N°
233
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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004
Annexe au procès-verbal de la séance du 3 mars 2004
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour la planification (1) sur la mondialisation et l' environnement ,
Par M.
Serge LEPELTIER,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, président ; Mme Évelyne Didier, MM. Serge Lepeltier, Marcel Lesbros, Jean-Pierre Plancade, vice-présidents ; MM. Pierre André, Yvon Collin, secrétaires ; MM. Gérard Bailly, Joseph Kerguéris, Daniel Percheron, Roger Rinchet, Gérard Roujas, Bruno Sido
Mondialisation. |
INTRODUCTION
La
mondialisation est devenue, depuis une quinzaine d'années, un des
thèmes centraux du débat politique, économique et social.
Plusieurs rapports parlementaires ont déjà été
consacrés à ce sujet, mais peu se sont intéressés
à la question spécifique des liens entre mondialisation et
environnement. Le présent rapport sénatorial entend combler, pour
partie, cette lacune. Il entend également apporter sa contribution au
débat en cours sur la gouvernance de la mondialisation. La formation
d'un espace économique mondialisé appelle, en effet, de nouvelles
régulations. Les Etats peuvent, à leur échelle, traiter
certaines conséquences de la mondialisation, mais il paraît
difficile de faire l'économie de la création de nouvelles
instances internationales, ou d'actions coordonnées au niveau
multilatéral. Sur notre continent, l'Union européenne peut
toutefois représenter un échelon d'action intermédiaire
susceptible, dans une certaine mesure, de suppléer aux carences de
l'action internationale.
Il est d'autant plus important de relancer le débat sur la gouvernance
mondiale que le processus de création de nouvelles régulations
semble aujourd'hui traverser une crise. Les manifestations de cette crise sont
multiples. Il faut citer, en premier lieu, la réticence de
l'Administration américaine à accepter des cadres
multilatéraux contraignants. Dans le domaine de l'environnement, la
manifestation la plus spectaculaire de ce refus fut le retrait des Etats-Unis
du Protocole de Kyoto. En second lieu, on ne peut s'abstenir de mentionner les
difficultés - peut-être provisoires - que connaît
actuellement l'Organisation mondiale du commerce (OMC). L'échec de la
Conférence de Cancun en septembre dernier fait suite à
l'échec de la Conférence de Seattle en 1999, ce qui peut faire
craindre que le relatif succès de la Conférence de Doha il y a
trois ans ne représente, dorénavant, l'exception dans les
négociations commerciales internationales. Cette impasse dans les
négociations commerciales est particulièrement regrettable, dans
la mesure où l'Agenda de Doha prévoit, pour la première
fois, d'inclure de vrais éléments de régulation dans le
champ de la négociation. Des négociations sur les interactions
entre commerce et investissement, commerce et politique de la concurrence,
commerce et environnement, figurent, notamment, au programme de travail des
délégations
1
(
*
)
.
Un autre symptôme de la crise de la gouvernance internationale
réside certainement dans la vive contestation dont font l'objet
certaines organisations internationales de la part d'organisations
non-gouvernementales (ONG), ou de mouvements issus de la société
civile, qualifiés « d'anti- », ou
« d'alter-mondialistes ». Dans les années 1980 et au
début des années 1990, la critique s'est focalisée sur
l'action du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque
Mondiale, et s'est cristallisée sur la question des Plans d'ajustement
structurel, imposés aux pays en développement en contrepartie de
l'aide financière qu'ils recevaient du FMI. Depuis l'accord de Marrakech
et la création de l'OMC en 1994, les critiques se sont
déplacées vers cette organisation, devenue le symbole de la
« mondialisation libérale ».
C'est faire justice au mouvement « altermondialiste » que
de rappeler la très grande diversité de points de vue qui s'y
expriment. On ne peut cependant occulter la contradiction qu'il y a à
vouloir empêcher le bon déroulement de grandes conférences
internationales, alors que ces réunions représentent
précisément le
modus operandi
par lequel une meilleure
régulation de la mondialisation pourra être obtenue.
Néanmoins, la vigueur de la contestation doit attirer l'attention du
politique sur certaines lacunes, réelles, de la gouvernance
internationale contemporaine.
L'angle choisi dans ce rapport pour aborder la question de la mondialisation
est celui de ses interactions avec l'environnement. Ce choix de l'environnement
répond à une préoccupation ancienne de votre rapporteur.
Il existe, par ailleurs, peu d'études systématiques sur les
relations entre mondialisation et environnement, alors que ces deux termes
recouvrent, à n'en pas douter, deux enjeux majeurs du siècle qui
s'ouvre. L'existence de problèmes environnementaux globaux, comme le
réchauffement climatique ou la disparition de la couche d'ozone,
problèmes qu'aucun Etat ne peut prétendre résoudre par une
action isolée, met en évidence la nécessité de
l'action multilatérale. La mondialisation des échanges favorise
l'industrialisation et le développement économique de certaines
régions, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'état de
l'environnement dans les zones concernées. En même temps, la
mondialisation érode, par certains aspects, la souveraineté des
Etats, et risque de réduire leur capacité à
réglementer des activités économiques dans un sens
protecteur de l'environnement. Toutes ces questions seront examinées
plus en détail dans le corps du rapport.
Le phénomène de mondialisation comporte deux dimensions. La
mondialisation désigne d'abord un processus de développement des
échanges et de montée des interdépendances. La
mondialisation de l'économie se traduit par la croissance des flux
commerciaux, des flux d'investissement et des flux financiers. Les firmes
multinationales (FMN) jouent une part active dans ces évolutions :
un tiers du commerce mondial est un commerce intra-firmes ; ce sont aussi
ces entreprises qui déterminent, pour une large part, la localisation
des principaux sites de production. Flux commerciaux, flux d'investissement et
flux financiers sont, bien entendu, liés : la décision d'une
entreprise de créer un site de production à l'étranger va
générer des flux d'investissement vers le pays d'accueil, puis
suscitera des flux commerciaux au départ de ce même pays.
La seconde dimension de la mondialisation réside dans l'émergence
de problèmes globaux. L'émergence de problèmes globaux
résulte elle-même de la prise de conscience de l'existence de
« biens publics mondiaux ». Le climat et la couche d'ozone
sont les deux biens publics mondiaux les plus fréquemment cités,
même si cette notion est aujourd'hui élargie à d'autres
biens, tels les fonds marins, les forêts humides, ou la
biodiversité. Ces biens profitent à tous, et leur
préservation requiert une coopération internationale
poussée.
Les termes de « mondialisation », ou de
« globalisation » - qui sont synonymes - sont
devenus d'usage courant au début des années 1990. Leur
succès correspond au besoin, ressenti alors, de trouver un nouveau
paradigme, un nouveau cadre conceptuel permettant de penser les relations
internationales dans le monde de l'après-guerre froide. La chute du
communisme en Europe de l'Est et les politiques d'ouverture menées par
les pays communistes d'Asie ont permis une extension à la
quasi-totalité de la planète du modèle d'économie
de marché et ont favorisé l'ouverture et l'insertion dans
l'économie mondiale de ces pays. Le trait dominant de
l'après-guerre froide serait donc la globalisation de l'économie
avec, pour corollaire, la multiplication des contacts et des
interdépendances entre les sociétés.
Si le mot de « mondialisation » s'est imposé depuis
peu dans le langage courant, les processus auxquels il renvoie sont en cours,
du moins dans la sphère occidentale, depuis bien plus longtemps.
L'ouverture graduelle et le développement des échanges entre
économies occidentales ont commencé dès l'après
seconde guerre mondiale, comme l'illustre la conclusion, en 1947, de l'accord
GATT (
General Agreement on Tariffs and Trade
). Le mouvement de
globalisation économique s'est amplifié, et a pris une nouvelle
extension géographique, après 1989, mais n'a pas
débuté à cette date.
La mondialisation que nous connaissons aujourd'hui n'est d'ailleurs pas sans
précédent. Les historiens de l'économie ont
souligné que l'économie mondiale avait déjà connu
une période de haute intégration, dans la seconde moitié
du XIX
e
siècle et au début du XX
e
(avec un
pic entre 1870 et 1914). Au cours de cette « première
mondialisation »
2
(
*
)
, l'internationalisation de l'économie
atteignit, dans les domaines du commerce et de la mobilité des capitaux,
un niveau qu'elle ne retrouverait qu'au milieu des années 1980. Le
commerce extérieur des principales puissances européennes prit
à l'époque un essor considérable : le commerce
extérieur français pesait 2,5 milliards de francs en 1847,
et 15 milliards, en francs constants, en 1913 ; celui de la
Grande-Bretagne est passé, entre 1870 et 1914 de 13 à
35 milliards, et celui de l'Allemagne, entre les mêmes dates, de 5
à 25 milliards. Le développement des flux financiers fut
également très spectaculaire : certaines années, la
Grande-Bretagne exporta jusqu'à 9 % de son PIB en capitaux ;
de 1887 à 1913, le volume net des investissements français
à l'étranger représentait environ 3,5 % du revenu
national, soit une proportion plus importante qu'aujourd'hui.
Plusieurs facteurs expliquent cette première internationalisation de
l'économie. Le désarmement tarifaire tout d'abord : entre
1850 et 1870, des traités de commerce bilatéraux furent conclus,
sous l'impulsion des Britanniques, entre tous les pays d'Europe. La formation
des Empires coloniaux conduisit à l'insertion dans les échanges
internationaux de vastes territoires. De plus, 90 % de la population de la
planète vivait dans des pays couverts par le régime de
l'étalon-or, c'est-à-dire dans un système de monnaies
convertibles et à valeur fixe par rapport à l'or. Le
système de l'étalon-or a garanti une exceptionnelle
stabilité des parités entre devises qui a, à son tour,
grandement favorisé le développement du commerce.
Des innovations technologiques soutinrent le développement des
échanges : généralisation du chemin de fer, du navire
à vapeur, de l'automobile, du télégraphe et du
téléphone. Avant l'installation du câble transatlantique
dans les années 1860, les informations mettaient trois semaines pour
arriver de New York à Londres. En 1914, le téléphone et le
télégraphe permettaient une communication entre ces deux villes
presque aussi rapide qu'aujourd'hui, ce qui favorisa, entre autres, la
convergence du prix des obligations entre ces deux grandes places
financières.
Cette première mondialisation se caractérisa aussi par de
très importants mouvements migratoires. De 1870 à 1914, quelque
55 millions d'Européens s'installèrent dans le Nouveau
Monde. Des pays comme l'Irlande et la Suède perdirent au moins 10 %
de leur population par décennie avant la Grande Guerre. Les deux
facteurs de production - le capital et le travail - étaient
donc également mobiles avant 1914, ce qui différencie cette
période de la mondialisation que nous vivons aujourd'hui.
La Grande-Bretagne fut le pays pivot de cette première mondialisation.
Elle fut le principal soutien du libre échange, et la livre sterling
était la monnaie d'échange et de réserve internationales
la plus couramment utilisée. Sa marine était le garant d'une
certaine stabilité géopolitique, et du maintien de routes
commerciales ouvertes. La Grande-Bretagne était la principale puissance
commerciale et le principal pourvoyeur de capitaux dans le monde.
Cette période de très grande ouverture économique prit fin
avec le déclenchement de la première guerre mondiale. La guerre a
interrompu les relations commerciales traditionnelles entre Etats
européens, et a conduit à un repli des nations sur
elles-mêmes. Elle a miné les fondements du système
économique de la Belle Epoque, notamment la stabilité des
monnaies et des prix. L'affaiblissement de la Grande-Bretagne et la
montée en puissance des Etats-Unis ont bouleversé les rapports de
force entre Etats. La crise de 1929 a balayé les minces espoirs de
retour à la situation d'avant 1914. Elle a renforcé les
tentations protectionnistes et abouti à un cloisonnement marqué
de l'économie mondiale. Dans le même temps, la jeune Union
soviétique faisait le choix d'un développement autarcique.
Ce rappel historique a pour but de montrer que l'actuelle mondialisation n'est
pas un phénomène inédit. Surtout, la comparaison entre la
phase de prospérité et d'ouverture économique
observée avant 1914, et la période postérieure,
marquée par la Grande Dépression, suggère que les
inconvénients de la fermeture l'emportent largement sur les
bénéfices escomptés, notamment pour un pays très
largement inséré dans les échanges internationaux comme la
France. Autrement dit, s'il est théoriquement possible d'inverser le
cours de la mondialisation, le coût économique d'une telle
orientation est élevé.
La première partie de ce rapport entend faire un état des lieux
de la mondialisation, c'est-à-dire en exposer les principales
manifestations, mais aussi les limites. L'intégration de
l'économie mondiale est en effet loin d'être absolue : des
secteurs, comme l'agriculture, sont peu libéralisés, et
d'importantes barrières aux échanges demeurent.
La question des répercussions de la mondialisation sur l'environnement
n'était guère posée avant 1914, dans la mesure où
les pressions exercées sur l'environnement étaient, à
l'époque, bien moindres que celles observées aujourd'hui. Il
n'est pas aisé d'évaluer l'impact global de la mondialisation sur
l'environnement. Une analyse théorique suggère que la
mondialisation aurait, à la fois, des effets positifs et négatifs
sur l'environnement, sans qu'il soit possible de déterminer quels effets
l'emportent. Les études empiriques suggèrent que certaines
craintes suscitées par la mondialisation en matière de
délocalisation sont peut-être exagérées. Mais
l'accélération de la croissance résultant, dans bien des
cas, de la libéralisation des échanges a des conséquences
dommageables sur l'environnement, même si des politiques publiques
appropriées peuvent réduire les dégradations subies par le
milieu naturel.
Le problème central est donc celui de la gouvernance de la
mondialisation, c'est-à-dire de la mise en oeuvre de politiques
publiques, qui permettent de l'accompagner et d'en maîtriser les effets.
Si les Etats occidentaux se sont dotés de législations
protectrices de l'environnement, des progrès restent à accomplir
pour atteindre l'objectif de développement durable. Cette remarque est
a fortiori
valable pour les pays en développement, où se
présentent, pour l'avenir, des risques importants de dégradation
de l'environnement. Maîtriser les effets de la mondialisation implique de
définir des règles et des politiques communes au niveau
international, dans la mesure où l'échelon global est le plus
pertinent pour traiter certains problèmes.
* 1 Cf. Déclaration ministérielle de Doha, 14 novembre 2001, paragraphes 20 à 25 et 31 à 33.
* 2 D'après le titre de l'ouvrage de Suzanne Berger, Notre première mondialisation . Leçons d'un échec oublié , 2003, La République des idées, Paris Seuil.