Audition de M. Patrick Messerlin,
professeur d'économie à l'Institut d'Etudes Politiques de
Paris,
et directeur du Groupe d'Economie Mondiale (GEM),
le 8 avril
2003
M.
Patrick Messerlin, professeur d'économie à l'Institut d'Etudes
Politiques de Paris, et
directeur du Groupe d'Economie Mondiale
(GEM)
a débuté son exposé en indiquant que l'on avait
souvent tendance à surestimer le niveau actuel de mondialisation. Depuis
une quinzaine d'années, les pays se sont ouverts aux échanges,
non pas tant en raison de la baisse des barrières aux frontières,
mais plutôt du fait du progrès technique.
Le précédent cycle de négociations, l'Uruguay Round, a
certes permis d'enregistrer quelques avancées. De grands principes ont
notamment été posés :
* premier principe : l'agriculture fait partie des négociations
commerciales ; la libéralisation du secteur reste cependant
extrêmement modeste ;
* deuxième principe : le secteur du textile-habillement sera
libéralisé ; mais celle-ci ne deviendra effective
qu'à compter du 1
er
janvier 2005, et pour les seules
restrictions quantitatives (les droits de douane dans l'habillement resteront
élevés, sauf si le Cycle de Doha en décide
autrement) ;
* troisième principe : le commerce des services est
désormais régi par l'accord GATS (
General Agreement on Trade
of Services
).
Mais ce sont les innovations technologiques qui ont été le
principal moteur de la croissance des échanges. Ceci est tout
particulièrement vrai pour les services. Le développement du
courrier rapide, des télécommunications et, plus
récemment, du commerce électronique, a intensifié la
concurrence internationale. Une entreprise comme Amazon.com peut aujourd'hui
concurrencer les librairies françaises. L'arrivée d'une
technologie nouvelle comme la téléphonie mobile a aussi beaucoup
contribué à déstabiliser les anciens marchés
monopolistiques nationaux des télécommunications.
La dernière décennie a surtout été
caractérisée par le fort développement des investissements
directs étrangers (IDE), ainsi que par l'insertion, dans le commerce
international, de grands pays en développement et des pays de l'Est qui
n'y participaient pas jusqu'en 1990.
L'entrée de la Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a
incité l'Inde à s'engager elle aussi sur la voie de la
libéralisation, et à défendre ses intérêts
dans le secteur agricole, ou celui des services. Les pays en
développement manifestent actuellement un certain agacement devant le
peu d'empressement des pays développés à accepter de
nouveaux progrès dans la libéralisation des échanges. La
position française sur l'agriculture est en particulier très
critiquée.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a alors souhaité savoir si
les IDE faisaient l'objet d'une régulation internationale.
M. Patrick Messerlin
a répondu qu'il n'y avait pas d'accord
global sur les investissements, et que celui-ci restait peu probable dans le
cadre de l'OMC. Le projet d'Accord Multilatéral sur l'Investissement
(AMI), négocié dans le cadre de l'OCDE a échoué,
mais il existe quelque 1500 accords bilatéraux relatifs aux
investissements dans le monde, dont 1400 conclus entre pays
développés et pays en développement. Pour les membres de
l'OCDE, les «
guidelines
» définis par cette
organisation servent de base de référence.
M. Patrick
Messerlin
a ajouté que les délocalisations étaient un
phénomène moins important qu'on ne l'a longtemps cru.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a souligné que de nombreuses
délocalisations étaient pourtant en cours vers l'Europe de l'Est.
M. Patrick Messerlin
a estimé que ces délocalisations
s'inscrivaient dans un mouvement logique de réorganisation industrielle
au sein de l'Europe, prélude à l `élargissement de
l'Union européenne. Il a relevé qu'une bonne part des
investissements à l'Est se faisaient dans le secteur des services,
avaient des débouchés locaux, et n'entraînaient pas des
problèmes d'emploi comparables à ceux qui pouvaient s'observer
parfois dans l'industrie.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a voulu connaître les
principaux enjeux des dix années à venir en matière de
commerce international.
M. Patrick Messerlin
a d'abord insisté sur la fin des
restrictions quantitatives prévue dans le secteur du
textile-habillement, à partir du 1
er
janvier 2005.
L'essentiel des quotas d'importations disparaîtra à cette date,
les mesures de libéralisation prises jusqu'à présent ayant
été de portée modeste. La production européenne et
américaine s'est déjà préparée à
cette libéralisation. Pourtant, on ne peut exclure que des pays
développés sollicitent de nouveaux quotas, plutôt que
d'accepter la complète élimination des quotas à la date
prévue.
Le deuxième enjeu majeur concerne le secteur agricole. L'agriculture
française est l'une des plus efficientes de la Communauté
européenne. Les producteurs français auraient donc, selon
M.
Patrick Messerlin
, intérêt à l'ouverture des
marchés. Les petits agriculteurs approvisionnent surtout des
marchés locaux, et sont peu impliqués dans le commerce
international. De plus, les règles de l'OMC n'interdisent pas les
soutiens directs au revenu des exploitants agricoles.
M. Patrick
Messerlin
a jugé que la Politique Agricole Commune (PAC)
était un instrument peu efficient pour soutenir le revenu des
agriculteurs. Quand un euro est dépensé au titre de la PAC, 25
centimes seulement restent à l'agriculteur ; les 75 centimes
restant sont reversés aux banques, aux équipementiers agricoles,
voire sont gaspillés en productions inappropriées. Dans le cadre
des actuelles négociations du Cycle de Doha, la question agricole est
cruciale pour les pays en développement. Elle revêt, à
leurs yeux, une importance bien plus grande que les négociations ayant
trait aux produits pharmaceutiques.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a alors demandé comment les
négociations pourraient évoluer au cas où la position
européenne sur l'agriculture ne changerait pas.
Pour
M. Patrick Messerlin
, la position européenne pourrait
être une cause de blocage des négociations. Les pays membres de
l'OMC ne parviennent pas à se mettre d'accord sur un texte pouvant
être adopté lors du sommet de Cancun, en septembre 2003. Le sommet
du G8 à Evian pourrait être l'occasion de traiter certains points
faisant problème dans les négociations. L'acceptation de longues
périodes de transition faciliterait sans doute l'obtention d'un accord.
En tous les cas, il est probable que la date prévue pour la fin des
négociations de Doha (2005) ne sera pas tenue ; il faut s'attendre
à ce que les négociations se prolongent jusqu'en 2007 ou 2008.
Aux Etats-Unis, une nouvelle loi agricole a été votée en
2002. Il n'est pas sûr que cette loi soit plus protectionniste que la
précédente. Comme la durée de vie de ces lois agricoles
est de six ans, la prochaine loi sera discutée par le Congrès
entre 2006 et 2008. Comme l'Administration américaine a
déposé à l'OMC un projet très libéral dans
son volet agricole, tout le problème est donc de savoir si les
négociations de l'OMC pencheront suffisamment dans le sens de
l'Administration pour inciter le Congrès à adopter une loi plus
libérale en 2006-2008.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a noté que les exploitants
agricoles français tendaient à durcir leurs positions, pour
prévenir de futurs compromis au sein de la Communauté
européenne ou de l'OMC.
M. Patrick Messerlin
a regretté que les agriculteurs
français n'apprécient pas suffisamment les
bénéfices qu'ils pourraient retirer de la libéralisation,
et qu'ils ne mesurent pas suffisamment les opportunités d'exportations
que leur offrirait cette dernière. Aujourd'hui, 75 % de la valeur
ajoutée de l'agriculture européenne est constituée de
subventions ; ce chiffre est de 70 % aux Etats-Unis. Une
libéralisation du marché, même si elle conduisait à
une augmentation du soutien direct au revenu (ce qui revient à nier les
capacités exportatrices de nombre d'agriculteurs français, une
vue excessivement pessimiste), ne changerait donc pas fondamentalement la
donne : les agriculteurs sont déjà massivement
subventionnés, une situation devenue intenable sans la perspective de
réformes profondes.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a ensuite souhaité savoir
s'il demeurait, en Europe, d'importantes barrières douanières
aux échanges.
M. Patrick Messerlin
a déclaré que l'on pouvait
évaluer à 7 % le niveau moyen des droits de douane en
Europe. Officiellement, le droit de douane moyen en Europe est inférieur
à 4 %. Mais ce chiffre officiel est obtenu en faisant une moyenne
des droits de douane en vigueur, pondérée par le niveau des
importations pour les différentes catégories de biens et
services. Cette méthode conduit à sous-estimer de façon
systématique le droit de douane moyen. En effet, un droit de douane
élevé tend, logiquement, à diminuer les importations du
bien ou service considéré, qui est donc
sous-pondéré dans le calcul effectué. Il faut corriger cet
effet pour avoir une vision plus juste du niveau effectif de protection. Le
chiffre de 7 % obtenu est à peine supérieur au taux
américain. Il demeure, en Europe, d'importants pics tarifaires,
caractérisés par des droits de douane très
élevés, compris entre 30 et 40 %, voire bien plus pour
certains produits, tels le sucre (200 % si l'on tient compte de l'impact
protectionniste des aides) ou les produits pour animaux (plus de 1000 % en
1999).
Apprécier la protection du marché européen implique de
prendre également en compte les autres barrières aux
échanges : restrictions quantitatives, droits anti-dumping,
subventions à l'agriculture ou au secteur charbonnier... Au total, ces
barrières aux échanges équivaudraient à un droit de
douane supplémentaire de l'ordre de 4 à 5 %,
suggérant donc que l'économie européenne
bénéficierait, de nos jours, d'un taux global de protection (tous
instruments de protection confondus) de 11 à 12 %.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a demandé à
M.
Patrick Messerlin
s'il considérait que le libre échange avait
toujours des effets positifs en termes de croissance économique.
M. Patrick Messerlin
a répondu qu'il n'y avait pas, dans
l'Histoire, d'exemple de pays protectionniste ayant connu le succès
économique sur la longue durée. Toutefois, une politique de
libéralisation mal conduite (sans politiques d'accompagnement
macroéconomiques ou structurelles adaptées à la situation
concrète du pays) peut conduire à des échecs. La
libéralisation doit aussi être progressive et surtout uniforme,
c'est-à-dire s'appliquer à tous les secteurs, sans pics
tarifaires générateurs de graves et coûteuses distorsions
dans l'économie nationale.
Le Chili offre un exemple de politique de libéralisation réussie.
Ce pays a adopté un droit de douane uniforme (le même pour tous
les produits) élevé (35 %) en 1984. Mais le droit de douane
uniforme a des caractéristiques telles que le Chili a pu diminuer ce
droit de douane, de manière essentiellement unilatérale,
jusqu'à 6 % de nos jours. Cet exemple devrait aujourd'hui servir de
référence pour les pays africains.
Dans le même sens, il conviendrait que la Communauté
européenne diminue la protection forte appliquée aux secteurs
agricole et textile. Cela peut prend du temps : après tout, 40
années ont été nécessaires pour libéraliser
les échanges de biens industriels, qui représentent 20 % de
notre valeur ajoutée, et encore avec quelques exceptions
(sidérurgie, textile-habillement, agroalimentaire). Mais, comme
souligné plus haut, les pays en développement s'impatientent, et
il serait bon pour la survie du système commercial multilatéral,
donc pour les intérêts bien compris de la Communauté, que
cette dernière ne tarde pas à réformer en profondeur la
PAC.
M. Serge Lepeltier, sénateur
, a évoqué de possibles
arguments politiques pouvant venir à l'appui de mesures
protectionnistes, par exemple la volonté d'un Etat d'assurer l'autonomie
de son approvisionnement alimentaire.
M. Patrick Messerlin
a indiqué que l'on pouvait toujours trouver
des raisons politiques de s'opposer à la libéralisation. Mais les
droits de douane sont le plus mauvais instrument pour atteindre des objectifs
politiques. Des subventions ou des taxations (selon l'effet que l'on recherche)
à la production ou la consommation, voire des réglementations
appropriées des marchés, sont des instruments bien plus directs,
et donc bien plus efficaces, pour atteindre un objectif donné.
Par exemple, dans le domaine environnemental, une bonne réglementation
locale est souvent le meilleur moyen de traiter des problèmes qui
semblent de nature internationale. Il en est ainsi du problème des
marées noires. L'Europe devrait appliquer avec la même vigueur que
les Etats-Unis le principe du « pollueur-payeur ». La
compagnie Exxon a été condamnée à verser
9 milliards de dollars après le naufrage de l'Amoco Cadiz en
Alaska, et cette amende l'a bien évidemment incitée à
prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter une nouvelle
marée noire. Des règles de responsabilité identiques
devraient être appliquées en Europe ; elles auraient un effet
dissuasif bien plus adapté que des dispositions techniques arbitraires
(comme la double coque) et bien plus fort qu'un système d'assurances
lent et limité (comme le système actuel) ; en d'autres
termes, elles assureraient à la fois moins de pollution et moins de
dépenses publiques et privées.