourquoi le volume de ses fonds souverains serait limité. Le problème qui se posera résidera dans leur gestion et la bonne manière d'utiliser leurs sommes colossales. Aujourd'hui, les fonds souverains chinois possèdent tous les bons du Trésor américains et ils aimeraient investir ailleurs.
M. Jean Arthuis
Ils peuvent acheter des bons du Trésor français.
M. Jean-Paul Betbèze
En effet. Nous en produisons beaucoup, étant donné le déficit de l'Etat français...
Les fonds souverains acquièrent des titres notés AAA ou bénéficiant plus ou moins de la garantie d'Etat. Mais compte tenu de la crise immobilière qui sévit aux Etats-Unis, cette garantie est devenue moins sûre qu'auparavant. C'est pourquoi les fonds souverains investissent dans des fonds d'Etat, des produits notés AAA ou accompagnés de garanties publiques et aussi maintenant dans des fonds d'actions. Chacun de ces produits est géré par des individus aux profils différents : les opérations liées aux actions sont effectuées en général par des personnes assez jeunes qui souhaitent aller vite en besogne et acquérir des titres de sociétés cotées ou non cotées, celles relevant des titres d'Etat par des personnes plus âgées et sereines.
M. Jean Arthuis
Bien. Nous en restons là pour l'intervention de M. Jean-Paul Betbèze. M. Aymeri de Montesquiou a une question brève.
M. Aymeri de Montesquiou, sénateur
Quelle est l'origine du fonds national pour les retraites irlandais ?
M. Jean-Paul Betbèze
Il s'agit d'un fonds de pension.
M. Aymeri de Montesquiou
D'accord. Mais il est nécessaire d'avoir une population assez importante et riche pour bénéficier d'un tel fonds. Or, il y a vingt ans, l'Irlande était un pays assez pauvre. Quelle est la source de ce fonds ?
M. Jean-Paul Betbèze
Ce fonds réunit tous les fonds de retraite publics de l'Irlande. Ils sont une dizaine de responsables à gérer ses actifs sous contrôle public.
M. Jean Arthuis
Merci. La parole est maintenant à M. François Bujon de l'Estang, président de Citi France, un groupe entretenant une certaine familiarité avec les fonds souverains.
M. François Bujon de l'Estang, président de Citi France
Un fonds souverain constitue un pavillon recouvrant énormément de marchandises différentes. Nous avons souvent tendance à amalgamer, sous cette étiquette, des phénomènes, en réalité, extrêmement divers.
Des fonds souverains correspondent à des véhicules d'investissement créés par les gouvernements, ordinairement alimentés par des revenus d'exportation de matières premières souvent - mais pas toujours - énergétiques, et par l'allocation d'actifs tirés des excédents de réserves de change. Dans certains cas, des surplus budgétaires et des excédents de systèmes de pensions sont également alloués aux fonds souverains.
Le phénomène n'est pas récent. Ce qui est nouveau, en revanche, est l'attention qu'il suscite. Il y a encore deux ou trois ans, il n'existait aucun débat public sur les fonds souverains et pas beaucoup de manifestations de leur existence. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. En quelques années, les fonds souverains sont devenus une source de capital très vaste et ont connu un développement rapide. Ils disposent d'un montant d'actifs estimé à 3 trillions de dollars (3.000 milliards) à cette heure et appelé à augmenter encore pour atteindre 7,5 trillions de dollars en 2012 selon nos évaluations. Toutefois, cette somme dépendra très fortement des variations du prix du baril de pétrole dans les prochaines années.
L'autre phénomène nouveau est que les fonds souverains sont de plus en plus impliqués dans l'acquisition ou des transactions de caractère stratégique. C'est la raison pour laquelle ils attirent tant l'attention. Cependant, ils ne sont pas tous semblables, même s'ils sont en train de devenir un moteur ou une force essentielle dans le monde des fonds d'investissements alternatifs. Ils ont beaucoup investi, au cours des dernières années, dans des fonds d'investissements privés ( equity funds ) et se tournent de plus en plus vers des transactions à effet de levier avec, pour certains d'entre eux, des prises de risques importantes. Leur croissance rapide a suscité la curiosité des pouvoirs publics et gouvernements. Ils constituent un sujet de réflexion nouveau et majeur pour le législateur comme pour le régulateur. Il faut s'interroger sur l'attitude à adopter à leur égard et bien mettre en balance les inquiétudes souvent très légitimes que peuvent entraîner leurs activités ou la nature de certains d'entre eux, et les bénéfices importants qu'ils peuvent apporter à l'économie et à la croissance.
Voici une présentation de la taille des principaux actifs financiers dans le monde. Comme vous pouvez le constater, l'industrie de la gestion d'actifs classiques représente 48 trillions de dollars, celle des fonds de pension 23,6 trillions de dollars, celle des projets de fonds souverains en cours de création entre 7,5 et 10 trillions de dollars, celle des réserves de change 5 trillions de dollars et celle des fonds souverains actuels 3 trillions de dollars, soit une somme supérieure à celle des encours liés aux fonds de placements à risques (1,9 trillion de dollars) et aux fonds de capital-investissement (1,3 trillion de dollars). Les actifs sous gestion des fonds souverains actuels constituent plus de la moitié des réserves de change, 13 % du volume financier des fonds de pension, 6 % du total des actifs sous gestion et 6 % du montant cumulé des capitalisations boursières, égal à environ 50 trillions de dollars.
Ce second graphique montre que la taille des fonds souverains est bien inférieure à celle des grands fonds de pension ( Barclays Global Investors , Fidelity Investments ...), mais plus élevée que celle des fonds de capital-investissement et des fonds à risques. Ils sont déjà bien supérieurs en taille et puissance de feu aux grands fonds privés (dettes comprises), les fonds souverains n'étant, eux, bien entendu, pas endettés.
Quelques transactions ont fait couler beaucoup d'encre au cours des dernières années. Plusieurs d'entre elles concernent des banques et notamment celle que je préside en France. UBS représente sans doute l'établissement bancaire et financier à avoir recueilli la plus grande contribution de fonds souverains, avec l'entrée de GIC dans son capital pour un montant de 9,75 billions de dollars. Citi , de son côté, a également, en janvier dernier, ouvert ses portes à GIC qui a investi en son sein près de 7 milliards de dollars. Auparavant, l'entreprise avait accepté de céder à ADIA, pour 7,5 milliards de dollars, 4,9 % de son capital sous formes d'obligations convertibles.
Morgan Stanley a accueilli, elle, China Investment Corporation dans son capital, Merrill Lynch le fonds singapourien Temasek Holdings et Blackstone Group China Investment Corp en lui cédant 10 % de son capital pour un montant de 3 milliards de dollars.
Il est très intéressant de voir quelle est la part prise par les fonds souverains dans la recapitalisation de ce qu'on appelle aux Etats-Unis l'industrie financière. Ainsi, leurs investissements dans les institutions financières sont passés de 1,7 milliard en 2006 à 42 milliards de dollars en 2007. De fait, pour la première fois, leur niveau a dépassé celui des investissements réalisés par les fonds de pension dans cette industrie. En 2008, la tendance observée en 2007 se confirme. Rien qu'en janvier de cette année, les fonds souverains ont acheté pour 20 milliards de dollars de capital d'établissements bancaires. Ils investissent essentiellement dans les services financiers, mais aussi dans le commerce de détail et notamment les grandes surfaces, ainsi que dans l'immobilier et, de plus en plus, dans des projets d'infrastructures. Le choix de ces derniers secteurs est compréhensible, les objectifs des fonds souverains s'inscrivant dans le long terme.
D'où viennent ces fonds ?
Comme M. Jean Arthuis l'a justement mentionné, ces fonds ont pour origine les déséquilibres financiers des économies occidentales. Ainsi, comme le montre le graphique, le montant cumulé des déficits des Etats américains et européens correspond à peu près à la somme des surplus financiers en provenance du Moyen-Orient et des pays producteurs de pétrole, des excédents commerciaux japonais et de l'ensemble des économies asiatiques.
Le développement des fonds souverains s'explique aussi par la très rapide accélération de la croissance des réserves de change (+ 140 % au cours des 5 dernières années) détenues par les pays émergents et la hausse des prix du baril de pétrole dont bénéficient les pays producteurs de matières premières au travers d'une augmentation de leurs disponibilités en pétrodollars. Le second schéma indique que, pour un prix du baril de pétrole fixé à 100 dollars, il existe un investissement incrémental de 2,3 milliards de pétrodollars en direction des marchés. L'augmentation des ressources des fonds souverains suit donc celle du prix du baril de pétrole.
M. Jean Arthuis
Pour certaines personnes que nous avons rencontrées l'année dernière, en mars 2007, lors d'une visite de la commission des finances du Sénat dans le Golfe persique, le prix du baril de pétrole jugé raisonnable était de 40 dollars...
M. François Bujon de l'Estang
Ce prix oscille aujourd'hui entre 126 et 127 dollars. Nous verrons bien comment il évoluera dans le futur. Ce qui est vrai est que l'augmentation marginale des fonds en pétrodollars capables d'être investis est supérieure à celle du prix du baril de pétrole.
Comme vous l'avez souligné, M. le Président, les fonds souverains ne représentent pas un nouveau concept. Ils sont apparus dans les années 50, en 1953 pour Koweit Investment Authority (KIA). De son côté, Brunei Investment Authority est né en 1983. Il est presque oublié aujourd'hui, étant devenu d'une taille réduite. L'Etat de Singapour a créé les fonds Temasek dans les années 70 sur la base de 100 milliards de dollars et GIC en 1981. Abu Dhabi ADIA , lui, a vu le jour en 1976. Des fonds souverains continuent à apparaître. Il en a fleuri un certain nombre au cours des dernières années, dont à Qatar, en Libye, en Arabie Saoudite où le fonds mis en place s'apparente plutôt pour l'instant à un fonds de fonds, et bien sûr en Chine avec CIC, qui a pris des participations dans plusieurs sociétés financières, et SAFE. Ce dernier représente un fonds souverain propriété de la Banque de Chine et ayant pour mission de recycler les surplus de change. C'est lui qui est entré dans le capital de Total récemment au travers d'achats à la petite semaine.
Je me suis « amusé » à dresser une typologie de ces fonds. Je les ai classés en cinq catégories différentes :
• Les fonds reliés directement aux banques centrales et aux réserves de change. Ils existent en Chine, au Japon, en Inde, à Hong Kong et en Arabie Saoudite. Ils sont alimentés par les réserves des banques centrales, soit des actifs très liquides et à taux fixes.
• Les fonds de stabilisation souverains. Ils dépendent de pays producteurs de matières premières et ont pour objectif de pouvoir, le cas échéant, stabiliser des perturbations du cours des matières premières. Les prototypes de ce fonds sont le Russian Oil Stabilization Fund , qui a à sa disposition 140 milliards de dollars, Algerian Revenue Regulation Fund dont les ressources sont évaluées à une trentaine de milliards de dollars, et Chilean Economic and Social Stabilization Fund .
• Les fonds souverains d'épargne. Leurs objectifs s'inscrivent dans le long terme. Leur activité réside non seulement dans la préservation de la richesse, mais aussi dans la création de valeur supplémentaire à transmettre aux générations futures et à recycler éventuellement dans le développement national. Il s'agit notamment d' Abu Dhabi Investment Authority , riche de 875 milliards de dollars à ce jour, de Norway Government Pension Fund (plus de 300 milliards de dollars d'actifs), de Kuwait Investment Authority (plus de 300 milliards d'actifs également), de China Investment Corporation (200 milliards d'actifs), de Temasek et de Qatar Investment Authority .
• Les sociétés d'investissement gouvernementales. Elles ne sont pas, à proprement parler, des fonds d'épargne, mais des sociétés ( Mudabala Development Company , Dubai International Capital , Dubai World (société appartenant à l'émir) et GIC) visant à prendre des participations à buts stratégiques. Elles s'apparentent à la fois aux fonds souverains reliés aux banques centrales et à la dernière catégorie de fonds souverains constitués de sociétés d'Etat.
• Les sociétés d'Etat se caractérisant par une activité d'investissement dans le monde. Il s'agit notamment de Gazprom , dotée de disponibilités considérables, mais aussi de China National Offshore Oil Corporation et d'Abu Dhabi National Energy Company . Cee sociétés poursuivent des stratégies d'entreprises mais également, du fait de leur nature publique, des objectifs souverains répondant aux besoins du gouvernement qui en est le propriétaire.
Le graphique suivant montre quels sont les investissements effectués par les fonds souverains en fonction de leur acceptation du risque, le risque le plus bas se trouvant à gauche du document, le risque le plus élevé à sa droite. Il révèle que la plupart de ces investissements présentent peu de risques (bons du Trésor, produits à taux fixe, obligations et placements en actions), sauf ceux réalisés par Temasek , et ne s'accompagnent pas d'opérations avec effet de levier, liées à des fonds à risques ou du capital-investissement.
Quelle est la destination des fonds souverains ?
Selon des études, si les fonds souverains orientaient une partie de leurs investissements vers les Etats-Unis, alors le taux de croissance de l'économie américaine augmenterait de 3 %. A l'inverse, s'ils s'en détournaient pour placer leur argent dans les pays émergents et notamment la Chine et l'Inde, le taux de croissance de l'économie américaine ne serait plus que de 2,7 %, une baisse qui profiterait alors à la croissance des économies des pays émergents. Par conséquent, la croissance de nos Etats sera liée à la décision des fonds souverains d'investir ou non sur leurs territoires.
Que faut-il faire à l'égard des fonds souverains ?
D'un côté, leurs investissements dans nos économies s'inscrivent souvent dans le long terme. Ils sont donc aussi fiables que les fonds de pension. Par ailleurs, la plupart d'entre eux, n'étant pas endettés, peuvent apporter des capitaux à nos économies et être des sources de financement étranger et de développement importantes pour celles-ci. Enfin, suivant un effet de boucle, en prenant des participations dans des sociétés, ils peuvent permettre à celles-ci d'élargir leurs activités dans les pays dont ils proviennent. Ainsi, Blackstone , en ouvrant son capital à China Investment Corporation , a la possibilité aujourd'hui d'évoluer en Chine dans des domaines qui lui auraient été fermés par le passé.
Toutefois, nous comprenons fort bien que l'irruption de ces fonds souverains dans nos pays suscite des inquiétudes, liées d'abord à leur manque de transparence et de suivi des règles comptables internationales en vigueur, ensuite à notre ignorance de leurs modes de gouvernance et aux ambitions qu'on peut leur prêter au niveau politique, lesquelles se caractérisent par des investissements dans des secteurs dits stratégiques.
Ces inquiétudes peuvent se comprendre à l'égard des investissements de certains pays comme la Chine et la Russie. Mais elles n'ont pas beaucoup de justifications quand elles concernent des opérations relevant de fonds souverains propriétés d'Etats comme Singapour, Bahreïn, la Norvège ou les pays pétroliers du Golfe persique.
Leur développement provoque une autre crainte, propre aux pays anglo-saxons. Ceux-ci craignent en effet que l'arrivée des fonds souverains sur leurs territoires se traduise par un recul du mouvement de privatisation entamé depuis plusieurs années, leurs prises de participations consistant en des formes de renationalisation. A Citi par exemple, il n'y avait pas un centime d'argent public dans le capital de l'entreprise avant novembre 2007. Aujourd'hui, y sont présents trois fonds souverains porteurs d'argent public.
M. Jean Arthuis
Il s'agit d'une sorte de nationalisation étrangère finalement.
M. François Bujon de l'Estang
De nationalisation rampante et étrangère. Cet argument est souvent utilisé contre les fonds souverains dans les pays anglo-saxons en général.
Enfin, si nous ouvrons nos marchés à ces fonds souverains, nous sommes en droit d'attendre des pays qui les possèdent la même chose.
En conclusion, je ferai les remarques suivantes. Certes, l'inquiétude suscitée par l'arrivée de ces fonds souverains dans nos économies est légitime. Toutefois, l'attitude défensive consistant à les repousser violemment peut être dangereuse et se paiera de toute façon un jour. Déjà les entreprises occidentales sont confrontées à de nombreuses contraintes quand elles souhaitent investir en Chine. C'est pourquoi je plaide pour mettre en balance les inquiétudes souvent très légitimes que peuvent entraîner les activités ou la nature de certains fonds souverains et les bénéfices importants qu'ils peuvent apporter à l'économie et à la croissance. La plupart d'entre eux ne cherchent qu'à valoriser leurs actifs au travers de placements stables et de long terme et ils pourraient très bien se porter vers d'autres économies que les nôtres. Par conséquent, nous devons bien veiller à ne pas les froisser et à rester ouverts à leurs investissements. Récemment, en discutant avec lui, j'ai été très frappé par les propos accueillants que professe le président du Trésor américain à l'égard des fonds souverains.
En résumé, les fonds souverains constituent un sujet très déroutant et beaucoup plus difficile à appréhender qu'il n'y paraît.
M. Jean Arthuis
Merci de cet exposé très riche pour la réflexion. Toutefois, les autorités américaines peuvent-elles se montrer autrement qu'accueillantes à l'égard des fonds souverains, compte tenu de l'endettement abyssal des Etats-Unis ?
Nécessité fait loi. Au fond, la meilleure réponse à apporter à l'intrusion des fonds souverains dans nos économies consiste à mettre un terme à nos déficits publics.
Je donne maintenant la parole à M. Michael Doran, avocat associé au cabinet Gide Loyrette Nouel à Londres.
M. Michael Doran, avocat associé, cabinet Gide Loyrette Nouel (Londres)
M. le Président, Mesdames et Messieurs, le but de cette table ronde n'étant pas d'enchaîner des monologues, je propose de faire une courte intervention sur le positionnement financier des fonds souverains.
Il existe aujourd'hui environ quarante fonds souverains, présents dans les cinq continents. Toutefois, leur nombre évolue vite et de nouveaux fonds souverains sont appelés à voir le jour, dans des pays émergents comme l'Inde, l'Arabie Saoudite, le Brésil ou puissants comme le Japon.
Comme avocat, j'aime les faits et ceux-ci montrent que les fonds souverains sont des actionnaires sur le long terme. Selon les propos récents de son PDG, l'horizon d'investissement de GIC, le fonds souverain de Singapour, est compris entre 20 ans et 30 ans.
Les fonds souverains ont l'habitude de prendre des participations minoritaires, comprises entre 5 % et 10 % du capital des entreprises. Ils constituent des actionnaires peu agressifs par rapport aux fonds spéculatifs auxquels sont confrontés en ce moment Valéo et Atos en France.
En générale, ils sont peu représentés dans les organes d'administration de la société. Ils ne demandent pas à siéger au sein des conseils d'administration. Ils sont des investisseurs passifs et peu controversés. Malgré mes recherches, je n'ai pas réussi à trouver des exemples de litiges entres les fonds souverains et les autres actionnaires, organes d'administration et autres acteurs des marchés. Enfin ils sont de bons citoyens.
Les fonds souverains agissent en qualité d'investisseurs de dettes. Je suis conscient que mon point de vue est celui d'un avocat basé à Londres. Mais comme l'a expliqué Guy Hands, le PDG du fonds Terra Firma , lors d'une conférence qui s'est tenue le 17 février 2008, les fonds d'investissements souffrent en ce moment en raison de la désaffection des investisseurs de dettes. Pour lui, les fonds souverains sont capables de remplacer les banques de Wall Street et de la City dans les marchés financiers. D'ailleurs, toujours selon ses propos, plusieurs dirigeants de fonds souverains ont parlé d'un accès direct aux fonds souverains pour l'octroi de crédits.
Bien entendu, ce projet suscite l'hostilité des banques, celles-ci accusant les fonds souverains de manquer d'expérience dans l'activité de crédit, de systèmes informatiques adéquats, de personnels expérimentés en analyse de risque de crédit, d'administration compétente et donc de crédibilité. Or, comme il est prouvé désormais, ce ne sont pas les fonds souverains, mais elles, qui ont déclenché la crise des subprimes .
A mon avis, les fonds souverains rencontreront peu de difficultés techniques à mettre en place des banques filiales au sein de la Communauté européenne, en Irlande, à Paris, à Londres ou au Luxembourg. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des fonds souverains à s'adapter aux circonstances. Si des produits sont rentables pour les banques et les fonds d'investissement, ils le sont aussi pour les fonds souverains.
M. Jean Arthuis
Certes, mais les fonds souverains gèrent eux-mêmes leur argent.
M. Michael Doran
S'ils possèdent l'argent, ils doivent le faire fructifier.
M. Jean Arthuis
Alors que les banques gèrent l'argent des autres.
M. Michael Doran
Oui. Mais les règles du jeu changent avec la structure capitalistique des fonds souverains. Récemment, j'ai lu que Mubadala Development Co , un fonds souverain d'Abu Dhabi, est en discussion avancée avec les agences de notation ; preuve que les fonds souverains commencent à bien comprendre comment fonctionnent les fonds d'investissements et à utiliser la dette comme effet de levier. Soyons clairs ! Les responsables des fonds souverains ont l'obligation de maximiser les actifs pour atteindre des bénéfices. Or un tel comportement peut susciter des critiques. Elles sont nombreuses à la suite de l'investissement réalisé par China Investment Corporation dans Blackstone , entreprise ayant perdu 30 % de sa valeur en 9 mois.
A la lumière de ces faits, il convient d'adapter la pratique de l'effet de levier pour rendre les opérations moins profitables mais aussi moins risquées, et maximiser les actifs.
Les fonds souverains jouissent aussi de la qualité d'investisseurs hybrides. Aujourd'hui, ils m'évoquent des fonds d'investissement. Tout le monde souligne la menace qu'ils font peser en termes géopolitiques en oubliant souvent de reconnaître les opportunités qu'ils offrent. Ils peuvent combiner les meilleurs aspects des fonds d'investissement et des fonds spéculatifs, notamment en adoptant leurs structures. Les participations des fonds souverains dans les fonds d'investissement et les fonds spéculatifs entraînent souvent des négociations entre ces deux derniers. Les fonds d'investissement veulent accéder aux pays d'où proviennent les fonds souverains (Chine, pays du Golfe persique, etc.). Je vous conseille, afin d'anticiper les prochains pas des fonds souverains, d'étudier l'évolution des fonds d'investissement. Pour ma part, je note de plus en plus de coopérations entre les fonds souverains eux-mêmes et entre les fonds souverains et les fonds d'investissement et les fonds spéculatifs.
Ainsi, des consortiums de fonds souverains travaillent ensemble pour la réalisation d'opérations d'acquisitions. Imaginez, par exemple, un consortium constitué de CIC (Chine), de Temasek (Singapour) et de Government Pension Fund (Norvège). Un tel ensemble n'est pas impossible. S'ils veulent maximiser leurs actifs, les fonds souverains coopéreront de plus en plus.
En conclusion, je vous recommande de considérer les fonds souverains, moins comme une menace stratégique, et plus comme de grands conglomérats financiers, à l'image des fonds d'investissement.
M. Jean Arthuis
Merci de votre propos vivifiant, notamment pour les banquiers. Les fonds souverains pourraient en effet se substituer à eux et avoir une énorme puissance d'intervention s'ils en venaient à utiliser l'effet de levier que constitue l'emprunt.
Je souhaite maintenant donner la parole à M. Yves Jégourel, maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV.
M. Yves Jégourel, maître de conférences, Université Montesquieu-Bordeaux IV
Merci M. le Président. Je ne reviendrai pas sur la définition des fonds souverains. Je souhaite, dans mon intervention, m'intéresser à quatre questions fondamentales que soulèvent les fonds souverains :
• Quels sont les effets macroéconomiques, notamment budgétaires, des fonds souverains, tant pour les pays qui les instaurent que pour ceux qui les accueillent ? Cette question s'adresse à des économistes et, par manque de temps, je ne la traiterai pas dans cet exposé, afin de me consacrer aux trois questions suivantes.
• Créent-ils un risque de déstabilisation des actifs financiers du prix des actifs financiers ou sont-ils, à l'inverse, un gage de stabilité du système ?
• Poursuivent-ils des ambitions strictement financières ou servent-ils des intérêts stratégiques ou politiques et doit-on craindre, en retour, des réflexes protectionnistes unilatéraux ?
• Quelles réponses économiques et politiques faut-il enfin apporter aux incertitudes soulevées par les fonds souverains et, de façon plus générale, par l'émergence de ce nouveau capitalisme d'Etat ?
Ces fonds sont-ils stabilisants ou déstabilisants ?
Un certain nombre d'hypothèses laissent à penser que les fonds souverains sont susceptibles de déstabiliser les marchés financiers. Tout d'abord, compte tenu de leur puissance financière, ils créent un risque de déstabilisation du prix des actifs peu liquides : or, matières premières, immobilier. Des investissements massifs de leur part sur ce genre de produits pourraient ainsi entraîner des bulles spéculatives.
Un autre risque est d'assister à un positionnement accru des fonds souverains sur des fonds spéculatifs afin de rechercher des rendements décorrélés de l'évolution des marchés boursiers.
Un troisième risque est de voir une amplification de la volatilité des prix de certaines classes d'actifs liée au manque de transparence des fonds souverains tant au regard de leur fonctionnement institutionnel que de leurs stratégies d'investissement. Ils créent en cela une asymétrie d'informations sur le marché et pourraient, de fait, conduire les acteurs à adopter des comportements mimétiques déstabilisants.
Un quatrième risque, qui tient un peu du fantasme mais a été évoqué par un haut responsable politique, est que ces fonds souverains entraînent une déstabilisation des régimes de change en se comportant, de manière temporaire, comme des fonds alternatifs en menant des attaques contre un régime de change fixe. De telles opérations ont eu lieu au début des années 90 contre le système monétaire européen.
Toutefois, malgré la présence de ces risques, un consensus émerge aujourd'hui pour dire que les fonds souverains jouent un rôle positif dans l'économie. La raison en est qu'ils offrent des opportunités de financements accrues pour les entreprises, notamment occidentales. En effet, leur vocation première consiste à optimiser le couple rendement/risque lié à leur portefeuille, ce qui les conduit d'ailleurs à s'orienter de plus en plus vers des supports en actions, dont des actions non cotées. Cependant, leurs ressources n'étant pas intarissables, ils ont tendance en ce moment à se repositionner vers des zones porteuses, à savoir les pays émergents, et en particulier l'Asie, au détriment de l'Europe et des Etats-Unis.
Par ailleurs, pour des raisons macroéconomiques et financières, ces fonds souverains représentent des investisseurs de moyen, long voire très long terme. Ils privilégient des stratégies dites de buy and hold , et donc une faible rotation d'actifs dans leurs portefeuilles, accompagnée d'une exigence de rentabilité raisonnable, a priori stabilisantes pour le système. Leur rôle stabilisant n'est d'ailleurs plus à démontrer. Ils ont eu, en effet, à intervenir comme financeur en dernier ressort en effectuant des injections massives de liquidités dans un secteur bancaire touché de plein fouet par la crise des subprimes .
Enfin, ils pourraient contribuer au financement du développement. Tel est le souhait du président de la Banque mondiale qui a invité les fonds souverains à affecter 1 % de leurs ressources dans des investissements en Afrique subsaharienne.
Pour conclure, les fonds souverains ont clairement démontré leur rôle positif, en tout cas d'un point de vue financier.
Créent-ils pour autant un risque politique ?
Compte tenu de leur proximité avec les pouvoirs politiques, ils pourraient adopter des stratégies d'investissement qui pourraient servir, au travers de prises de participation dans des entreprises à haute valeur technologique et à fort potentiel de croissance, des visées plus stratégiques que purement financières et alimentant, en retour, le risque de réflexes protectionnistes unilatéraux et dommageables, tant d'un point de vue économique que géopolitique.
Toutefois, ce problème n'est pas toujours posé de manière correcte. En effet, le risque géopolitique lié aux fonds souverains tient à l'inclusion, non seulement de critères stratégiques, mais aussi, et plus largement, de valeurs non financières dans leurs stratégies d'investissement. Vous avez mentionné l'absence de litige. Or il y en a eu un entre les Etats-Unis et la Norvège après l'exclusion, par le fonds souverain de ce dernier pays, de Wall Mart de son portefeuille.
Le risque géopolitique n'est pas spécifique aux fonds souverains. D'après le rapport d'information réalisé en 2005 par la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale, des fonds d'investissements non publics mais privés américains et sous influence gouvernementale auraient joué un rôle ambigu en ayant conduit, par leurs prises de participation, à une sorte d'enfermement de l'industrie terrestre européenne. Nous devons veiller à ne pas avoir une vision trop étroite du sujet, de manière à appréhender tour cette nouvelle donne liée à l'émergence d'un capitalisme d'Etat.
Quelles sont les réponses à apporter aux incertitudes soulevées par les fonds souverains ?
Tout d'abord, il convient de tenter l'audacieux pari de la transparence du code de bonne conduite. Nous savons que les équilibres coopératifs sont supérieurs, en termes de bien-être, aux équilibres non coopératifs. Toutefois, ils sont difficiles à mettre en place et il ne faut pas surestimer leur importance. Avec la récurrence des crises financières, il est question, depuis longtemps, d'un accroissement de la transparence des marchés. Certes, celle-ci a pu s'améliorer. Malheureusement, les problèmes ont tendance à se déplacer, rendant les solutions de bonne conduite limitées.
L'une des urgences, pour moi, est de favoriser l'émergence d'une définition européenne des secteurs stratégiques protégés basée sur des critères économiques et non de souveraineté nationale. A cet égard, il me semble nécessaire de renforcer le rôle des fonds technologiques de capital-risque ( Aerofund, Emertec ...) soutenant les PME stratégiques et, de manière plus globale, de réorienter l'ingénierie financière, de manière à ce qu'elle soit au service des investisseurs mais aussi des entreprises et notamment des PME. Comme nous l'avons vu à travers la crise des subprimes , la titrisation peut avoir des effets dommageables, même si elle demeure une solution intéressante pour les PME rencontrant des difficultés bancaires.
Une autre nécessité consiste à trouver les conditions d'une mobilisation accrue de l'épargne nationale en faveur du financement des entreprises. Faut-il pour cela créer un fonds souverain français ? Il s'agit d'une des voies possibles, une autre solution pouvant passer par le développement des fonds communs de placement à risques, lesquels représentent les supports d'investissement collectif dans les PME et sont peu utilisés aujourd'hui.
Enfin, il faut comprendre que la montée en puissance des fonds souverains marque un tournant dans les relations entre la sphère politique et la sphère financière, obligeant à construire une vision géostratégique de long terme de cette finance, associant pouvoirs publics, think thanks et secteur privé et permettant d'appréhender à la fois les opportunités en termes de financement et les menaces éventuelles liées à ce nouveau capitalisme d'Etat.
M. Jean Arthuis
Merci de cette communication, professeur. Vous mettez très clairement en évidence le retour du capitalisme d'Etat, ce qui permet de prendre la mesure du rôle du décideur politique dans l'économie financière et, plus largement, dans l'économie.
Je donne maintenant la parole à Mme Laura Restelli-Brizard, avocate associée au cabinet Squadra.
Mme Laura Restelli-Brizard, avocat associé, cabinet Squadra Associés
Merci de votre invitation. J'essaierai, au cours de mon intervention, de fournir une analyse personnalisée du sujet, fondée sur mes expériences professionnelles.
Tout d'abord une question s'impose : faut-il craindre les fonds souverains et, si oui, lesquels ?
Il en existe de plusieurs sortes et plusieurs organisations en ont dressé une typologie propre. Je vous présenterai ici celle retenue par le FMI, avant peut-être de vous présenter celle que j'ai élaborée de mon côté.
Selon le FMI, les fonds souverains comprennent les fonds de stabilisation, les fonds d'épargne au profit des générations futures (ADIA, Temasek , Kuwait Investment Authority , China Investment Corporation , Qatar Investment Authority ), les sociétés de placement de réserves, les fonds de développement ( Dubaï International Capital , GIC et Mubadala Development Company ) et enfin les fonds de réserves de retraite conditionnelle.
Les éléments définissant un fonds souverain sont les suivants :
• Souveraineté. Elle renvoie à la différence entre un fonds souverain propre, une société d'Etat et autre société assimilée.
• Excédents monétaires en devises étrangères, qui peuvent provenir d'une rente monétaire ou pétrolière.
• Absence de dette, de recours au crédit et de responsabilité juridique vis-à-vis des actionnaires. Car qui sont les actionnaires d'un fonds souverain ?
• Haute tolérance aux investissements plus risqués.
• Volonté d'investir à long terme.
Sur la base de ces éléments, j'ai opté pour un classement géostratégique des fonds souverains basé sur le type d'objectifs recherchés. J'en ai distingué quatre sortes :
• Les fonds du Golfe persique et Asie hors Chine. Ils s'apparentent aux fonds d'investissements classiques avec des objectifs de profitabilité à long terme.
• Les fonds de la Chine et bientôt de l'Inde. Ils constituent des fonds à stratégie industrielle.
• Les fonds de Russie, à stratégie politique.
• Les fonds souverains de Norvège. Visant une profitabilité à long terme, ils se situent entre un fonds de pension et un fonds d'investissements classique.
Pour une série de fonds souverains qui se caractérisent par des activités cachées et encore peu développées, nous manquons d'informations. De fait, il est difficile d'identifier leurs objectifs. Dans les cinq dernières années, ils ont été néanmoins particulièrement actifs. Il s'agit, par exemple, des fonds souverains du Nigeria, de l'Algérie, de l'Angola, du Brésil, du Kazakhstan et du sultanat d'Oman.
Les fonds souverains du Golfe persique et d'Asie hors Chine cherchent une profitabilité à long terme, à l'image des fonds d'investissement classiques. En ce qui concerne les fonds du Golfe persique, si ces pays bénéficient de ressources en matières premières, ils se préparent déjà à la fin du pétrole. Leurs fonds souverains font partie des plus anciens et suivent une stratégie de long terme assez déclarée. Ils ne recourent absolument pas, encore moins que les autres, au crédit. Ils achètent des titres au prix le plus bas, stabilisant ainsi l'économie mondiale, et visent souvent à prendre des participations dans les grandes entreprises sous-évaluées en Bourse. Par ailleurs, ils ont l'habitude d'opérer en faisant appel au mécanisme du LBO. Ainsi, l'année dernière, Barclays Private Equity les a assistés pour environ entre 15 % et 20 % des opérations de LBO effectuées en France. Il s'agit de pourcentages assez élevés.
80 % de ces fonds (44 % pour le total des fonds souverains) sont gérés par des partenaires extérieurs. Pour l'instant, ils ne demandent pas à siéger dans les conseils d'administration des entreprises dans lesquelles ils investissent, ne se déclarant pas intéressés pour participer à leur management ou à la définition de leurs stratégies. J'ose affirmer que ces fonds travaillent pour les générations futures. Ils interviennent en sollicitant les conseils de consultants anglo-saxons.
Devons-nous les craindre ? Je ne le pense pas. En cas de vente massive des actifs qu'ils possèdent dans les entreprises américaines, l'économie nord-américaine et même mondiale seraient déstabilisées. Pour l'instant, ils représentent des actionnaires stables et stabilisateurs, sans aucune volonté de s'ingérer dans la conduite des sociétés dont ils détiennent des parts de participation. Ils confient la gestion de leurs biens à des gestionnaires « occidentaux », au profit des générations futures. Leur mode opératoire est celui des fonds d'investissement et non des fonds spéculatifs.
Les autres fonds que j'assimile à ceux du Golfe persique sont ceux d'Asie (Malaisie, Singapour, Hong Kong et Corée du Sud) hors Chine. Les fonds souverains de Singapour, Temasek et GIC, sont sans doute les plus visibles. Ils se caractérisent par des encours d'actifs de 115 milliards de dollars pour Temasek et 330 milliards de dollars pour GIC et une gestion en interne de leurs excédents financiers : trois quarts d'entre eux sont gérés en direct, le quart restant relevant de la responsabilité de gestionnaires externes. Ils se distinguent un peu des autres. D'abord, ils n'appartiennent pas à un pays émergent et s'appuient sur une place financière très sophistiquée. Ensuite ils sont dirigés par des personnes expertes en finance et savent bien quelle est la différence entre un fonds d'investissement et un fonds spéculatif. Ils ont pour cibles des établissements financiers et des entreprises évoluant dans les secteurs des médias, télécoms, transports et de la logistique. Temasek focalise ses investissements dans le domaine de la logistique. Quant à GIC, il a réparti ses investissements de façon équilibrée dans trois zones géographiques : un tiers d'entre eux se trouve à Singapour, un autre tiers en Asie et le dernier tiers en Occident.
Les fonds souverains de Singapour respectent les règles financières mondiales. En lien avec le fonds d'Abu Dhabi, ils ont affirmé récemment leur volonté d'établir un code de bonne conduite avec les Etats-Unis. La crainte que nous pouvons avoir envers leurs activités est celle que nous pouvons éprouver envers tout acteur des marchés financiers.
Le deuxième type de fonds constitue ceux qui suivent une stratégie industrielle. Les fonds souverains de la Chine en sont les représentants principaux. Il en existe trois à ce jour (CHIC doté de 100 milliards de dollars, CIC doté de 200 milliards de dollars et SAFE également doté de 200 milliards de dollars), lesquels envisageraient fusionner pour former prochainement un ensemble représentant un encours d'actifs de 1.200 milliards de dollars et une force de frappe évaluée à 1.600 milliards de dollars.
La Chine poursuit, à mon avis, un double objectif. Elle vise d'abord à augmenter ses ressources énergétiques en dehors de son territoire. Au cours de l'an passé, elle a été confrontée à d'importantes coupures électriques qui ont eu des répercussions négatives sur son industrie alors même que 50 % de son PIB repose sur ses exportations industrielles. Son second but est d'acquérir un savoir-faire industriel et commercial. Elle s'est rendu compte que l'installation de quelques entreprises étrangères sur son sol au travers de joint-ventures, même assortis de clauses de transferts de compétences, n'était pas suffisante pour obtenir ce savoir-faire. C'est pourquoi elle a choisi de procéder à des investissements dans des entreprises hors de ses frontières, son souhait étant d'accéder d'un coté au management de grands fonds d'investissements et à des informations stratégiques relatives aux sociétés contrôlées par les fonds dans lesquels elle a placé son argent, de l'autre, à des compétences cruciales pour son économie nationale telles celles concernant la finance de marché, la gestion patrimoniale et le système bancaire, et enfin de conforter la présence internationale de ses entreprises.
De fait, nous constatons une évolution très rapide de l'économie du pays, mais lente de sa réalité socio-politique. Les cibles des fonds souverains chinois opèrent dans les secteurs de l'énergie, des matières premières, de la banque, des télécoms et médias. Très probablement, ils investiront en Amérique du Sud pour les matières premières, en Occident pour se positionner sur les systèmes bancaires et financiers et en France pour acquérir des technologies.
Devons-nous les craindre ? Ils me semblent que les risques industriels causés par leur introduction dans nos économies ne sont pas négligeables. Même si certains pays comme la France se sont dotés d'une législation prévoyant des barrières aux investissements dans certains secteurs phares et d'une loi anti OPA puissante, leur force de frappe est imposante et pourrait avoir un impact négatif sur l'économie occidentale à long terme. De plus, l'absence de réciprocité marquée par le manque d'ouverture de l'économie chinoise aux entreprises étrangères pose problème.
La création du fonds souverain de l'Inde devrait être annoncée dans les prochains jours. Par sa politique industrielle et commerciale très agressive et son caractère protectionniste, ce pays peut être assimilé à la Chine. Contrairement aux Etats du Golfe persique, il ne demeurera probablement pas un actionnaire passif dans les entreprises où il aura pris position.
Une troisième catégorie de fonds souverains concerne les fonds à stratégie politique. Le prototype en est les fonds de la Russie qui utilisent ses excédents de ressources pétrolières et de gaz au travers de deux fonds : le Stabilization Fund of the Russian Federation dont les actifs s'élèvent à 127 milliards de dollars et le Future Generations Fund of the Russian Federation qui possède 32 milliards de dollars de disponibilités.
Ces deux instruments visent à permettre à la Russie d'augmenter ses ressources énergétiques en dehors de ses frontières pour l'utiliser probablement comme moyen de pression sur ses pays voisins. Ils ont donc pour cibles des entreprises évoluant dans les secteurs des matières premières, services spatiaux et des technologies de l'information. Les investissements phares qu'ils ont effectués récemment en Allemagne démontrent leur détermination. Ils consistent notamment en la construction d'une centrale en partenariat avec E.ON, d'un gazoduc et d'un chantier naval au niveau de la mer de Baltique, avec M. Schroeder comme consultant ! Il y a peu de temps, le gouvernement de la Grande-Bretagne s'est opposé à une prise de participation de Gazprom dans le capital du distributeur de gaz Centrica .
Devons-nous craindre les fonds souverains russes ? La réponse à cette question mériterait un débat politique, dont je m'abstiendrai. Il me semble néanmoins que les investissements des fonds souverains russes font partie d'un projet politique de plus large envergure incluant ses pays voisins et au final les Etats-Unis. A mon sens, l'interdiction qui peut leur être faite de prendre position dans une entreprise nécessite une intervention des gouvernements des pays cibles. En se basant sur une analyse à moyen et long termes, la Russie peut constituer un vrai danger. L'organigramme de son oligarchie est complètement opaque, ses modes de gestion peu orthodoxes, ses objectifs stratégico-politiques plus ou moins annoncés et ses méthodes de fonctionnement redoutables. D'ailleurs, jusqu'à présent, le seul fonds souverain à avoir demandé à siéger dans le conseil d'administration d'une entreprise dans lequel il a investi, en l'occurrence EADS, est une banque d'Etat russe. Il s'agit d'un signe révélateur.
Enfin le quatrième type de fonds souverains représente ceux de Norvège. S'ils ne constituent pas des fonds de pension, ils gèrent néanmoins leurs actifs sans prendre trop de risques, avec une stratégie d'investissement à long terme située entre celle des fonds d'investissements classiques et celle des fonds de pension. Il en existe deux : Government Pension Fund Global , qui gère 322 milliards de dollars d'actifs dans des investissements essentiellement domestiques, et Government Pension Fund Norway qui bénéficie de 2,6 milliards de dollars de disponibilités provenant du surplus pétrolier.
Ces fonds se distinguent par leur transparence. Ils sont gérés par le ministre des finances du pays et leur stratégie déclarée consiste à suivre l'évolution des principaux marchés financiers des Etats développés disposant d'un cadre législatif abouti pour investir dans des actifs non norvégiens. Pour cela, le ministère des finances de Norvège choisit un portefeuille de référence, définit un modèle d'allocation par types d'instruments (actions ou obligations) et par pays, duquel la banque centrale ne peut dévier que légèrement. Des procédures sont établies et les performances des placements font l'objet de rapports trimestriels auprès du ministère des finances et d'un rapport annuel public rédigé en norvégien et en anglais. Par ailleurs, les fonds ont leurs comptes audités et ont adopté une charte éthique. Leurs prises de participations avoisinent les 3.000 et ne dépassent pas 3 % du capital des entreprises. Ils ne demandent pas à siéger dans les conseils d'administration et 60% de leurs actifs sont gérés en actions (40 % en obligations).
S'agissant des autres fonds, ils peuvent rentrer dans les quatre catégories de fonds que je viens de présenter. Il est difficile, par manque d'informations sur leurs activités cachées et en raison de leurs investissements réguliers dans des sociétés non cotées et de leurs montants d'actifs pas très élevés par rapport aux autres, d'identifier leur stratégie. Ils proviennent de pays comme l'Angola, le Brésil, l'Algérie, le Nigeria et le sultanat l'Oman, et sont susceptibles de monter en puissance dans les prochaines années. On rappelle néanmoins pour leur transparence ceux d'Alberta, du Canada, de la Nouvelle Zélande et d'Australie.
En conclusion, si l'économie mondiale ne peut pas se passer d'eux et de leurs importantes dotations, il est nécessaire d'établir une claire distinction entre les différents types de fonds souverains et d'apporter une réponse juridique et politique adaptée à leurs intentions et stratégies.
M. Jean Arthuis
Merci pour cet éclairage et l'opinion personnelle que vous avez exprimée. Nous allons devoir conclure, car nous avons dépassé l'horaire imparti. Les fonds souverains constituent un thème majeur et nous aurons sûrement l'occasion d'en reparler car ils marquent le retour à un capitalisme d'Etat. Leurs investissements vont vers des secteurs comme la banque, la finance, les matières premières, les transports et les technologies les plus avancées et sont alimentés par tous les déséquilibres en vigueur dans les Etats industrialisés. Les fonds souverains sont le miroir des retards pris dans la mise en oeuvre des réformes nécessaires aux Etats-Unis et en Europe et notamment en France. Faut-il les craindre ? Ils sont là et puisque nous en avons besoin, il convient de nous préparer à vivre avec eux. Tout en mesurant les risques que leur présence entraîne, j'ai tendance à penser que lorsque des fonds souverains se portent acquéreurs de belles PME, l'hypothèse selon laquelle celles-ci seront délocalisées se renforce. Leurs investissements, par ailleurs, s'inscrivent dans le long terme et ont pour but de rapporter des dividendes.
L'une des solutions pour répondre de manière efficace à leur développement serait de créer nos propres fonds souverains. Pour cela, il est nécessaire de réduire notre endettement public et, sa première source, le déficit chronique.
Nous allons maintenant nous interroger sur l'acceptabilité et la redevabilité des fonds souverains aux Etats-Unis, en Europe et en France.