C. DÉFENDRE LE PROJET D'UNE ÉCOTAXE INTERNATIONALE
Depuis
quelques années, les propositions visant à créer une
fiscalité internationale rencontrent un plus large écho dans le
débat public. La proposition de créer une taxe sur les
transactions financières (taxe Tobin) est la plus connue, mais
l'idée de créer une taxation du commerce des armes a
également été discutée. Pour approfondir
l'étude de ces questions, un groupe de travail sur la fiscalité
internationale a d'ailleurs été récemment mis en place
à l'initiative du Chef de l'Etat.
Devant l'ampleur des défis écologiques à relever,
notamment en relation avec le problème du changement climatique, votre
rapporteur souhaiterait que soit privilégiée la création
d'une
écotaxe internationale
. L'assiette de cette taxe serait le
carbone contenu dans les énergies fossiles, dont la combustion est
génératrice de gaz à effet de serre. Le taux de la taxe
varierait selon les sources d'énergie considérées, en
fonction de leur intensité en carbone. Le contenu en carbone des
principaux combustibles est en effet très différent (
cf
.
tableau suivant) ; abandonner le charbon au profit du gaz pour la
production d'énergie suffirait pour réduire de 40 % les
émissions de carbone.
Contenu en carbone des divers combustibles |
|
|
Tonne de carbone/10 12 Joules |
Lignite |
27,6 |
Charbon |
25,8 |
Pétrole |
20,0 |
Essence |
18,9 |
Gaz naturel liquéfié |
17,2 |
Gaz naturel |
15,3 |
Source : GIEC (1996) |
Votre
rapporteur ne méconnaît pas les difficultés de mise en
oeuvre d'une telle proposition. Dans les négociations qui ont
précédé la conclusion du Protocole de Kyoto, l'Union
européenne avait déjà défendu, sans succès,
la création d'une écotaxe internationale. L'option quantitative
(création de quotas), défendue par les Etats-Unis, avait alors
prévalu. L'opposition politique des Etats-Unis à toute
idée de taxation internationale n'a pas disparu : les Etats-Unis
continuent de s'opposer, dans les enceintes onusiennes, à ce que des
réflexions soient menées autour des projets de taxe
internationale.
Depuis lors, les Etats-Unis sont même revenus sur leur adhésion au
Protocole de Kyoto. Cette réserve des Etats-Unis a des causes
culturelles profondes, comme l'a souligné M. Denys Gauer,
ambassadeur délégué à l'environnement, au cours de
son audition : outre une hostilité générale aux
progrès du multilatéralisme, l'administration américaine
exprime un attachement à un mode de vie fortement consommateur d'espace
et d'énergie, et une forme de foi dans les progrès de la science
et de la technique, sur lesquels il compte pour résoudre le
problème du changement climatique.
En plus de cet obstacle politique, l'application d'une écotaxe peut se
heurter à des problèmes pratiques dans certains pays en
développement qui, ne disposant pas d'une administration fiscale
performante, peuvent tout simplement avoir des difficultés à
lever la taxe.
Pourtant, la taxation est un instrument efficace, souvent utilisé dans
l'espace national, pour infléchir des comportements, et corriger des
défaillances de marché (ici, internaliser une externalité
négative). Elle présente l'avantage d'être un instrument
lisible, et facilement compréhensible, pour les agents
économiques. Elle est aussi un instrument souple, dont le taux peut
être modulé en fonction de l'évolution des connaissances
scientifiques et techniques et des objectifs politiques définis. Elle
apparaît enfin plus efficiente que la réglementation pour
atteindre un objectif de dépollution donné. En effet, la taxation
incite les agents qui supportent de faibles coûts de dépollution
à aller plus loin que ce qu'une norme pourrait imposer, et elle laisse
chaque agent réagir de la manière qui lui convient le mieux,
permettant ainsi une réduction des émissions au moindre
coût.
Par ailleurs, une taxation internationale peut être mise en oeuvre par
les administrations fiscales nationales, et semble donc plus simple à
gérer, d'un point de vue administratif, que le système retenu
d'échange de permis d'émission.
Quel devrait être le niveau approprié de la taxation ? Si
l'on se donne comme objectif de respecter les engagements du Protocole de Kyoto
(réduire de 5 % les émissions de gaz à effet de serre
par rapport à 1990 à l'horizon 2008-2012), il est possible de
calculer, sur la base d'hypothèses relatives à
l'élasticité de la demande d'énergie à son
coût, le taux d'une « taxe carbone fictive »
52
(
*
)
. Le taux de la taxe varie
selon les pays, en fonction notamment de la pente
« naturelle » de l'évolution de la consommation
d'énergie. Toutefois, les modèles donnent des résultats
assez divergents, en raison des différences entre les hypothèses
qui président à leur élaboration. Le rapport Guesnerie
indique que, pour les Etats-Unis, les estimations varient entre 50 et plus de
400 dollars par tonne de carbone, avec une concentration dans la zone
130-260 dollars. Le modèle GREEN de l'OCDE aboutit à une
estimation de 231 dollars par tonne. Pour l'Europe occidentale, les estimations
sont aussi très hétérogènes (de 72 à plus de
1 000 dollars par tonne), avec une concentration dans la zone
140-250 dollars. Le modèle GREEN de l'OCDE produit une estimation
de 189 dollars.
Comme les divers combustibles n'ont pas la même concentration en carbone,
l'instauration d'une taxe carbone aurait un impact différencié
sur les prix énergétiques. L'OCDE a proposé en 1999 une
évaluation de l'augmentation des prix de l'énergie en 2010
résultant de la mise en oeuvre du Protocole de Kyoto (sans
échange de permis d'émission).
Source : OCDE, 1999.
Logiquement, la hausse des prix serait particulièrement forte
pour le combustible qui présente la plus forte concentration en carbone,
à savoir le charbon. Globalement, le prix moyen à la consommation
de l'énergie s'élèverait de plus de 50 % en Europe ou
aux Etats-Unis.
Compte tenu des incertitudes autour du niveau de taxation optimal, il
paraît raisonnable d'envisager, dans un premier temps, un niveau de
taxation se situant plutôt dans le bas de la fourchette, pour
procéder ensuite à une évaluation régulière
de ses effets, débouchant éventuellement sur une modification du
taux de taxation.
Sous certaines conditions, l'impact du Protocole de Kyoto sur le PIB serait peu
élevé. Comme l'écrit l'OCDE, «
d'après
la plupart des modèles, les coûts économiques totaux
(exprimés en pourcentage du PIB ou du revenu réel total) se
situeraient aux alentours de 1 % ou en
deçà
»
53
(
*
)
.
Estimations du coût de la mise en oeuvre du Protocole de Kyoto en 2010 sans recours aux mécanismes de flexibilité
|
Modèle |
Pourcentage de réduction de PIB en 2010 |
Etats-Unis |
RICE |
- 0,9 |
|
POLES |
- 0,2 |
|
EPPA |
- 1 |
|
GREEN |
- 0,3 |
Europe occidentale |
RICE |
- 0,5 |
|
POLES |
- 0,1 |
|
GREEN |
- 0,2 |
Japon |
RICE |
- 0,8 |
|
POLES |
- 0,3 |
|
GREEN |
0 |
Europe orientale |
GREEN |
- 0,3 |
CEI |
GREEN |
- 0,1 |
Source : d'après OCDE (1999) et Guesnerie (2001). |
Pour les
Etats-Unis, l'Europe ou le Japon, la perte de bien-être
résulterait de l'augmentation des prix de l'énergie. Pour la
Communauté des Etats Indépendants (CEI, qui englobe notamment la
Russie), c'est la moindre demande de pétrole qui explique la perte de
revenu.
Ces estimations globales des coûts peuvent sembler très modestes.
Mais il faut garder à l'esprit que les coûts indiqués par
les modèles économiques mondiaux correspondent non pas aux
coûts totaux de réduction des émissions (mesurés par
les recettes de la taxe sur le carbone nécessaire pour faire diminuer
les émissions), mais à la perte d'efficacité
économique associée à la réaffectation des
ressources résultant de la limitation des émissions de carbone.
Autrement dit, les recettes tirées de la taxe sont redistribuées
aux agents économiques, et le seul coût mesuré est le
coût d'adaptation de l'économie à ces nouvelles
dispositions fiscales. De plus, les modèles considèrent que les
mesures nationales sont mises en oeuvre de manière efficace,
c'est-à-dire sans créer de distorsions supplémentaires
dans l'économie.
Par ailleurs, il faut souligner que la plupart des modèles partent du
principe que le travail et le capital sont réaffectés sans
rigidité à la suite de la hausse des prix du carbone. Il s'agit
là d'une hypothèse forte, quand on connaît les
rigidités qui affectent les économies européennes, en
particulier sur les marchés du travail. Ceci conduit vraisemblablement
les modèles à sous-estimer les coûts d'ajustement des
économies, au moins à court et moyen terme.
Ces remarques doivent amener à considérer avec précaution
les résultats fournis par les modèles, et à s'attacher aux
ordres de grandeur plus qu'aux résultats précis. Il n'en reste
pas moins que les conséquences économiques de la création
d'une taxe internationale destinée à atteindre les objectifs de
Kyoto apparaissent gérables par les Etats.
La combinaison d'une taxe et d'un marché des droits d'émission
permet en outre d'atteindre les mêmes objectifs pour un coût
économique bien moindre (les coûts pourraient être
réduits par 1,5 ou 2 aux Etats-Unis, et par 2 ou 3 dans l'Union
européenne, selon le rapport Guesnerie). Dans ces conditions,
l'argumentation américaine selon laquelle l'application du Protocole de
Kyoto entraînerait des coûts insoutenables pour l'économie
apparaît peu crédible. L'introduction d'une taxe sur le carbone
devrait naturellement se faire de manière progressive, et selon un
échéancier connu à l'avance, afin que les agents
économiques puissent s'y adapter.
La taxe sur le carbone devrait avoir pour effet de faire diminuer la
consommation de carbone, sans toutefois la faire disparaître totalement.
La taxe générerait donc des recettes qui pourraient être
utilisées collectivement pour financer des biens publics mondiaux. En la
matière, comme on l'a vu, les priorités ne manquent pas. Un
chantier majeur qui pourrait être financé par le produit de la
taxe est celui de l'amélioration de l'accès à l'eau
potable dans les pays du Sud. Plus d'un milliard de personnes n'ont pas
accès aujourd'hui à l'eau potable, ce qui occasionnerait, selon
l'Unesco, 2,2 millions de décès chaque année. Une
amélioration du traitement et de la distribution de l'eau
représenterait donc, en plus de ses effets environnementaux, un
progrès sanitaire considérable.
Comment surmonter les oppositions au projet d'écotaxe
internationale ? Le meilleur moyen de faire adhérer les opinions
publiques à ce projet est sans doute d'affiner encore notre
compréhension du changement climatique, de manière à
rendre indiscutable l'origine humaine du phénomène. Il faut aussi
mettre en avant les coûts - économiques et
non-économiques - de l'inaction.
Pour surmonter les réticences des industriels, il est possible de
prévoir un système d'exemption, temporaire ou permanente, ou un
taux de taxation réduit. Les écotaxes mises en place dans divers
pays européens prévoient généralement des
règles différentes pour les professionnels et pour les
particuliers.
Les ressources prélevées grâce à la taxe pourraient
être utilisées, pour partie, pour financer des priorités de
l'action internationale, mais pourraient aussi servir à compenser la
réduction d'autres taxes, notamment celles qui pèsent sur le
travail. La substitution partielle d'une taxe écologique à une
taxation sociale pourrait stimuler l'emploi, et déboucher sur un
« double dividende » : dividende écologique
sous forme d'une réduction de la pollution, et dividende social sous
forme de créations d'emplois supplémentaires.
* 52 Le lecteur se reportera avec profit aux analyses contenues dans le rapport Guesnerie, Kyoto et l'économie de l'effet de serre, CAE, 2003, notamment p. 23-31, ainsi qu'à un précédent rapport d'information de M. Serge Lepeltier, « Maîtriser les émissions de gaz à effet de serre : quels instruments économiques ? », n° 346 (1998-1999).
* 53 OCDE, Contre le changement climatique. Bilan et perspectives du Protocole de Kyoto, 1999, p. 38.