2. Les effets de seuil liés à la combinaison des prestations entre elles
a) Le passage d'un minimum à l'autre
La simple multiplicité des minima sociaux en France peut conduire à des effets pervers, car le passage d'un statut à l'autre conduit à des ruptures, plus ou moins brutales, de ressources. Ces ruptures peuvent être dues :
- à une simple différence de montant des prestations : ainsi, les bénéficiaires de l'API qui, du fait de l'avancée en âge de leur enfant, basculent dans le dispositif du RMI voient leurs ressources reculer, du simple fait de ce changement de statut, à cause du montant différent des majorations pour enfants applicables. Ce recul peut aller de 85 euros pour les parents isolés ayant un seul enfant à charge à près de 150 euros pour ceux qui élèvent seuls trois enfants ;
- à des plafonds de ressources non coordonnés : le passage de l'ASS au RMI peut être tout à fait neutre pour une personne isolée sans autres ressources que ces allocations. En revanche, si elle dispose d'autres revenus qu'elle pouvait jusqu'alors cumuler avec une ASS à taux plein, le caractère strictement différentiel du RMI entraînera une déduction de ces revenus du montant effectivement versé. De même, alors que le bénéficiaire de l'ASS pouvait, dans une certaine limite, cumuler son allocation avec les revenus de son conjoint, ce cumul sera beaucoup plus limité, voire impossible dans le cadre du RMI. Une autre difficulté mérite d'être signalée, concernant la transition ASS-RMI : le mode de calcul du RMI prévoit de neutraliser les revenus d'ASS uniquement en cas d'absence d'activité. Lorsque le bénéficiaire de l'ASS termine une période d'intéressement, une transition de trois mois est nécessaire pour que le RMI versé retrouve son niveau maximum ;
- à des revenus de référence hétérogènes : bien que les montants de l'AAH et du minimum vieillesse soient identiques, certains bénéficiaires de l'AAH peuvent voir leurs ressources reculer du fait de la réintégration, dans le revenu de référence retenu pour le calcul du minimum vieillesse, de ressources dont il n'était pas tenu compte pour l'attribution de l'AAH ;
- à des pertes de droits connexes : le passage de l'AAH au minimum vieillesse entraîne, pour la personne handicapée, la perte des majorations pour vie autonome automatiquement liées à la perception de l'AAH. De la même manière, il peut être paradoxalement plus avantageux, pour un parent isolé, de demander le RMI en lieu et place de l'API, malgré les différences déjà signalées dans le montant des majorations pour enfants, du fait de droits connexes attachés au RMI beaucoup plus importants.
La mise en lumière de ces effets de seuil, liés à la seule complexité de notre système de protection sociale, plaide à l'évidence pour une simplification de notre dispositif de minima sociaux.
b) L'impact des allocations familiales
Les effets de seuil sont également majorés par la combinaison des prestations entre elles : par exemple, les allocations familiales sont majorées pour les enfants de moins de trois ans et de plus de seize ans, entraînant des variations de ressources de plus de 150 euros, ce qui est loin d'être négligeable pour des budgets restreints.
En effet, la présence d'un enfant de moins de trois ans se traduit par la perception d'une prime à la naissance de 826 euros et de l'allocation de base de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAJE), d'un montant de 165 euros 19 ( * ) . Ces prestations disparaissent brutalement au troisième anniversaire de l'enfant. A l'inverse, la majoration pour âge des allocations familiales, versée au titre des enfants de plus de seize ans, permet une augmentation temporaire du revenu, avant une disparition brutale de toute prestation, lorsque l'enfant cesse d'être à charge.
c) L'analyse des « taux marginaux d'imposition » : une approche synthétique de l'effet combiné des différentes prestations
En additionnant l'ensemble des pertes de revenu (liées au passage d'un minimum social à un autre, à la perte de droits connexes ou encore à la mise en oeuvre de conditions de ressources différentes) consécutives à un accroissement donné des revenus d'un ménage, il est possible de mesurer son « taux marginal d'imposition », c'est à dire l'effet réel d'une augmentation marginale des revenus sur son revenu disponible net 20 ( * ) .
Si l'on dessine la courbe des taux marginaux d'imposition en fonction du revenu, on constate que celle-ci a une forme de U aplati, les taux apparaissant globalement plus élevés à chaque extrémité de la distribution des revenus : ainsi, le taux marginal d'imposition atteint presque 100 % pour les revenus d'activité les plus faibles, puis il diminue et se stabilise en deçà de 20 % pour une fourchette de revenus d'activité comprise entre trois et huit SMIC, avant de remonter sensiblement, pour atteindre 50 % pour les revenus les plus élevés.
Pour autant, cette courbe en U n'est pas anormale : elle met simplement en lumière le caractère redistributif de notre système social et fiscal, qui s'appuie sur des prélèvements progressifs avec le revenu et des transferts ciblés sur les ménages les plus modestes.
Mais son analyse est surtout intéressante en ce qu'elle montre que la courbe des taux marginaux d'imposition n'est pas continue : comme en témoigne le graphique suivant, ses nombreux pics sont la preuve de l'existence d'effets de seuil.
Taux marginal d'imposition apparent pour un couple
monoactif
ayant deux enfants
Sortie du RMI
Fin de l'allocation de rentrée scolaire
Barème de la PPE
(fin de la part variable)
Fin des allocations logement
Seuil de recouvrement de l'IR
PPE
PPE : prime pour l'emploi
Source : Ministère de l'économie et des finances, direction de la prévision
La présence d'un taux marginal d'imposition de 100 % au début de la distribution des revenus est liée au caractère purement différentiel du RMI : à ce stade, en effet, toute augmentation des revenus du bénéficiaire se traduit automatiquement par une baisse à due concurrence de l'allocation.
Dans la configuration familiale retenue dans cet exemple, la sortie du RMI se produit pour un revenu d'activité égal à 0,7 SMIC. Pourtant, on constate quand même une diminution du taux marginal d'imposition, qui semble contredire le caractère différentiel du RMI. Cette amélioration est en réalité due à la montée en puissance de la prime pour l'emploi (PPE), qui entre en jeu à compter d'un revenu d'activité de 0,3 SMIC et compense - insuffisamment au départ puis de plus en plus - l'importance du prélèvement.
On constate ensuite une succession de pics, correspondant à autant de seuils pour les bénéficiaires qui reprennent une activité professionnelle, de façon durable ou non : un premier ressaut intervient quand l'effet de la PPE diminue, à compter d'un SMIC, un deuxième se produit quand les revenus de l'intéressé dépassent le plafond des allocations logement, un troisième quand il atteint le seuil de recouvrement de l'impôt sur le revenu, un dernier à l'occasion du dépassement du plafond de versement de l'allocation de rentrée scolaire. Les paliers suivant correspondent ensuite simplement aux différentes tranches de l'impôt sur les revenus.
Ces pics sont en partie inévitables : ils sont la contrepartie de la volonté des pouvoirs publics de concentrer l'aide apportée sur les ménages les plus modestes. Or, dès lors que notre système de prestations sociales est en partie fondé sur des allocations sous condition de ressources, il est inévitable que des effets de seuil se produisent lorsque les plafonds de ressources sont dépassés.
Ils sont toutefois accentués aujourd'hui par des conditions de ressources qui fonctionnent sur le mode du « tout ou rien ». Ils pourraient donc certainement être atténués par des aides plus dégressives, permettant une sortie en sifflet de chaque dispositif.
Les enseignements apportés par les analyses de la direction de la prévision doivent toutefois être nuancés, car le modèle statistique utilisé comporte des biais importants : ainsi, il ne prend en compte ni la prime de Noël, ni les aides locales, ni les avantages fiscaux que constituent l'exonération de taxe d'habitation ou de redevance audiovisuelle, ni la CMU.
Or, ces aides fonctionnent souvent sur le même modèle de « couperet » que celles qui, dans le cas étudié, conduisent à des pics de taux marginal d'imposition. Il existe donc vraisemblablement d'autres effets de seuil. Compte tenu notamment de l'importance des droits connexes au RMI, notamment au niveau des aides locales, il est possible, voire probable, que des taux marginaux d'imposition supérieurs à 100 % subsistent dans certains cas.
On peut enfin déplorer que de telles études n'existent, encore une fois, que pour le RMI. Interrogées par votre rapporteur, l'ensemble des directions statistiques concernées (INSEE, DREES, DARES, direction de la prévision) a indiqué ne pas être en mesure de fournir des informations de cet ordre concernant les autres minima sociaux. D'ailleurs, les modèles statistiques utilisés par ces services (le modèle INES pour la DREES, PÂRIS pour la direction de la prévision) sont incomplets concernant les minima sociaux : ainsi, le modèle PÂRIS n'intègre que les données relatives au RMI et pas aux autres minima.
* 19 Ces prestations sont versées sous condition de ressources, mais elles concernent en réalité 90 % des familles françaises. Elles sont donc, a fortiori, perçues par l'ensemble des bénéficiaires de minima sociaux, dès lors que leurs enfants y ouvrent droit.
* 20 Le revenu disponible net d'un ménage est la somme de tous les revenus et de toutes les aides que perçoit le ménage à laquelle on soustrait le loyer, les charges, l'impôt sur le revenu et la taxe d'habitation. Il correspond donc au revenu dont dispose réellement le ménage pour vivre, une fois réglés ses frais fixes.