III. MAIS LEURS EFFETS SUR L'EMPLOI NE SONT PAS DÉTERMINÉS A PRIORI.
L'idée que les gains de productivité conduisent inéluctablement a une destruction des emplois est contredite par la coexistence, depuis la révolution industrielle, d'une forte croissance de la productivité et d'un maintien de l'emploi (en proportion de la population active). Guellec (1999) note, à ce propos, que « si la productivité avait un impact mécanique, direct, sur l'emploi, il ne resterait aujourd'hui que 5 % à 10 % des emplois qui existaient au début du XIX e siècle. » De plus, les créations d'emplois sont les plus fortes dans les pays qui connaissent une forte progression de la productivité du travail (Hong Kong, Corée) et dans les périodes de forte croissance de cette productivité (les trente glorieuses). Il n'en demeure pas moins vrai que les gains de productivité induits par une innovation de procédé conduisent théoriquement à une réduction de l'emploi dans l'entreprise. Cependant, le gain de parts de marché lié à la baisse du prix du produit peut la conduire à maintenir son niveau d'emploi pour accroître sa production. Les innovations de produits créent une demande qui favorise également l'emploi dans les entreprises innovantes. Les innovations conduisent donc, par leur effet direct sur la productivité globale des facteurs, à des destructions d'emploi et, par leur effet indirect sur la demande, à des créations d'emploi. L'effet total des innovations sur l'emploi n'est donc pas déterminé a priori.
Les études économétriques montrent généralement que les entreprises innovantes ont un niveau d'emploi plus élevé que celles qui n'innovent pas, en raison de taux de croissance de leurs chiffres d'affaire plus élevés (voir, par exemple, Crépon et Iung,1999). Les analyses sectorielles ne permettent de confirmer cet impact positif de l'innovation sur l'emploi que dans certains secteurs à très forte intensité technologique, comme l'industrie pharmaceutique et les machines de bureau (Boyer, Didier, 1998). L'impact de l'innovation sur la demande et, par ce biais, sur la production et l'emploi ne permet pas toujours de compenser l'effet de la hausse de la productivité sur le niveau de l'emploi. La coexistence entre gains de productivité et maintien des emplois s'explique donc sans doute par le fait que les destructions d'emploi dans certaines firmes innovantes sont compensées par l'embauche dans d'autres firmes : le progrès technique génère en effet des profits qui, par les investissements qu'ils permettent, donnent lieu à des créations d'emploi.
La nature des emplois détruits par l'innovation diffère cependant de celle des emplois créés .Au sein de l'entreprise innovante, les améliorations de la qualité des produits conduisent à la complexification des processus de production et à la nécessité de revoir l'organisation même de l'entreprise pour garantir la qualité de ces produits (responsabilisation des travailleurs, autocontrôle). Plusieurs études économétriques montrent que la hausse de la qualité des produits s'accompagne ainsi d'une augmentation de la qualification des travailleurs dans l'entreprise 64 ( * ) (Cardebat, 2003). Au niveau macroéconomique, les innovations se traduisent par un transfert de main d'oeuvre entre secteurs : l'emploi dans l'industrie manufacturière, qui a été à l'origine de la plupart des innovations, a ainsi diminué alors que l'emploi dans les services augmentait. La main d'oeuvre a non seulement été transférée d'un secteur à une autre, mais la qualification même de cette main d'oeuvre a dû évoluer avec le progrès technique. La flexibilité du marché du travail est donc une condition nécessaire à la création d'emplois. Elle doit être complétée par une adaptation du système d'éducation à l'accroissement des emplois qualifiés au détriment des emplois peu qualifiés, tout particulièrement un développement de la formation continue, tout au long de la vie professionnelle.
Évaluer l'impact de l'augmentation des dépenses de R&D, selon l'objectif de Barcelone, sur l'emploi en France nécessite donc d'adopter un point de vue macroéconomique afin de quantifier les effets directs et indirects des innovations sur le niveau de l'emploi. L'utilisation du modèle Némésis est particulièrement adaptée à une telle étude. Nous verrons, dans la deuxième partie du rapport, que les conséquences sur l'emploi dépendent des hypothèses retenues sur le mode de financement du surcroît de R&D (la part du financement privé) et sur le partage des gains de productivité entre les salariés (par une hausse de leur salaire réel) et les entreprises (par une hausse du profit).
* 64 La stratégie de différenciation horizontale des produits conduit également à l'embauche de travailleurs de plus en plus qualifiés pour répondre à l'obligation de grande flexibilité face à la concurrence (pour renouveler en permanence la gamme de ces produits, l'entreprise a de plus en plus recours à l'informatique et au numérique, qui la rendent plus réactive à la concurrence), mais aussi pour s'adapter à une nouvelle logique de production qui veut que la création-conception et la commercialisation restent dans l'entreprise et que la fabrication soit délocalisée.