4. Des syndicats écartelés entre des objectifs contradictoires ?
Les syndicats de salariés n'ont pas toujours, eux non plus, accordé l'importance qu'aurait méritée le dossier de l'amiante.
A l'époque, en effet, les questions de santé et de sécurité au travail n'avaient pas la même importance qu'aujourd'hui, la priorité étant accordée à l'emploi et aux salaires.
Ainsi, M. François Malye a rappelé, devant la mission, qu'« à l'époque, les salariés concernés avaient besoin d'être rassurés. Leur emploi était en jeu. Il est difficile de s'entendre dire que sa vie est menacée par l'amiante. Certains ont du reste préféré bénéficier de primes plutôt que de perdre leur travail ».
M. Serge Dufour, pour la CGT, a également expliqué que la question de la responsabilité des organisations syndicales, qui participaient également aux réunions du CPA, devait être replacée dans un contexte de « chantage à l'emploi », qu'il a illustré avec l'anecdote suivante : « Mes camarades de Paray-le-Monial m'ont expliqué qu'en 1977, l'employeur leur a dit : « Vous avez raison, [l'amiante] est toxique, mais je vous donne le choix : on réunit le CE, les DP et le CHSCT et on délibère soit sur la décision de continuer à utiliser cette fibre, soit sur la décision d'en arrêter l'utilisation, auquel cas on ferme la boîte ! ».
De surcroît, les priorités des entreprises en termes de sécurité au travail ont évolué dans le temps.
M. Albert Lebleu a ainsi indiqué que, « pour les acteurs du CHSCT, le plomb était prioritaire sur l'amiante, dont on considérait que l'on pouvait s'en occuper plus tard et qu'il n'y avait pas d'urgence alors qu'avec le plomb, on risquait de ne plus pouvoir travailler et de s'abîmer la santé à court terme. C'était le grand cheval de bataille de l'inspection du travail ».
M. Jean-Claude Muller, directeur santé-sécurité de l'entreprise Arcelor, rencontré à Dunkerque, a lui rappelé que la sidérurgie était confrontée à l'époque à un grave problème de sécurité au travail lié aux brûlures. Son premier souci était alors de trouver une solution, la prise de conscience collective des risques de l'amiante ayant été beaucoup plus tardive. L'analyse des risques devrait être replacée dans le contexte de l'époque, le principal risque alors perçu étant la brûlure et le feu.
Ces propos ont d'ailleurs été confirmés par les représentants des employeurs. Comme l'a rappelé M. Bernard Caron, directeur de la protection sociale au MEDEF, l'amiante « répondait à une demande » et était « utilisé comme un élément de protection très important contre l'incendie et que ce matériau a eu une efficacité reconnue en termes de protection recherchée. Dans les priorités de l'époque, la protection contre l'incendie était un souci grave », citant le drame du lycée Pailleron.
Les travailleurs de l'amiante eux-mêmes n'ont pas toujours eu un comportement irréprochable face au risque , comme l'a rappelé M. Albert Lebleu : « quand on a 20 ans dans les années 1970, tout va bien. [L'amiante] est un matériau sauveur qui nous protège face à la chaleur et on a tendance à dire : « Ne venez pas nous emmerder, ça nous protège ! Mourir, on a le temps de voir dans 30 ou 40 ans !... » Vous savez combien il est difficile de changer les habitudes ».
D'autant plus difficile que l'amiante a parfois assuré la prospérité et l'emploi d'une région, comme ce fut le cas pour la mine de Canari. Ainsi, les anciens mineurs rencontrés par une délégation de la mission lors de son déplacement en Corse, s'ils ont évoqué les difficiles conditions de travail qu'ils ont connues pendant toute la durée d'exploitation de la mine, jusqu'en 1965, et souligné l'absence de mesure de prévention et d'information sur les dangers de l'amiante, dont ils ont affirmé que leur employeur avait pourtant pleinement conscience à l'époque 25 ( * ) , ont insisté sur la prospérité économique que l'exploitation de l'amiante, qui faisait vivre directement 300 personnes, sans compter les emplois induits, avait apportée au village et à sa région.
Plus généralement, le drame de l'amiante illustre aussi les limites, voire les contradictions de la gestion paritaire des dossiers de sécurité au travail , ainsi que l'a relevé M. Marcel Royez : « Il n'est pas possible d'être juge et partie. L'affaire de l'amiante l'illustre parfaitement. D'un côté, des industriels défendaient l'idée qu'il était possible de faire un usage contrôlé de l'amiante. [...] De l'autre côté, des organisations syndicales se pliaient à ce type de compromis pour défendre l'emploi. Il n'est pas possible de placer les travailleurs devant le dilemme du choix entre le cercueil et l'ANPE, c'est-à-dire travailler en risquant de mourir ou le chômage ».
* 25 D'autres témoins ont cependant rappelé que le directeur de la mine vivait avec sa famille sur le site de Canari et qu'il était donc autant exposé à l'amiante que les autres salariés.