3. La question de l'accès à la nationalité française et de sa différenciation en certaines parties du territoire national
Les délégations de la commission d'enquête qui se sont rendues à Mayotte, en Guyane et en Guadeloupe ont recueilli plusieurs témoignages d'élus, de membres de l'administration et même de citoyens faisant état de l'attrait que peut présenter, pour des étrangers, l'acquisition de la nationalité française. La possibilité d'accéder ou de faire accéder leurs enfants à la nationalité française inciterait ainsi nombre de femmes enceintes ressortissantes des Comores, du Surinam ou du Guyana ainsi que de Sint-Maarteen, à venir irrégulièrement sur le territoire national afin d'accoucher dans les maternités de Mamoudzou, de Saint-Laurent du Maroni et de Marigot.
Ce point de vue a été également exposé au cours des auditions menées à Paris par la commission d'enquête. Ainsi, M. Philippe Leyssène, directeur des affaires économiques, sociales et culturelles au ministère de l'outre-mer, interrogé sur l'afflux de patientes surinamiennes à la maternité de Saint-Laurent du Maroni, a indiqué que « parmi les points relatifs à l'attractivité, j'aurais pu ajouter celui de l'acquisition de la nationalité, qui a fait souvent débat. Je pense que, dans l'exemple que vous évoquez, il y avait, certes, l'attractivité des infrastructures sanitaires qui faisait que l'on venait accoucher ici plutôt qu'ailleurs et que l'on franchissait le fleuve, mais il y avait aussi l'espoir, si ce n'est pour soi, du moins pour ses enfants, de devenir français . »
L 'accès à la nationalité française n'est pas un droit et les conditions requises pour y parvenir ont été considérablement renforcées depuis 1993 . Contrairement à ce qui est souvent énoncé, le droit français de la nationalité n'est pas un strict « droit du sol » : le régime en vigueur comporte en effet des éléments tenant tant à la naissance ou la présence sur le territoire français qu'à la filiation.
Ainsi, le fait pour un enfant, de naître sur le territoire national ne lui permet de bénéficier automatiquement de la nationalité française qu'à la condition qu'il soit né de parents inconnus ou que ceux-ci soient apatrides ou insusceptibles de lui conférer leur nationalité 126 ( * ) . Hors de cette hypothèse particulière et peu courante, la nationalité française ne peut être accordée, à sa majorité, à un étranger né en France de parents étrangers qu'à la condition qu'à cette date, il ait en France sa résidence effective et y ait eu sa résidence habituelle pendant une période continue ou discontinue d'au moins cinq ans depuis l'âge de onze ans 127 ( * ) .
De même, l'enfant mineur né en France de parents étrangers ne peut réclamer la nationalité française par déclaration, à partir de l'âge de seize ans, que si, à la date de celle-ci, il réside en France et y a eu sa résidence habituelle pendant une période continue ou discontinue d'au moins cinq ans depuis l'âge de onze ans. Par ailleurs, la nationalité française ne peut être réclamée, au nom de l'enfant mineur né en France de parents étrangers, à partir de l'âge de treize ans et avec son consentement personnel, qu'à la condition qu'il y ait eu sa résidence habituelle pendant cinq ans, à partir de l'âge de huit ans 128 ( * ) .
En outre, l'acquisition de la nationalité française par la naturalisation -qui s'opère par décret- est soumise à des conditions strictes. Il convient en effet notamment que l'étranger justifie, sauf dans des cas limitativement énumérés, d'une résidence habituelle d'une durée de cinq ans à compter de sa demande de naturalisation 129 ( * ) et qu'il soit en situation régulière au regard du séjour 130 ( * ) .
La question qui s'est posée à la commission d'enquête a été de savoir si l'attrait de la nationalité française était tel qu'il convenait de la rendre moins accessible et, dans cette hypothèse, si les règles relatives à la nationalité pouvaient être modifiées sans que des obstacles juridiques dirimants s'y opposent.
Sur le premier point, la commission d'enquête a constaté que l'attrait que produisait la nationalité française sur les étrangers était réel, soit par le symbole qu'il constitue, soit par les avantages réels ou présumés qui lui sont attachés. C et élément attractif ne doit toutefois pas être surestimé en métropole. En revanche, il apparaît réellement présent dans les départements et collectivités d'outre-mer .
Sans doute l'incompréhension devant une législation française sur la nationalité indéniablement complexe et la prise en compte de « modèles » étrangers tels que les Etats-Unis -où la seule naissance sur le territoire national confère la nationalité américaine- expliquent-ils pour beaucoup cette situation particulière. Le rôle des filières n'est d'ailleurs pas étranger à ces croyances infondées sur le droit du sol, les rabatteurs en Haïti, en République Dominicaine ou à Anjouan n'hésitant pas à faire croire à la facilité d'obtention de la nationalité française et aux droits quasi-« miraculeux » qui en découleraient. Ainsi est-il souvent affirmé, à tort, aux « candidats » à l'immigration clandestine que la seule naissance sur le territoire français permet à l'enfant d'acquérir automatiquement la nationalité française et garantit à ses parents un « statut » leur permettant d'échapper à toute mesure d'éloignement.
Constatant cette attractivité, M. François Baroin, ministre de l'outre-mer, a, en septembre 2005, évoqué dans la presse nationale la possibilité de différencier les modalités d'acquisition de la nationalité française à Mayotte par rapport à celles applicables en métropole. Auditionné par la commission d'enquête, il a néanmoins indiqué : « Cette adaptation des conditions d'accès à la nationalité française est-elle la solution ? La réponse est non. Est-ce un sujet de réflexion ? La réponse est oui, d'abord parce que, juridiquement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est stable depuis 1993 en la matière, ensuite parce que l'article 74 nous permet une certaine réflexion et, enfin, parce que c'est peut-être un élément parmi d'autres qui visent à adresser un message vis-à-vis des pays sources. »
De fait, sur un plan strictement juridique, se pose la question de savoir si les principes constitutionnels français autoriseraient la mise en place, en outre-mer, d'un droit de la nationalité spécifique .
S'agissant des départements d'outre-mer , régis par le principe de l'identité législative, le débat semble tranché.
L'article 73 de la Constitution, tel qu'il résulte de la révision constitutionnelle opérée par la loi du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, prévoit que les lois et règlements sont applicables de plein droit dans les départements et régions d'outre-mer mais peuvent faire l'objet d'« adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Si cette formulation est plus extensive que celle antérieurement retenue par la Constitution 131 ( * ) et interprétée restrictivement par le Conseil constitutionnel 132 ( * ) , elle ne paraît pas autoriser, en l'état, la mise en place de règles dérogatoires en matière de droit de la nationalité , que ces règles soient édictées par les autorités de la République ou qu'elles le soient, en vertu du pouvoir d'adaptation reconnu aux départements et régions d'outre-mer.
Lors de son audition, M. Olivier Gohin, professeur de droit public à l'Université de Paris II a ainsi indiqué, s'agissant de la Guyane, que, « département d'outre-mer depuis 1946, la nationalité y est une compétence d'Etat qui est insusceptible d'être adaptée par son conseil régional ou son conseil général (...) et une telle adaptation par l'Etat s'y heurterait au contrôle strict que le juge constitutionnel exerce sur les caractéristiques et contraintes particulières de l'alinéa 1 er de l'article 72 ». Le même raisonnement doit être tenu à l'égard de la Guadeloupe, qui constitue également un département d'outre-mer.
En revanche, la possibilité de moduler, par rapport au droit métropolitain, le droit de nationalité dans les collectivités d'outre-mer , régies par le principe de spécialité législative, continue de faire l'objet d'un débat.
Avant la réforme opérée par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, le Conseil constitutionnel avait eu l'occasion de juger que « l'organisation particulière » des territoires d'outre-mer autorisait des règles dérogatoires permettant l'édiction de règles fortement distinctes du droit commun, sous la seule réserve du respect du bloc de constitutionnalité et des lois dite « de souveraineté » qui, ayant vocation à régir l'ensemble du territoire de la République, ne peuvent souffrir que des adaptations marginales. L'article 74 de la Constitution, dans sa rédaction postérieure à 2003, en prévoyant que les collectivités d'outre-mer ont « un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République », renforce la différenciation et l'autonomie normatives de ces collectivités à statut particulier que sont les collectivités d'outre-mer. Cette disposition a, de fait, permis à la Polynésie française de se voir dotée d'un statut lui conférant une très large autonomie, confirmée par le Conseil constitutionnel 133 ( * ) .
Cette latitude pourrait-elle autoriser des règles d'acquisition de la nationalité différentes à Mayotte, désormais régie par l'article 74, et ce, malgré la recherche d'assimilation juridique avec la métropole qui s'est exprimée dans la loi n° 2001-616 du 11 juillet 2001 ?
Sur ce point, les avis des spécialistes du droit constitutionnel et du droit de l'outre-mer entendus par la commission d'enquête divergent considérablement.
Selon M. Stéphane Diémert, sous-directeur des affaires politiques au ministère de l'outre-mer, « de façon générale, on peut estimer qu'aucun grand principe constitutionnel ne s'oppose à des différenciations en matière de droit à la nationalité, étant entendu que le droit applicable en métropole, c'est-à-dire le droit commun de la nationalité, prévoit déjà des différences : le droit du sol ne s'applique pas aux enfants de diplomates, par exemple, et certains étrangers - je pense aux Algériens - bénéficient de modes d'accès particuliers à la nationalité française. Il n'y a donc pas de raison que ces différences applicables en métropole ne puissent pas être applicables ou amplifiées outre-mer. »
Il est vrai qu'à certaines époques de l'histoire récente de la France, le droit de la nationalité a pu faire l'objet de dispositions spécifiques pour l'outre-mer. Ainsi, le décret n° 53-161 du 24 février 1953 déterminant les modalités d'application du code de la nationalité française dans les territoires d'outre-mer, aujourd'hui abrogé, a imposé pour l'acquisition de la nationalité, contrairement à la métropole, que l'un des parents de l'enfant né dans un TOM soit de nationalité française. Un dispositif semblable, abrogé en 1993, fut prévu par la loi n° 73-42 du 9 janvier 1973 complétant et modifiant le code de la nationalité française pour les territoires d'outre-mer.
Toutefois, la position inverse a également été exprimée devant la commission d'enquête. Selon celle-ci, et nonobstant les législations susmentionnées, les dispositions du bloc de constitutionnalité feraient obstacles à toute différenciation en ce domaine.
En particulier, selon M. Olivier Gohin, « la possibilité d'un droit de la nationalité dérogatoire viendrait rompre [...] l'unité de la République, de même que l'égalité des citoyens devant la loi, deux dispositifs constitutionnels : l'unité de la République à travers l'indivisibilité et l'égalité à travers la Déclaration de 1789 elle-même. Or, ces principes d'unité et d'égalité postulent que les conditions d'accès à la nationalité française soient les mêmes sur l'ensemble du territoire français . » La commission d'enquête relève par ailleurs que des propos similaires ont été tenus par M. Bruno Genevois, président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, devant la mission d'information de la commission des Lois de l'Assemblée nationale sur la situation de l'immigration à Mayotte 134 ( * ) .
La constitutionnalité d'un texte législatif visant à distinguer Mayotte du reste du territoire national au regard des modalités d'acquisition la nationalité française ne semble donc pas, en l'état, absolument assurée, sauf à ce que la Constitution soit révisée aux fins de prévoir expressément la possibilité d'une telle différenciation au profit des collectivités régies par l'article 74 de la Constitution .
La question se pose alors de savoir si, pour limiter les flux d'étrangers en situation irrégulière en outre-mer, l'acquisition de la nationalité par les enfants nés en France de parents étrangers devrait être rendue plus restrictive sur l'ensemble du territoire national. En particulier, l'idée de soumettre l'acquisition de la nationalité française par un enfant né en France de parents étrangers à une condition tenant à la régularité du séjour de ces derniers sur le territoire français a été plusieurs fois évoquée devant la commission d'enquête.
Sur ce point, la commission d'enquête juge que l'état du droit permet déjà, en grande partie, de prévenir d'éventuels abus. Au demeurant, elle estime que, si des détournements de procédures visant à obtenir indûment la nationalité française existent, ils concernent d'abord l'institution du mariage. Elle observe d'ailleurs que le Gouvernement a d'ores et déjà entrepris d'agir en présentant au Parlement un projet de loi relatif au contrôle de la validité des mariages, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, le 22 mars 2006.
En tout état de cause, la commission d'enquête est d'avis que, plus qu'une restriction supplémentaire des conditions d'accès à la nationalité des enfants nés en France de parents étrangers, il convient d'informer clairement les populations voisines des collectivités ultramarines sur le fait que la naissance en France n'empêche pas l'exercice des procédures d'éloignement, tant en ce qui concerne l'enfant que ses parents, et que cette seule naissance ne saurait suffire à lui conférer la qualité de ressortissant français.
* 126 Articles 19 et 19-1 du code civil.
* 127 Article 21-7 du même code.
* 128 Article 21-11 du même code.
* 129 Article 21-17 du même code.
* 130 Article 21-27 du même code.
* 131 Dans sa rédaction antérieure à la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, l'article 73 de la Constitution n'évoquait que des « mesures d'adaptation nécessitées par [la] situation particulière » des départements et régions d'outre-mer ».
* 132 Conseil constitutionnel, décision n° 82-147 DC du 2 décembre 1982, Loi portant adaptation de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Martinique et à La Réunion.
* 133 Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française ; décision n° 2004-491 DC du Conseil constitutionnel du 12 février 2004.
* 134 Rapport n° 2932 (A.N., XIIème lég.) de M. Didier Quentin au nom de la mission d'information sur la situation de l'immigration à Mayotte, présidée par M. René Dosière, p. 58.