B. INTRODUCTION PAR M. JACQUES LEGENDRE AU DÉBAT D'URGENCE DU 17 MARS 2006

A la réception de cette lettre, le Président van der Linden, approuvant l'organisation du débat d'urgence, a demandé à M. Jacques Legendre de prononcer l'introduction de cette discussion devant la Commission permanente de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, réunie à Paris, à l'Assemblée nationale, le 17 mars 2006, ce que celui-ci fit en ces termes :

« A plusieurs reprises, dans le passé, notre Commission de la Culture s'est penchée sur le fait religieux en Europe.

En septembre 2005 notre collègue, Mme Sinikka Hurskainen, de Finlande, a été chargée de rapporter devant notre Commission une proposition de résolution sur « blasphème, insultes à caractères religieux et incitation à la haine à l'encontre de personnes au motif de leur religion ».

Mais nous ne pensions pas que ce sujet prendrait très vite une telle actualité avec l'affaire des caricatures de Mahomet et les réactions qu'elle a suscitées dans le monde.

Parce que ce qui est en cause c'est la liberté d'expression, la liberté de pensée, celle de croire ou de ne pas croire et de l'exprimer, il m'a semblé que notre Assemblée parlementaire devait se saisir de la question sans plus tarder et c'est pourquoi j'ai demandé à notre Président, par lettre du 16 février, conformément à l'article 52 de notre règlement la tenue d'un débat d'actualité sur la question.

Notre Président avait de son côté fait à Athènes des déclarations rappelant que le droit d'expression et d'information est fondamental dans une société démocratique et que la violence ne saurait jamais être justifiée.

Je me réjouis que ce débat d'urgence ait lieu aujourd'hui. Il montre que nous entendons tenir pleinement notre rôle. Mais il ne faudra pas nous en tenir à ce débat, bien évidemment. Car sur un tel trajet une réflexion approfondie s'impose.

Écartons tout d'abord les tentations d'une réaction trop simple, voire simpliste.

Il ne suffit pas d'affirmer le caractère intangible de la liberté d'expression à propos du fait religieux.

Certains d'entre vous savent que je suis aussi Secrétaire Général de l'Assemblée parlementaire de la Francophonie, où siègent des parlementaires des cinq continents, dont beaucoup venus d'Afrique et du monde arabe.

Nous étions réunis en Bureau début février, quand a monté la crise engendrée par la publication des caricatures. Les parlementaires issus du continent européen ont alors présenté une motion rappelant le caractère intangible de la liberté d'expression et de la liberté de la presse. Nos collègues des pays d'Afrique se sont montrés beaucoup plus réservés et nous ont demandé un débat approfondi.

Or, nous les connaissons bien. Nous savons qu'ils ne sont absolument pas des islamistes fanatiques. Nous avons donc décidé de poursuivre avec eux la réflexion et le dialogue.

La reconnaissance de sensibilités différentes signifie t-elle que nous serions prêts à reculer sur la liberté d'expression et de presse ? Sûrement pas. Simplement il est bon, sans doute, d'approfondir ce qui fait le fondement de l'approche européenne de la question.

Notre Europe se veut démocratique. Cela suppose que la liberté doit garantir à tous de croire, ou de ne pas croire, de le dire, de porter un jugement.

Il n'y a pas si longtemps que ce droit est reconnu à tous les européens.

La liberté de conscience a eu ses martyrs. Nous n'oublions pas en France, nos guerres de religion, puis la répression contre l'athéisme, au XVIIe s et au XVIIIe s encore, le supplice du Chevalier de La Barre, exécuté pour blasphème, les combats de Voltaire.

Il doit être dit clairement que nous n'accepterons jamais d'y renoncer.

Mais nous savons aussi que certaines animosités, haines contre les croyants d'une religion sont pour nous au pire, un crime. La passion antisémite anti-juive mène à la Shoah. Mais des chrétiens ont été aussi persécutés tant par les nazis que par les régimes totalitaires communistes.

Le XXe siècle a été une époque terrible marquée par des conflits religieux mais aussi par l'apparition d'idéologies qui ont pu prendre la forme de religions séculières, avec leurs cultes et la persécution de tous ceux qui refusaient de croire ou au moins de faire semblant de croire. Y a-t-il vraiment une différence de nature entre un inquisiteur qui nous envoie au bûcher et un commissaire politique qui nous jette dans un camp de concentration ?

En face de toutes ses horreurs récentes connues, il faut rappeler que la liberté d'expression n'est pas négociable et que c'est une volonté commune à toute l'Europe.

Mais la liberté, non négociable, n'a jamais été synonyme de droit à blesser les autres dans leur foi, à calomnier leur croyance.

Et la liberté, quand elle se veut humaniste et respectueuse, doit comprendre que pour un croyant la foi est un absolu et que l'on peut ressentir une véritable souffrance quand cet absolu est nié ou caricaturé.

Chacun alors doit faire un pas vers l'autre. On doit accepter que ce auquel on croit soit parfois nié, moqué. On doit éviter de blesser gratuitement un croyant dans sa foi.

Oui mais, s'il y a dérapage ? Il appartient alors à la justice d'apprécier. Peut-on interdire à quelqu'un, dans un pays européen de caricaturer Dieu ou Mahomet ? Je ne crois pas. Mais si la caricature laisse entendre que Mahomet est un terroriste et que, donc, les musulmans sont tous des terroristes, il y a là une généralisation dangereuse et passible, sans doute, des tribunaux. Souvenez-vous des clichés dont ont jadis été victimes les juifs et qui ont pour finir mené à l'horreur.

Il convient aussi de réaffirmer que la liberté d'expression dans un pays ne peut pas être limitée au nom de la sensibilité de l'opinion publique d'un autre État, fût-il lointain.

Mais souvenons-nous qu'il y a, même en Europe, des pays qui ont une religion d'État, et que nous devons aussi respecter leurs façons d'être. A vouloir un peu trop vite imposer nos façons d'être à la terre entière, nous recevons, en retour, l'irruption chez nous de la sensibilité des autres.

Sans doute, y a-t-il dans certaines des réactions qui nous ont surpris, l'effet de manipulations. Mais il faut y voir aussi l'expression, sous couvert de l'Islam, de frustrations sociales, d'ardeurs nationalistes. N'allons pas trop légèrement fournir des prétextes à ces incendiaires.

Tels sont les quelques voeux que je voulais reformuler en introduction de ce débat. Réaffirmons aujourd'hui notre détermination à défendre la liberté d'expression contre les pressions et atteintes extérieures.

Mais réaffirmons aussi notre respect de toutes les religions quand elles ne sont pas liberticides, et de toutes les cultures et souvenons-nous de Voltaire, et que Voltaire respectait Pascal. »

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