b) Pour un pilotage régalien du numérique

Votre commission propose une réponse alternative à la question de savoir comment organiser la double régulation des contenus, d'une part, des réseaux, d'autre part.

Il lui apparaît en effet que le spectre, en sa qualité de ressource rare et d'élément du domaine public, ne peut être soumis à la régulation concurrentielle commune s'appliquant à tous les réseaux de communications électroniques . Si l'objectif premier de la gestion du spectre est assurément technique -éviter les interférences-, la rareté et le potentiel économique des fréquences 148 ( * ) expliquent que leur gestion n'est pas sans incidence sur les politiques publiques (efficacité des services publics) et sur les politiques industrielle et culturelle.

A ce titre, votre commission propose une nouvelle architecture institutionnelle pour répondre à la convergence . Cette architecture se décline à trois niveaux :

Un pilotage régalien du numérique

L'Etat ne dispose pas actuellement de la capacité de décider et de coordonner les actions qui sont éclatées entre de trop nombreux ministères, autorités et comités qui ont naturellement accompagné le foisonnement d'initiatives que les technologies de l'information et de la communication ont suscitées. Ce constat est d'ailleurs partagé par la Commission des Finances de l'Assemblée nationale 149 ( * ) . Cet éclatement, déjà évoqué, nuit gravement à la prise de décision et à l'efficacité de l'action publique alors que d'importants arbitrages politiques sont à venir :

- au plan international : négociations sur le spectre ; enjeux de sécurité des réseaux, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ; positions française et européenne (faibles...) sur la gouvernance de l'Internet ; équilibrage des pouvoirs entre les niveaux national et européen notamment dans le cadre du réexamen du cadre européen des communications électroniques (création ou non d'un régulateur européen ?) ;

- arbitrage entre un soutien à la politique de concurrence qui a montré ses fruits, notamment dans le haut débit et a réussi à faire émerger de nouveaux acteurs (Free, Neuf...), soutien pourtant sans cesse mis à mal au nom de l'aide aux « champions nationaux », traditionnellement plus proches des pouvoirs publics (France Télécom, Alcatel...) ;

- arbitrage entre soutien à l'industrie et politique en faveur des consommateurs ;

- arbitrages pour faciliter la convergence entre contenus et réseaux, entre un secteur culturel déstabilisé par l'ère du « non-linéaire » et les pratiques illicites des internautes, et le secteur des communications électroniques, qui mise sur l'accès aux contenus pour rentabiliser ses investissements dans les réseaux ;

- arbitrages en matière d'optimisation du spectre de fréquences, actif immatériel de l'Etat, notamment décision d'affectation du dividende numérique, c'est-à-dire des fréquences libérées par la substitution de la diffusion numérique de la TV à l'analogique en 2011 ;

- enfin équilibre entre niveau local et national, de nombreuses collectivités locales usant de leurs nouvelles compétences pour investir dans l'aménagement numérique de leur territoire, sans ligne directrice qu'un Etat éclaté sur ces sujets serait bien en peine de leur donner et sans aucune péréquation nationale au risque que se creusent encore plus les inégalités entre territoires, les moins dotés pouvant difficilement investir dans le numérique.

L'Etat doit pouvoir disposer d'un pilotage politique fort, qui ait une vision globale des enjeux et une autorité suffisante pour donner le cap . Même si la pénétration croissante de l'Internet à haut débit dans les foyers favorise l'entrée de la France dans l'ère numérique, notre pays connaît globalement un retard mesurable dans le développement de son économie numérique. Ainsi, l'investissement dans les technologies de l'information et de la communication ne représente que de 6 % du PIB en France contre 13 % aux Etats-Unis. Un rapport du conseil d'analyse économique 150 ( * ) évalue les effets de ce retard à 0,7 % de croissance annuelle du PIB et un manque à gagner de 300.000 emplois sur les 800.000 du secteur recensés aujourd'hui dans notre pays. Si la France n'exploite pas encore le potentiel considérable de croissance et d'emplois que le numérique représente pour les services et les industries de l'électronique, de l'informatique, des télécoms, de l'audiovisuel, de la musique... c'est faute d'une détermination politique à promouvoir sa place dans le monde numérique. Il est donc urgent que l'Etat retrouve dans ce domaine une forte capacité d'impulsion, qu'il a perdue par rapport à des pays qui, comme les Etats-Unis, le Canada, le Japon, la Corée ou la Suède continuent à en faire un chantier d'intérêt national.

De même que le caractère stratégique du nucléaire a justifié la création d'un Commissariat à l'énergie atomique au vingtième siècle, votre commission est persuadée que le caractère stratégique du numérique pour le vingt-et-unième siècle appelle à la création d'un Commissariat au numérique, pôle d'expertise et d'initiative, rattaché au Premier Ministre et ayant l'autorité sur les services ministériels déjà énumérés (STSI, DDM, DUI, services du ministère de la culture s'occupant des droits d'auteurs dans la société de l'information, SDAE) pour créer entre eux une synergie dynamique et sortir des logiques ministérielles antagonistes .

Le projet de codification commune qu'étudie le Conseil d'Etat va dans le même sens : sans vouloir dissoudre l'un dans l'autre le droit de la liberté d'expression et le droit économique des communications électroniques, le Conseil d'Etat propose de réunir en un seul code des dispositions qui entretiennent déjà des liens étroits 151 ( * ) . Il estime en effet que la clarté et l'intelligibilité du droit en vigueur seraient grandement améliorées par une codification commune. En effet, de nombreux renvois sont effectués entre la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et le code des postes et des communications électroniques. Un code commun permettrait, au bénéfice d'une plus grande sécurité juridique, d'assurer une cohérence entre ces deux sources de droit et de mieux dégager des principes essentiels d'un droit commun de l'information et de la communication.

Un dialogue permanent avec le Parlement

L'identification d'un pilote de l'action gouvernementale en matière numérique sera également le moyen de créer un dialogue permanent entre le Gouvernement et le Parlement sur ce sujet.

La révolution numérique concerne effectivement la société toute entière et les arbitrages politiques qu'elle appelle ont des incidences si fortes aux plans économique, industriel, culturel et social que la représentation nationale ne peut en être écartée. Par exemple, est-il normal, à l'heure où la rareté du spectre en fait un enjeu d'avenir, que le choix du nombre de services de télévision numérique soit tranché par le seul Conseil supérieur de l'audiovisuel ? N'est-ce pas un choix proprement politique qui ne peut relever d'une autorité administrative indépendante ?

Une première formalisation de ce dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif a été ébauchée avec la création de la commission du dividende numérique , déjà évoquée, par la loi du 5 mars 2007. Mais cette commission aura sans doute vocation à devenir un relais susceptible de donner de l'écho aux enjeux du numérique, qui dépassent la seule question du dividende, dans chacune des deux chambres du Parlement. Ainsi, ses propositions pourraient faire l'objet d'un débat en séance plénière.

Une gestion des fréquences optimisée

Enfin, votre commission suggère de donner à l'ANFr les moyens d'atteindre les objectifs que le législateur lui a assignés : optimiser la gestion du spectre et mettre fin à l'émiettement de sa gestion. La division institutionnelle entre télécommunications et audiovisuel entretient les positions acquises en matière d'usage commercial du spectre, au détriment d'une vision commune sur les besoins respectifs des différents utilisateurs. Ainsi, tout débat sur les fréquences audiovisuelles est suspecté de mettre en danger la diversité culturelle et le pluralisme, réflexe aux relents corporatistes dépassé à l'heure de la convergence, les télécommunications contribuant aussi à ces objectifs essentiels (Internet étant aussi un vecteur de pluralisme et de diffusion des contenus).

La recherche d'une meilleure cohérence, qui avait conduit à la création de l'ANFr en 1996, doit être poursuivie en allant jusqu'au bout de la logique d'unification 152 ( * ) . Dans ce but, votre commission estime qu'une réflexion sur la centralisation de la planification du spectre à l'ANFr pourrait être engagée, afin de garantir son optimisation dans la durée.

A cet égard, votre commission note que la Cour des Comptes relève, dans son rapport sur l'ANFr de novembre 2006, une forme de dissymétrie entre les neuf affectataires du spectre, dans la mesure où le CSA peut se dispenser de demander à l'ANFr son accord (il doit simplement la consulter) pour la gestion de l'implantation des stations radioélectriques. La Cour constate ainsi « la dissymétrie de la procédure concernant les stations radioélectriques entre celles qui relèvent du CSA et celles qui relèvent des autres affectataires, alors que les contraintes techniques posées par l'implantation ou la modification de ces installations apparaissent semblables . »

Afin d'unifier les modalités de gestion du spectre, il conviendrait vraisemblablement de transférer à l'ANFr les moyens dont disposent l'ARCEP et la Direction des technologies du CSA pour planifier les fréquences . Les modalités de planification ont en elles-mêmes des effets sur l'organisation du spectre et sur les possibles usages qui peuvent en être faits. La simple manière dont seront menées concrètement l'extinction de la télévision analogique et les réaménagements subséquents de fréquences ne manquera d'influer sur la possibilité de développer certains services sur le spectre libéré.

Ainsi, votre rapporteur a appris de l'Ofcom qu'au Royaume-Uni, l'extinction de l'analogique avait été planifiée de manière à dégager complètement de toute diffusion télévisuelle certains canaux de la bande UHF afin de les rendre disponibles pour une très large gamme de nouveaux services.

Pour réussir le basculement au tout numérique et pour tenir compte de la charge de travail considérable qui pèse aujourd'hui sur la direction des technologies du CSA (extension de la couverture de la TNT, extinction de la télévision analogique, lancement des multiplexes de HD et de TMP...), il apparaît à votre commission qu'une réflexion sur le transfert à l'ANFr des moyens de planification du CSA doit être entreprise rapidement, dans la mesure où les décisions de planification qui sont à prendre pour traiter tous ces dossiers à l'ordre du jour sont en effet stratégiques pour l'organisation à venir du spectre et, notamment, du dividende numérique. Votre commission estime toutefois que ce transfert ne saurait s'envisager avant mars 2008, voire même novembre 2011, afin de ne pas perturber le calendrier fixé par le législateur pour le basculement vers le numérique, calendrier qui doit être respecté.

Le sujet essentiel de cette réflexion sera de trancher sur le fait de savoir si la capacité de planification du CSA fait ou non partie intégrante de son pouvoir de régulation, qu'il s'agisse du lancement des appels à candidature, de la négociation des conventions ou des autorisations et du contrôle afférent. Cette réflexion débouche naturellement sur une question supplémentaire : est-il possible et souhaitable de continuer à utiliser l'assignation de fréquences comme un outil de politique culturelle en France, étant donnée l'évolution des modes de réception de la télévision ?

En tout état de cause, dans le schéma imaginé par votre commission, si la planification revenait complètement à l'ANFr, le CSA garderait le contrôle de chaque fréquence qui aura été affectée aux usages audiovisuels, en l'assignant dans les conditions qu'il aura fixées en étroite concertation avec l'ANFr et donc en gardant la possibilité de prononcer des sanctions à l'égard des assignataires de ces fréquences qui n'auraient pas respecté leurs obligations. Il garderait l'arme ultime que constitue le retrait du droit d'usage de la fréquence.

Si l'ANFr était ainsi renforcée et installée dans sa mission d'opérateur véritable du spectre afin d'optimiser ce dernier dans la durée, ceci ne peut s'envisager que parallèlement au renforcement, déjà invoqué, du pilotage politique de cette agence , laquelle doit continuer de mener une action strictement opérationnelle.

Aujourd'hui sous la tutelle -plutôt lâche, semble-t-il-, du Ministère chargé de l'industrie, l'Agence devrait se voir rattachée au Premier Ministre pour marquer la dimension interministérielle de la gestion du spectre, d'autant que l'Agence représente la France dans les négociations internationales qui concernent le spectre. Votre rapporteur relève d'ailleurs que même le Royaume-Uni, qui laisse à l'Ofcom le soin de gérer le spectre, a prévu dans la loi sur les communications de 2003 une clause 153 ( * ) permettant à l'Etat de garder la main sur le spectre et d'imposer à l'Ofcom certains usages du spectre. La dimension régalienne du sujet est donc bien reconnue, même dans les pays de tradition libérale.

A ce titre, le fonctionnement actuel du Conseil d'administration de l'ANFr, qui prend ses décisions à l'unanimité, rend la décision tributaire du bon vouloir de chacun des neuf affectataires du spectre, ce qui apparaît difficilement compatible avec la mise en oeuvre d'arbitrages politiques émanant du Premier Ministre. Une modification des statuts de l'ANFR serait donc indispensable afin que l'Agence ne soit plus dépendante des affectataires du spectre qui sont aussi ses administrateurs aujourd'hui.

Cette consolidation de l'ANFr n'aurait donc de sens qu'en accompagnement de la refonte de l'organisation de l'action publique en matière numérique.

* 148 Dans le rapport « Economic impact of the use of radio spectrum in the UK », établi en novembre 2006 par le cabinet Europe Economics à la demande de l'OFCOM, on évalue le bénéfice économique généré au Royaume-Uni par le spectre à 42 milliards de livres sterling en 2005.

* 149 Dans son rapport n°3783 « La société de l'information dans le budget de l'Etat », présenté par M. Patrice Martin-Lalande en mars 2007.

* 150 Rapport « La société de l'information » de MM. Nicolas Curien et Pierre-Alain Muet, 2004, accessible en ligne sur la page

http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000180/0000.pdf

* 151 « Inventaire méthodique et codification du droit de la communication », étude adoptée par l'Assemblée générale du Conseil d'Etat le 9 février 2006.

* 152 L'organisation n'est d'ailleurs pas très différente dans la plupart des autres pays, même s'ils ne disposent pas tous d'une agence en tant que telle. Le spectre relève du domaine public des États ; lorsqu'il n'y a pas d'agence, ce sont les ministères des télécommunications ou de l'industrie qui sont chargés de sa gestion. Seuls le Royaume-Uni avec l'Ofcom et les États-Unis avec la FCC (Federal Communications Commission), ont fusionné cette fonction avec celle de réglementation de l'audiovisuel.

* 153 Section 156 : « The Secretary of State may by order give general or specific directions to OFCOM about the carrying out by OFCOM of their functions under the enactments relating to the management of the radio spectrum. »

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