18. Audition du Groupe de recherches sociologiques sur la nature (GRENAT) (25 juin 2003)
Le Groupe de recherches Sociologiques sur la nature (réseau Grenat) réunit 5 chercheurs 36 ( * ) , sociologues, appartenant à des institutions diverses (Université, CNRS, INRA) et travaille sur la mise en oeuvre de la directive Habitats en France, depuis 1997. Une première recherche financée par le ministère en charge de l'environnement lors de phase d'identification des sites, a donné lieu à la production d'un rapport en juillet 1999, intitulé : « La mise en directive de la Nature. De la directive Habitats aux prémices du réseau Natura 2000 ». Nous avons montré que cette directive relevait à la fois des modalités de la production de connaissances scientifiques dans le domaine de l'écologie (contenus scientifiques et techniques de la procédure) et des formes d'intégration de ces connaissances dans l'action publique (dispositifs globaux, procédures de négociation et cadres d'action collective). Enfin, nous avons analysés les conflits d'intérêts et de légitimités suscités par la conservation de la nature dans l'espace rural.
Le réseau Grenat poursuit ses recherches sur la mise en oeuvre de la directive Habitats, en s'intéressant plus particulièrement à la phase d'élaboration des documents d'objectifs et de construction des dispositifs de gestion pour l'application concrète de la directive. Il bénéficie d'un financement conjoint du ministère de l'écologie et du développement durable et de l'Institut français de la biodiversité (IFB). Un rapport d'étape est prévu pour fin septembre 2003.
L'adoption de la directive Habitats par l'Union Européenne correspond à un souci d'harmoniser les politiques de la nature à l'échelle européenne. Mais au-delà de cette volonté de rationaliser et d'harmoniser les politiques de la nature, la directive se veut innovante en ce sens qu'elle renouvelle les approches en matière de conservation de la nature. Son ambition est de concilier objectifs scientifiques - à travers la réalisation d'inventaires d'espèces et d'habitats communautaires - et préoccupations sociales, en intégrant les contraintes économiques et sociales. Cette directive représente donc un enjeu de connaissances et d'action puisqu'il s'agit de traduire les données scientifiques en objectifs territoriaux.
Sa mise en oeuvre n'en constitue pas moins un enjeu important du point de vue de la gestion de l'espace et des territoires car elle remet en cause la conception classique de la politique de la nature à la fois dans ses objectifs et dans ses modalités d'application. Elle ne se limite plus à la préservation d'espèces ou d'espaces qualifiés de remarquables mais elle concerne désormais les différents niveaux du vivant et s'applique à l'ensemble du territoire, espaces cultivés inclus. Par ailleurs, sa conservation ne repose plus sur une logique de protection, mais sur une démarche de gestion qui intègre une pluralité d'acteurs, porteurs de savoirs, de connaissances diversifiés. La directive Habitats constitue de ce point de vue un enjeu important en terme de recomposition sociale et territoriale.
Le travail de réalisation des inventaires a suscité en France de vives controverses de la part de certains gestionnaires de l'espace rural, mais elle a également engendré de nombreux débats au sein de la communauté scientifique.
La procédure, telle qu'elle avait été conçue par le ministère en charge de l'environnement prévoyait de confier la réalisation des inventaires exclusivement aux scientifiques de façon à garantir la qualité du travail de délimitation des sites. Une telle procédure, visant à instaurer une clôture entre scientifiques et non scientifiques, a provoqué un fort mouvement de contestation de la part de certains gestionnaires de l'espace rural réunis au sein du Groupe des Neuf qui dénoncent leur mise à l'écart des inventaires, et le manque de fiabilité des sources et des compétences mobilisées pour procéder à la désignation des sites. Ces conflits d'intérêts et de légitimité ont suscité une modification en profondeur de la procédure, dans le sens d'une concertation accrue avec l'ensemble des partenaires concernées. Les acteurs ruraux ont, dès lors, acquis un droit de regard sur l'ensemble de la procédure, et ont été conviés à participer à la redéfinition des périmètres. Les effets de cette évolution ont été notables puisque à l'issue des négociations locales et nationales, la superficie des sites proposés à l'Union européenne est passée du chiffre initial de 13 % du territoire en 1996, à 7 % fin 2002.
Mais les difficultés de mise en oeuvre de cette politique fondée sur la production d'inventaires naturalistes, résultent également de nombreux débats, y compris au sein de la communauté scientifique, sur les modalités de production des connaissances. Débats qui ne sont pas étrangers au processus même d'élaboration de cette directive et à son souci de vouloir harmoniser les politiques de conservation de la nature sur l'ensemble du territoire européen. Les obstacles qu'ont dû affronter les experts sont nombreux : difficultés de mise en cohérence des catégories phyto-sociologiques de la directive avec les inventaires antérieurs, en particulier les ZNIEFF, manque de moyens financiers et humains pour compléter et actualiser ces inventaires, faiblesse des compétences phyto-sociologiques et taxinomiques, confusions dans les notions et les échelles des habitats, des zones de répartition d'espèces et des « sites », contestation du choix de tel ou tel habitat ou espèce considéré comme prioritaire.
A propos des modalités d'élaboration des DOCOB, et en particulier des opérateurs désignés, les résultats d'enquête ont mis en évidence la diversité des organismes et institutions qui se sont portés volontaires pour intervenir. Une première analyse à l'échelle nationale montre que les gestionnaires d'espaces protégés stricto sensu (Réserves, Parcs nationaux), bien que toujours présents, n'occupent pas la place principale dans le dispositif Natura 2000. En effet, quatre opérateurs se partagent plus de 50 % des chantiers. Il s'agit de l'Office national des forêts, des Parcs naturels régionaux, des Conservatoires régionaux des sites naturels et des collectivités locales au sens large (Conseils généraux, syndicat mixte, communauté de communes). On trouve ensuite des établissements publics (Chambre d'agriculture, Conseils régionaux de la propriété forestière, ...), des bureaux d'étude, des associations de protection de la nature, des fédérations de chasse ou de pêche, des syndicats agricoles, des réserves naturelles, des parcs nationaux et même des associations d'opérateurs. Cette mobilisation n'est évidemment pas fortuite et traduit l'importance que revêt pour eux une présence sur le terrain, synonyme d'un droit de regard sur les dispositions qui peuvent être adoptées. Le statut d'opérateur local s'avère d'autant plus porteur d'enjeux que celui-ci est mandaté pour désigner les chargés de mission qui, là encore, peuvent être amenés à jouer un rôle essentiel, susceptible d'influencer le travail de réalisation des documents d'objectifs.
L'hétérogénéité des opérateurs pose la question des relations qu'ils établissent entre eux. Quels types de connaissances sont accessibles ou mobilisés ? Selon l'autorité à laquelle la coordination sera attribuée (Préfet de département, DIREN ou autre organisme), les orientations, les dispositions, les choix retenus peuvent aussi sensiblement varier et influer en conséquence sur les documents d'objectifs.
En ce qui concerne la méthodologie retenue, la réalisation du guide méthodologique et la mise en chantier des cahiers d'habitats ont été effectuées dans le but de proposer des outils de méthode et des orientations de gestion assez précises pour chaque type de milieu. Il s'agit d'éviter une trop grande dispersion des objectifs et des mesures de gestion, de permettre la validation et le contrôle des pratiques préconisées face à tel habitat ou telle espèce. D'après les premiers résultats d'enquête, ces ressources ont été largement mobilisées. Il n'en demeure pas moins que les opérateurs et chargés de mission puisent à de nombreuses autres sources les connaissances pour mettre en relation pratiques et objectifs de conservation. Les expériences et les savoirs locaux, portés le plus souvent par les techniciens agricoles, forestiers, cynégétiques ou piscicoles ou par des gestionnaires de réserves ou de sites associatifs 37 ( * ) , sont largement sollicités. Lors des réunions des groupes de travail ou des visites de terrain, les débats, les controverses, les échanges d'expérience ébranlent des certitudes, mais aussi ouvrent des alternatives, incitent à l'expérimentation. Il est trop tôt pour évaluer la diversité des recommandations de gestion qui seront contenues dans les DOCOB, mais il est certain que l'élaboration de ces derniers constitue un champ d'expérimentation à une échelle inédite dans la réflexion sur l'association de la protection des habitats avec des pratiques productives ou de loisir.
La décision prise par le ministère en charge de l'environnement de recourir à la concertation pour la délimitation des périmètres a mis fin à un certain nombre de controverses. A l'exception des chasseurs, et plus particulièrement des chasseurs aux gibiers d'eau, les autres représentants du Groupe des Neuf ne manifestent plus d'hostilité profonde envers la directive. Néanmoins, la complexité de cette politique notamment son articulation avec d'autres politiques d'aménagement du territoire, son caractère pragmatique et expérimental suscite à intervalles réguliers des difficultés qui - parce qu'elles nuisent à l'avancement de la procédure - ont pour effet de déconcerter les acteurs impliqués.
En outre, la faiblesse des crédits publics dont les effets directs sont multiples - absence de moyens accordés pour le lancement de nouveaux documents d'objectifs, retard dans l'établissement des contrats faute de connaître la source et les montants des financements alloués - porte de toute évidence atteinte à la légitimité de cette politique et aux efforts déployés sur les territoire par les services de l'Etat et les chargés de mission désignés sur les sites pour gagner la confiance des futurs contractants.
Enfin, il est certain que les élus qui ont, à diverses reprises, émis quelques réserves à propos de la directive n'ont pas été associés au travail de désignation des sites, mais seulement consultés, et que les modalités de réalisation de ces consultations (absence de délais suffisants pour produire une contre-expertise) ne leur ont pas permis de faire entendre leur point de vue. Cependant, les premiers résultats d'enquête montrent que, si les élus ont été peu impliqués lors de la phase de désignation des sites, ils sont nettement plus investis dans le travail d'élaboration des DOCOB ; un tiers des effectifs des comités de pilotage est, en effet, composé d'élus au sens large.
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* 36 P. Alphandéry, J.P. Billaud, Ch. Deverre, A. Fortier, N. Perrot, F. Pinton.
* 37 La réalisation des cahiers d'habitats a d'ailleurs souvent suivi le même chemin : c'est sur la base de l'expérience d'un plan de gestion d'une réserve ou d'un ensemble forestier, de la mise en oeuvre d'une mesure agri-environnementale, que sont proposés des objectifs et moyens de conservation ou de restauration. Ceci conduit à ce que les cahiers d'habitats puissent proposer dans deux régions différentes des modalités de gestion contrastées pour le même habitat. Voir là une faiblesse des dits cahiers n'est pas obligatoirement juste : il est probable qu'un même habitat ne réagit pas de la même manière à un troupeau bovin en Ariège et à des brebis laitières dans l'Aveyron.