2. Un « chef d'orchestre » avisé
Au-delà de la sécurité juridique qu'il apporte au secteur depuis sa création, le régulateur a également gagné la confiance des acteurs économiques par l'opportunité de la plupart de ses interventions et par son souci constant de transparence et de concertation manifesté notamment par le mécanisme des consultations préalables.
Les premières années de régulation furent fondatrices à cet égard et c'est pourquoi la philosophie de la régulation qui animait le premier président de l'ART mérite ici d'être rappelée. M. Jean-Michel Hubert associe à la régulation deux notions : la cohérence et l'harmonie. Dans cette perspective, il compare la fonction du régulateur à celle d'un chef d'orchestre . Devant un public, que constituent les consommateurs, un concert est donné par un orchestre, composé par les acteurs économiques, sous la houlette du chef d'orchestre-régulateur, chargé d'assurer le respect de la partition commune à tous, la loi. Cette image a l'avantage de souligner l'interdépendance entre les opérateurs, les consommateurs et le législateur et il revient au régulateur de prendre en compte dans ses décisions cette complexité.
Au terme des auditions qu'il a conduites, votre rapporteur a pu constater que les acteurs économiques, dans leur très grande majorité, reconnaissent le succès rencontré par le régulateur dans ce rôle. Renonçant à un examen systématique de l'ensemble des actes de régulation depuis dix ans, votre commission a préféré retenir deux exemples particulièrement significatifs qui illustrent, à ses yeux, le caractère avisé des décisions prises par l'Autorité.
Le premier est donné par le rôle joué par l'ART lors des enchères pour l'octroi des licences UMTS (téléphonie de troisième génération). Son ancien président, M. Jean-Michel Hubert, rappelle l'onde de choc provoquée par les enchères britanniques puis allemandes, trois mois plus tard, conclues à des niveaux extrêmement élevés (respectivement 38,4 et 50,8 milliards d'euros au total). Malgré l'incompréhension de ceux qui voyaient dans ces mannes généreuses l'opportunité d'abonder les fonds publics, l'ART a maintenu sa réserve à l'égard de la procédure d'enchères, convainquant le gouvernement français du déséquilibre économique et financier qu'entraînerait une telle taxation des opérateurs, d'un montant comparable à l'investissement, naturellement risqué, qu'ils étaient prêts à faire. La ponction opérée par les enchères conduites par les pays voisins du nôtre a effectivement conduit à un effondrement de la valeur boursière des opérateurs, supportant une charge insoutenable, et la fragilisation financière de ces derniers s'est répercutée sur les équipementiers. Dès 2002, dans son rapport dressant le bilan de cinq ans de réforme du secteur des télécommunications 27 ( * ) , votre commission avait elle-même reconnu la clairvoyance de l'ART, qui avait su raison garder.
La seconde illustration de l'opportunité de l'action du régulateur est sans doute sa détermination à promouvoir le dégroupage, c'est-à-dire la location, à ses concurrents, de la ligne d'abonné détenue par l'opérateur historique . Cette décision a joué en France un rôle capital.
Le dégroupage de la boucle locale Le réseau d'accès local ou « boucle locale », à savoir la paire de cuivre qui relie l'abonné au répartiteur, est le segment où la concurrence peine à s'exercer, dans la mesure où il n'est pas réplicable. L'opérateur historique a bénéficié de temps, d'une rente de monopole et d'économies d'échelle pour déployer progressivement un tel réseau, de capillarité si fine, sur l'ensemble du territoire. Les nouveaux entrants ne pouvant pas disposer de réseaux de substitution ni construire un réseau identique et l'accès à l'abonné étant nécessaire pour la fourniture de services, cette boucle locale apparaît donc comme une « facilité essentielle ». Le droit de la concurrence désigne sous ce terme de « facilité essentielle » toute installation ou infrastructure nécessaire pour atteindre les clients et/ou pour permettre aux concurrents d'exercer leurs activités, dont la reproduction est impossible ou extrêmement difficile en raison de contraintes physiques, géographiques, juridiques ou économiques. Il est apparu à l'ART qu'ouvrir à la concurrence l'accès au client final était la condition du développement de la concurrence dans l'accès à Internet. Le dégroupage consiste à permettre aux nouveaux opérateurs d'utiliser le réseau local de l'opérateur historique, constitué de paires de fils de cuivre, pour desservir directement leurs abonnés. Une ligne téléphonique est donc « dégroupée » lorsqu'elle est raccordée par un opérateur différent de France Télécom. Dans ce cas, celui-ci loue la ligne à France Télécom et la connecte à son réseau propre, au niveau du central téléphonique local (le « répartiteur »). Le dégroupage se décline en deux options : - le dégroupage partiel permet à l'opérateur alternatif de proposer un service haut débit xDSL sur la bande de fréquences haute de la ligne, tandis que France Télécom continue de fournir le service de téléphonie sur la bande basse; - le dégroupage total permet à l'opérateur alternatif de raccorder l'intégralité de la ligne à ses propres équipements, et donc de fournir à la fois la téléphonie et le haut débit, le client n'étant alors plus abonné à France Télécom. |
Après avoir contribué, dès 1998, à préparer les acteurs au dégroupage, y compris à l'échelon communautaire 28 ( * ) , l'ART a conçu un dispositif fondé à la fois sur un avis rendu sur les tarifs de « l'offre de référence » 29 ( * ) et le règlement de différends. Les tarifs ainsi retenus en juin 2002, au terme d'un long processus de dix-huit mois, ont permis un développement progressif du dégroupage partiel au cours de l'année 2003 et plus encore en 2004. Comme l'a reconnu l'Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORST) lors de son audition par votre rapporteur, cette décision fondatrice a donné aux acteurs la possibilité de créer des offres novatrices et concurrentielles, d'abord de simple, puis de double et enfin de « triple play » 30 ( * ) -téléphonie fixe, Internet haut débit, télévision-, qui ont placé la France dans les tous premiers rangs en Europe, voire dans le monde, les Etats-Unis parlant même de « French miracle ».
Ces deux exemples sont emblématiques du bon usage qu'a pu faire le régulateur des leviers dont il dispose. Si ceci est aujourd'hui largement reconnu, certains dénoncent toutefois le caractère trop exceptionnel du recours aux sanctions . En effet, en dix ans, l'Autorité a été amenée à prononcer moins de dix décisions de sanction. Lors de son audition par votre rapporteur, M. Paul Champsaur, président de l'ARCEP, l'a expliqué en précisant que la seule ouverture d'une procédure de sanction était incitative et que, le plus fréquemment, l'instruction d'une procédure de sanction par les services de l'ARCEP donnait lieu concrètement à une modification du comportement de l'opérateur concerné sans qu'il soit nécessaire d'aller jusqu'à la sanction. Votre rapporteur, constatant l'efficacité de la seule menace d'une sanction, en conclut que, si l'ARCEP fait peu usage du pouvoir de sanction dont elle dispose, cela ne signifie pas qu'elle puisse s'en passer, sa capacité à prononcer des sanctions servant visiblement d'aiguillon pour inciter les opérateurs à se conformer à leurs obligations.
* 27 Rapport du Sénat n° 273 (2001-2002) « Télécommunications : la réforme cinq ans après », de M. Pierre Hérisson au nom de la commission des affaires économiques et du groupe d'étude « Poste et télécommunications ».
* 28 L'Union européenne a adopté un règlement sur le dégroupage en 2000 : règlement (CE) n° 2887/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif au dégroupage de l'accès à la boucle locale.
* 29 Etablie par l'opérateur mais non approuvée ex ante par le régulateur qui, en contrepartie, a la faculté d'en demander la modification.
* 30 Voire de « quadruple play », lorsqu'on y ajoute la téléphonie mobile.