M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste
L'Union-guilde des scénaristes se dit très inquiète des carcans qui pèsent sur le travail des scénaristes sous prétexte de lutte contre la violence.
Mme Emmanuelle Sardou, présidente de l'Union-guilde des scénaristes (UGS)
Raconter
des histoires est un exercice aussi vieux que le monde. C'est dessiner des
chemins dans le chaos, c'est donner du sens à la vie. Serge Daney disait
que les scénaristes sont comme des griots modernes : ils sont
là pour apaiser l'inquiétude existentielle, et pour
éveiller les consciences. Cela demande technique, travail, engagement et
conscience morale. Il faut posséder les règles de la dramaturgie,
il faut savoir structurer dans le temps, tel un musicien, et dans l'espace, tel
un architecte. Travaillant sur l'identification du spectateur, cela demande
aussi de la psychologie, pour créer l'émotion qui va faire
percevoir le sens de l'histoire. C'est aussi un travail proche de celui du
philosophe ou du moraliste. Les scénaristes fréquentent plus
volontiers Camus ou La Rochefoucauld que la
télé-réalité... Chaque jour de leur vie ils
travaillent sur la question du sens ; il s'agit, en particulier à
la télévision, de lutter pour donner du sens à la vie.
« Lutter pour donner du sens à la vie » est la
première phrase du premier chapitre de la «
Psychanalyse
des contes de fées
», de Bruno Bettelheim, où il
explique que pour que l'enfant puisse rêver, imaginer, et se projeter
dans l'avenir, où il pourra régler les problèmes qui le
dépassent aujourd'hui, il faut que le loup mange le Petit Chaperon
rouge... Il faut que la vieille sorcière menace Hansel et Gretel de les
dévorer. C'est cela aussi, cette violence-là, qui permet aux
enfants de grandir dans leur imaginaire.
La question du sens est évidemment liée à la question du
point de vue. Celui-ci, pour nous scénaristes, est une prise de position
éthique de l'auteur sur ce qu'il choisit de représenter ou non,
en lui donnant le sens dont le spectateur a besoin pour maîtriser, non
pas le fait brut, mais l'émotion que celui-ci provoque.
Dans ce qui est dit à propos de la violence à la
télévision, j'ai le sentiment que l'on fait un amalgame dangereux
entre la représentation de la violence et la violence de la
représentation. Je m'interroge ainsi sur la violence de la
publicité pour Nike, dans les cités où les enfants n'ont
pas les moyens de s'acheter ces chaussures qui leur permettraient de
« Juste le faire »... Je m'interroge d'autant sur la
violence de cette publicité, que l'on sait que Nike fait travailler des
enfants de moins de 12 ans, dans des pays qui ne sont pas le nôtre...
Où est donc la violence ?
Raconter une histoire, c'est dessiner un chemin dans le chaos, c'est lutter
pour donner du sens à la vie.
Cette lutte des scénaristes de la télévision
française est quotidienne. Ils sont confrontés à ce que
l'on a appelé, pour les besoins de la démonstration,
« la pyramide de la peur ».
Au bas de cette pyramide inversée, nous trouvons le scénariste,
libre, audacieux, plein d'idées, original, désireux de ne pas
faire le énième clone de « Urgences », de
« l'Instit' » ou de « Navarro », mais
sans pouvoir. Plus on monte dans cette pyramide aux échelons si
nombreux, plus le scénariste est confronté à des gens qui
décident à sa place de ce que doit être son histoire, de la
manière dont elle doit être racontée et du sens qu'elle
doit porter... et plus ces gens ont de pouvoir, plus ils ont peur ! Dans
ce parcours on croise ainsi successivement un chargé de
développement ou un directeur littéraire, un producteur, un
chargé de programme, un directeur de la fiction, un directeur des
programmes...
Certains scénaristes racontent qu'on leur a demandé de signer des
contrats où ils s'engagent à avoir lu le rapport Kriegel et
à en respecter les directives : voilà un niveau
supplémentaire à la pyramide de la peur, à laquelle nous
devons résister pour réussir à raconter nos histoires
comme nous voulons les raconter. Car lorsqu'on dit que la
télévision française est uniforme, il faut savoir que le
public ne voit que très rarement ce qui a été
écrit, mais le plus souvent ce qui est passé à la
moulinette du « formatage » et des
« acceptations ».
Nous sommes enfin trop souvent confrontés, en ce qui concerne
« les décideurs », à l'inculture, à
l'incohérence, au manque d'audace et à la peur, qui font qu'il
est très difficile de faire passer une idée. Vous dites
« catharsis », on vous demande
« cathar...quoi ? »...
Mais malgré la tentation de l'uniformité, du formatage, de la
médiocrité ambiante, et bien qu'on entende que tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes, malgré le fait que l'on nous dise
chaque jour qu'il ne faut pas parler du troisième âge, de la mort,
de la mort violente des enfants, du Front national, du scandale du
Crédit Lyonnais, de la politique, de l'actualité, de la
pauvreté, de la misère et j'en passe... malgré tout nous
continuerons à résister pour que nos histoires aient un sens qui
permette à nos concitoyens de penser le monde, d'agir et de
réagir, dans leur monde, dont la complexité, on le voit chaque
jour, peut mener à la tentation de l'indifférence...
Nous continuerons de lutter, nous continuerons de résister, tant il est
vrai que l'anagramme de « scénariste » est
« résistance ».