ANNEXE 1
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LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
PAR LE RAPPORTEUR

• M. Robin LEPROUX, Président de Fun Radio et Directeur de RTL

• M. Patrice HUERRE, Psychiatre, Directeur médical de la clinique Georges Heuyer - Paris 13 e

• M. Mokrane AÏT ALI, Vice-Président de l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence , Directeur général de l'OREAG

• M. Alain GARNIER, Directeur de l'Institut de rééducation et d'orientation de MACANAN

• Mme Nadia CHERKASKY, Vice-Présidente de l'Union nationale pour la prévention du suicide

• Mme Marie-Rose MORO, Professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université de Paris XIII, Chef du service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent de l'hôpital Avicenne à Bobibny (AP-HP)

ANNEXE 2
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COMPTE RENDU INTÉGRAL DE LA JOURNÉE D'AUDITIONS PUBLIQUES DU MERCREDI 5 MARS 2003

Audition de Mme Claire BRISSET,
défenseure des enfants

M. Nicolas ABOUT, président - Mesdames, messieurs, cette journée d'auditions est organisée conjointement par la commission des Affaires sociales et le groupe d'études sur les problématiques de l'enfance et de l'adolescence, que préside Jean-Louis Lorrain. Ce groupe d'étude préfigure la délégation aux droits de l'enfant chère à Mme Brisset et pour laquelle elle se bat régulièrement. C'est pourquoi nous sommes heureux que Mme Brisset, défenseure des enfants, ouvre le débat, débat qui sera clos ce soir par le ministre délégué à la famille, M. Jacob.

Les débats feront l'objet d'un compte rendu intégral, qui sera publié dans le rapport d'information que présentera M. Lorrain début avril. Je cède la parole à M. Lorrain pour un propos introductif.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je remercie M. le président de la confiance qu'il nous porte et je remercie nos collègues ici présents d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Notre groupe d'étude est un groupe transcommission et, si le Sénat est présentement très occupé par l'examen du projet de réforme de la loi électorale, notre journée d'étude est aussi d'actualité. Notre travail traite des aspects familiaux, médicaux et sociaux de l'adolescence ; il vise à mieux définir l'adolescence et à mieux cerner les rapports qu'entretient cette classe d'âge avec des secteurs aussi variés que l'éducation nationale ou la justice. Notre action entre par ailleurs dans la préparation de la conférence de la famille, qui aura lieu en 2004 et se concentrera sur l'adolescence. Nous entendons faire oeuvre d'information et de pédagogie : au moyen d'une approche multipartenariale, nous souhaitons éclairer le débat, soulever les difficultés et parvenir à définir les grands axes des politiques futures en matière d'adolescence.

Il nous paraissait évident que Mme Brisset introduise cette journée. J'ai d'ailleurs été surpris, madame, de l'étendue de votre intérêt pour l'enfance puisque vous avez saisi le comité national d'éthique au sujet de l'injection de spermatozoïdes intra-cytoplasmiques. J'en conclus que vous vous intéressez aux enfants de leur conception à leur adolescence.

Mme Claire BRISSET - Je vous remercie, monsieur le président. Je suis très sensible à l'attention que le Sénat porte à la question des enfants et des adolescents. Ce n'est pas la première fois en effet que je viens ici vous entretenir des préoccupations qui sont les nôtres

Lorsque le législateur a défini notre institution, il lui a conféré un champ d'intervention très vaste, celui des droits des enfants. Or la Convention internationale sur les droits de l'enfant ne tranche pas sur le commencement de la vie humaine et se contente de caractériser l'enfance comme la période qui précède l'âge de 18 ans. Je me suis donc souciée de problèmes qui se situent dès l'aube de la vie humaine. J'ai ainsi été amenée à saisir le conseil national d'éthique à propos de l'ICSI (injection de spermatozoïde intra-ovocytaire).

Je présenterai tout d'abord la raison pour laquelle l'adolescence a immédiatement constitué un thème central pour notre institution. Au travers des premiers cas, individuels ou collectifs, dont j'ai été saisie, je me suis rendu compte que les adolescents formaient la tranche d'âge qui souffrait le plus. La société ne s'est pas donné les outils nécessaires pour une politique de l'adolescence efficace, contrairement à ce qu'elle a fait pour la petite enfance. Or l'adolescence peut comporter des effets apparemment déstabilisants pour toute société. C'est pourquoi j'ai situé l'adolescence au coeur de notre réflexion.

Vous m'avez demandé, monsieur le président, de réfléchir sur un certain nombre de points, en premier lieu desquels la difficulté de définir l'adolescence. Des spécialistes éminents vous donneront aujourd'hui des avis beaucoup plus éclairés que le mien. Je me contenterai donc de vous décrire ma perception de l'adolescence. Les avis convergent pour estimer que cette période recouvre largement la classe d'âge des 10-18 ans. Cependant, les frontières de l'adolescence, et notamment la frontière supérieure, sont difficiles à cerner. On peut toutefois considérer que l'adolescence commence avec le secondaire et se termine avec la majorité, vers 18-20 ans, soit une population d'environ 5 millions d'individus.

Parmi eux, tous ne sont pas en crise, bien évidement. Quelque 15 % des adolescents seulement traversent une période de mal-être plus ou moins aiguë, que la société doit prendre en charge. La souffrance des adolescents peut se traduire par des comportements hétéro-agressifs ou auto-agressifs, ces derniers revêtant des formes multiples, comme les problèmes somatiques et psychiques.

On constate une discordance entre le monde qui environne ces adolescents en crise et leur propre évolution, discordance qui peut se développer en cinq points. Premièrement, ils n'ont pas la même vision que les adultes du temps et exigent des solutions immédiates à des problèmes qui peuvent nous paraître relever du long ou moyen terme. Or cette dissonance peut les troubler très fortement. Deuxièmement, les adolescents ne donnent pas la même dimension que nous à ce qui les concerne. Un échec scolaire, par exemple, peut revêtir une importance restreinte pour un adolescent et une importance très grande pour la famille, du fait que celle-ci se projette différemment dans l'avenir. La situation inverse est également possible. Une troisième discordance est due aux différences dans la manière dont les adolescents et les adultes se projettent dans l'avenir, ce qui est souvent source d'angoisse pour les adultes. La quatrième discordance est due à l'hypersensibilité des jeunes aux conflits de toute nature, qu'il s'agisse de peines de coeur, de conflits avec la famille, les enseignants, les autres adultes ou les autres enfants. Les adolescents sont souvent affectés par ces conflits de manière disproportionnée. Enfin, et c'est la dernière discordance, les adolescents éprouvent un besoin structurel de s'opposer. Si les adultes savent que cette tendance est constitutive de cet âge de la vie, ils estiment néanmoins qu'elle prend souvent des dimensions excessives...

Les causes de ces problèmes sont multiformes. Certaines sont endogènes, d'autres exogènes. Les premières tiennent à la formation naturelle du futur adulte et sont portées par les modifications physiologiques et psychologiques que vit l'adolescent. Les secondes peuvent s'expliquer par l'immersion de l'adolescent au sein d'une famille ou d'une société en crise. Dans le cadre de mes fonctions précédentes, j'ai pu voir à quel point la guerre a des effets dévastateurs sur les enfants et les adolescents, surtout lorsque ces derniers sont mobilisés. Ce n'est pas le cas de notre société, heureusement, mais l'insécurité économique -et les phénomènes de précarité et de chômage qui l'accompagnent- est aussi une forme de crise. Les causes exogènes et endogènes ne sont bien entendu pas exclusives les unes des autres et peuvent se cumuler.

Ayant été nommée voici seulement trois ans, je dispose d'un recul faible pour analyser l'évolution des problèmes que je vous ai évoqués. Je peux simplement constater le fait suivant : dans le cadre des saisines individuelles, je suis de plus en plus saisie par les parents (voire les adolescents eux-mêmes) au sujet d'adolescents, alors qu'initialement, j'étais essentiellement saisie par les familles au sujet de jeunes enfants. Cette évolution est imputable d'une part à la renommée croissante de l'institution, d'autre part à l'ouverture, il y a trois mois, de la possibilité de me saisir par Internet. Cet outil est en effet très familier aux adolescents. J'avais tardé à mettre en place cette possibilité car le personnel dont je disposais était jusqu'alors insuffisant pour faire face aux nouvelles demandes. Ce n'est plus le cas. Cependant, il n'est pas question d'ouvrir la voie aux saisines par téléphone : je ne veux pas faire double usage avec le numéro vert Allô Enfance maltraitée, le 119, qui fonctionne remarquablement.

De quels problèmes suis-je saisie ? Il s'agit à 30 % de problèmes familiaux suraigus dont les enfants sont les premières victimes. Je n'entrerai pas dans le détail des réponses que nous pouvons y apporter. Ces problèmes ne relèvent pas en effet du simple champ familial et renvoient de plus en plus fréquemment à des problèmes scolaires, telle la façon dont la discipline est exercée ou la violence régulée par l'école.

Concernant les solutions que notre société pourrait apporter aux problèmes de l'adolescence, trois pistes semblent se dégager. J'ai déjà énoncé la première, que j'ai en outre exposée au Président de la République, dans le cadre de mon rapport : il nous faut une politique nationale globale pour l'adolescence, comme il en existe une pour la petite enfance. Il était naturel qu'une société se saisisse au plus vite de la question de la petite enfance car cette tranche d'âge est la plus fragile, la moins autonome. Cependant, notre société doit mettre en place d'urgence une politique nationale de l'adolescence si elle veut faire face aux conduites auto-agressives et hétéro-agressives qui vous seront décrites aujourd'hui.

Je rappelle que 20 % des actes de délinquance sont commis par des mineurs. Toutefois, ce chiffre relativise aussi la situation puisqu'il sous-entend que 80 % des actes de délinquance sont le fait d'individus majeurs.

Pour développer une politique adéquate, il nous faut croiser les regards des médecins, des psychiatres, des pédiatres, des juristes, des éducateurs, des pédagogues et des parents sur l'adolescence. C'est pourquoi j'ai plaidé l'organisation d'une rencontre nationale de l'adolescence ; je suis d'ailleurs très heureuse d'avoir été entendue. Cette rencontre aura en effet lieu l'automne prochain et permettra de jeter les bases d'une politique nationale, dont la définition sera l'objectif de la conférence nationale de la famille de 2004.

La deuxième piste à travailler porte sur l'institution de politiques décentralisées, au niveau régional, départemental ou communal. Les réponses apportées aux adolescents doivent en effet être adaptées aux lieux où ils se trouvent, même si une famille en crise provoque les mêmes effets à Lille ou à Marseille.

La dernière piste que je suggère est de développer des structures très proches des familles. Il existe par exemple au Havre une maison des adolescents dont le travail est extrêmement utile. La réponse qu'elle apporte aux problèmes des adolescents n'est certainement pas la seule nécessaire, mais l'expérience mérite d'être diffusée et présentée comme un modèle, même si elle doit être adaptée aux différentes réalités locales. Mon rôle est en effet de promouvoir les bonnes pratiques autant que de soulever les difficultés. Une autre expérience, fondée sur le travail en réseau, mérite d'être signalée : il s'agit du cas de Poitiers. Les personnels de l'Education nationale, de la psychiatrie, de la pédiatrie, de la justice et de la police y travaillent de manière coordonnée. Le professeur Daniel Marcelli y a mis en place un diplôme universitaire de santé de l'adolescence qui pourrait à mon sens être reproduit. De son côté, le docteur Philippe Jeammet a organisé à Paris VII un diplôme universitaire sur les adolescents en difficulté qui gagnerait, lui aussi, à faire école ailleurs. Cette formation permet en effet de croiser les regards, une méthode indispensable à l'égard des problèmes qui nous occupent.

J'espère ainsi vous avoir convaincus des manques cruels auxquels notre société est confrontée et des réponses qui peuvent être apportées.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie.

M. Jean-Louis LORRAIN - Madame, nous aimerions savoir si, selon vous, une politique générale de l'adolescence doit privilégier certains aspects particuliers. Devrions-nous insister sur des problèmes précis comme le suicide ou certaines pathologies par exemple ?

Mme Claire BRISSET - J'ai formulé sur ce point deux propositions : la tenue d'une conférence nationale de l'adolescence, qui servira à jeter les bases d'une politique nationale, et la présence d'une maison de l'adolescence au moins dans chaque département. Outre celle du Havre, Bordeaux en compte une, Paris en aura bientôt une et une dizaine d'autres maisons sont projetées. Je souhaite que cette expérience soit multipliée.

Si je n'ai pas hiérarchisé les problèmes, il me semble cependant fondamental qu'on réponde aux besoins de formation. Les professionnels de l'adolescent, comme le personnel de la PJJ ou les enseignants sont très bien formés à certains aspects des problèmes adolescents -quoique, à cet égard, la formation des enseignants soit encore insuffisante- mais il nous manque une formation croisée destinée à l'ensemble des personnes s'occupant des adolescents. Nous devons entrer dans le détail d'un certain nombre de formation pour déceler les lacunes. Il est par exemple étonnant qu'un futur pédiatre ne soit pas astreint à suivre un stage en pédopsychiatrie alors que les futurs psychiatres doivent effectuer un stage en pédiatrie. Enfin, il faudrait résorber la grave crise structurelle que connaît la pédopsychiatrie. C'est un leitmotiv que j'entends partout : dans un département, une prison ou une école. Notre société a laissé cette discipline s'abîmer dans une situation sinistrée.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie et je donne la parole à M. Jean-Pierre Fourcade, président du conseil de surveillance de la CNAF.

M. Jean-Pierre FOURCADE - Je vous remercie. Un certain nombre de collectivités locales mettent actuellement en place des espaces de santé jeunes, le terme « jeunes » recouvrant la tranche d'âge des 12-25 ans. Ces collectivités se heurtent cependant à l'hostilité des médecins, des psychiatres ou des pédiatres. Avez-vous des exemples, madame, d'espace de santé jeunes qui réussissent leur mission et dispensent une information généraliste, ayant trait aussi bien au sexe, à la drogue ou à la fatigue par exemple ?

J'aimerais par ailleurs savoir, madame, comment vous expliquez le fait suivant : le réseau des pédopsychiatres est public, or ces professionnels paraissent bien souvent ignorer qu'ils travaillent sur un terrain animé par des responsables élus. Je suis maire depuis huit ans et je n'ai jamais vu mon pédopsychiatre. Cette profession travaille de façon complètement isolée. La première action à mener, plutôt que de réunir l'ensemble des professionnels de l'adolescence, n'est-elle pas d'obliger l'Etat, en la personne des préfets, à réunir tous les fonctionnaires qui s'occupent du même sujet et de parvenir à une approche étatique et administrative cohérente ?

Mme Claire BRISSET - Vous avez à la fois posé la question et apporté la réponse. Comme vous l'avez démontré, nous sommes confrontés à un véritable cloisonnement. Si des parents se trouvent en difficulté du fait d'un enfant anorexique, délinquant ou en échec scolaire, ils ne savent pas vers qui se diriger. Nous subissons tous les méfaits du cloisonnement mais les adolescents les subissent en premier. Il nous faut une approche intégrée, d'autant plus que les différents types de problèmes arrivent souvent aux mêmes enfants, de manière successive ou simultanée. Or les espaces de santé jeune offrent une réponse adaptée de ce point de vue.

Toutefois, il est certain que si la mise en réseau est nécessaire, la présence d'un chef de réseau est non moins nécessaire. Une structure doit assurer l'orientation des familles et l'approche décentralisée doit venir compléter l'approche nationale. De ce point de vue, Poitiers est un modèle à suivre. Il est certes plus difficile de construire un réseau dans une très grande ville qu'à Poitiers, mais la difficulté ne doit pas nous rebuter. Les communes ont ainsi un grand rôle à jouer.

M. Guy FISCHER - Je partage votre analyse, madame. Je suis élu de la cité des Minguettes, à Vénissieux, et je peux témoigner que les problèmes que nous venons d'évoquer y sont amplifiés. Quelles mesures plus précises préconiseriez-vous donc pour faire face à la situation des grands quartiers, où la délinquance et la violence sont le fait de personnes de plus en plus jeunes ?

Mme Claire BRISSET - La région lyonnaise est exceptionnellement peu présente dans le domaine des projets de maisons des adolescents et je suis toute prête à visiter la région pour y encourager une politique de l'adolescence. La dernière fois que je suis venue, au début de mon mandat, j'avais peu parlé d'adolescence car les problèmes que nous évoquons n'avaient pas l'acuité qu'ils ont aujourd'hui. Mais la situation a changé et la région lyonnaise est mûre à présent pour aborder le sujet.

Concernant les quartiers populaires, le besoin d'une politique de l'adolescence y est plus aigu qu'ailleurs, de même que les manques en pédopsychiatrie y sont plus problématiques qu'ailleurs. Les familles vivant dans ces quartiers sont souvent déshéritées et les enfants délinquants y souffrent fréquemment de psychopathologies, ce qui explique par ailleurs la difficulté à les emprisonner. Or ni les familles ni les adolescents ne savent que la psychiatrie peut leur venir en aide. Il faut donc prendre les devants et tâcher de rencontrer les individus les plus en difficulté, qui sont aussi les plus difficiles à trouver. J'ai été extrêmement meurtrie de ce qu'un certain nombre d'adolescents commettent des actes délictueux sous l'empire d'un état psychopathologique et rencontrent pour la première fois un pédopsychiatre en prison. La société n'a pas su prendre en charge leur situation assez tôt.

M. LE PRÉSIDENT - Le département du Rhône, qui est si en avance sur le plan social, a donc encore du chemin à parcourir. La parole est à Sylvie Desmarescaux.

Mme Sylvie DESMARESCAUX - La multitude des organismes qui se mettent en place, comme les maisons des adolescents ou les espaces de santé, m'effraie. Il nous faut bien entendu un réseau mais, comme la politique en faveur des personnes âgées l'illustre, il est très difficile de se concerter suffisamment pour aboutir à une coordination thérapeutique véritable. Je suis donc inquiète à l'égard de cette superposition d'organismes et je crains pour l'orientation des familles. Je regrette d'avoir à le dire, mais les familles les plus démunies sont souvent mal orientées par les médecins généralistes, qui les dirigent vers l'école ou les CMPP. Ce problème concerne aussi les petits enfants de sept ou huit ans en difficulté, car nous ne leur offrons souvent d'autre solution que d'aller dans un CMPP.

Mme Claire BRISSET - Je vous l'accorde. Quand une famille se rend en urgence dans un CMPP et qu'on lui propose de revenir plusieurs mois plus tard, le problème bénin a le temps de devenir lourd. Les familles ne doivent pas avoir affaire à un maquis institutionnel et c'est pourquoi il nous faut mettre en réseau les différentes structures, en attribuant à l'une de ces institutions la fonction de tête de réseau. Les élus jouent sur ce point un rôle essentiel, notamment dans les grandes villes. Les familles qui y logent doivent absolument savoir à qui s'adresser quand elles en ont besoin. Il ne faut plus qu'on les renvoie d'une institution à une autre ou qu'un psychiatre passe quatre heures de sa journée à trouver une solution pour un adolescent en crise grave.

J'ai omis tout à l'heure de mentionner le rôle si important des associations, en particulier des associations d'avocats. A Lyon, l'association « Mercredi, j'en parle à mon avocat » réalise par exemple un travail remarquable : elle offre des consultations gratuites aux adolescents qui en ont besoin. Certains problèmes revêtent en effet une dimension juridique, comme une demande d'autorisation d'IVG sans l'accord des parents ou un problème de résidence en cas d'éclatement de la famille. L'adolescent peut se trouver dans un état dépressif parce qu'il ne connaît pas ses droits. Dans les maisons des adolescents, les adolescents doivent donc aussi pouvoir recevoir des orientations juridiques et, de manière générale, on doit pouvoir les orienter vers des associations.

M. LE PRÉSIDENT - Je donne la parole à Mme Olin, qui a une longue expérience de maire de grande ville en région parisienne.

Mme Nelly OLIN - Je vous remercie, madame, pour votre exposé et partage votre avis sur les lacunes en matière de formation.

Pourriez-vous nous dire comment vous appréhendez la question de la consommation de produits illicites, un problème très préoccupant dans les grandes villes ? Les adolescents en crise sont en effet facilement conduits à consommer ce type de produits et nous nous sommes efforcés de faire preuve de vigilance et d'intelligence, en montant par exemple des structures telles que les points écoute jeunes, les points écoute parents ou les maisons de la justice, ces dernières fonctionnant plutôt bien. Cependant, nous avons le sentiment d'être en relatif échec.

Mme Claire BRISSET - Nous sommes dans un système de droit et les adolescents doivent avoir conscience des limites légales, y compris dans le domaine de la toxicomanie. Les produits illicites doivent donc être considérés comme tels et nous ne devons pas craindre de rappeler la loi aux jeunes. Nous, les adultes, avons peut-être souffert de tentations démagogiques sur ce sujet. Par ailleurs, un adolescent qui recourt à des produits illicites est un adolescent qui se porte mal. Ce constat nous ramène à la nécessité d'une prise en charge et aux défaillances du réseau pédopsychiatrique. Pour remédier à ce problème, j'estime que les psychothérapies devraient d'ailleurs pouvoir être menées non seulement par les psychiatres, mais aussi par des psychologues cliniciens, dont les compétences sont sous-évaluées et sous-utilisées. Les postes de psychologues cliniciens en psychologie clinique sont en effet trop peu nombreux et, faute de débouchés, les psychologues cliniciens se dirigent en fin de compte vers d'autres métiers. Il est dommage de perdre leurs compétences.

Je pense, par ailleurs, que la raison pour laquelle les adolescents se rendent très peu dans les maisons de la justice et du droit réside dans l'intitulé même de ces maisons, qui peut leur sembler inquiétant. Il faudrait pouvoir donner des conseils juridiques aux adolescents dans le cadre des maisons de la santé, dont le nom est dédramatisant.

M. LE PRÉSIDENT - Je donne la parole à notre spécialiste de la bioéthique, le professeur Giraud.

M. Francis GIRAUD - Madame, ayant exercé de longues années en pédiatrie, j'ai écouté avec grand plaisir la clarté de votre analyse. Je souhaite à présent vous faire une remarque et vous poser une question.

Si l'adolescence est un état physiologique de crise, l'environnement dans lequel se déroule cette crise a profondément changé. Nous devons dorénavant accompagner les adolescents dans ce passage. Cet accompagnement peut se faire de multiples manières, mais l'accompagnement par les pédopsychiatres peine à s'affirmer. En France, dans l'esprit du public et même des médecins généralistes, la psychiatrie est réservée à certains cas, les autres relevant d'une question d'encadrement, par la famille, l'école ou les institutions locales.

Dans la commune de 5.000 habitants dont je suis maire, ainsi que dans toute la France, les jeunes sont en déshérence. La société peut-elle pallier les carences d'un système naturel en créant un système d'assistance, de substitution ? Nous devons il est vrai développer ce système d'assistance, aujourd'hui insuffisant, et je ne remets pas en cause votre travail, mais nous devons nous attaquer aux causes pour parvenir à des résultats réels. Car pensez-vous qu'une politique d'accompagnement des adolescents en difficulté dotée de tous les moyens nécessaires puisse être suffisante ? Comment faire par ailleurs pour s'attaquer en même temps aux racines du mal ?

M. LE PRÉSIDENT - La physiologie changera-t-elle un jour, madame ?

Mme Claire BRISSET - Non, bien entendu. Si je vous ai bien compris, vous pensez que l'approche par la psychiatrie peut être stigmatisante. A cela, je souhaite répondre que, selon moi, les pédiatres comme les médecins généralistes devraient posséder des connaissances en psychiatrie. Les pédiatres connaissent par exemple tout du poumon des enfants mais moins ce qu'il se passe dans leur tête. Il faudrait donc que pédiatres et psychiatres se connaissent mieux. Je pense par ailleurs que la psychiatrie apparaît moins effrayante qu'autrefois, comme l'illustre le nombre de personnes qui se plaignent de ne pas trouver de psychiatres ou de pédopsychiatres. Cependant, tous les problèmes ne doivent pas être délégués aux psychiatres. De ce fait, il est nécessaire qu'enseignants, pédiatres et médecins généralistes possèdent des connaissances renforcées dans le domaine. La formation vient donc au premier plan des solutions à mettre en oeuvre.

Vous me demandiez aussi si nos structures étaient suffisantes pour répondre aux besoins de l'adolescence en crise. La réponse est évidemment négative et nous devons créer de nouvelles structures, à la condition qu'elles fonctionnent en réseau.

Il faut enfin commencer par soutenir ceux vers qui les adolescents se tournent spontanément, à savoir les parents. Pour cela, nous devons prendre en compte le phénomène de l'éclatement familial et des naissances hors mariage, qui concernent un enfant sur deux. Or nos structures sont particulièrement déficitaires en matière de soutien parental, alors qu'un enfant à problèmes peut exercer un effet dévastateur pour la famille et la fratrie. Le soutien parental devra donc constituer une des missions principales des futures structures.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je donne la parole à M. Chabroux.

M. Gilbert CHABROUX - J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt votre exposé et j'ai été impressionné par la proportion d'adolescents, 15 % avez-vous dit, qui traversent une crise de mal-être. La littérature est riche de cas de rébellion d'adolescents mais je crois que le problème est aujourd'hui aggravé. Avons-nous des études précises sur cette évolution, ainsi que sur la situation de notre pays par rapport aux autres pays ?

Je m'interroge aussi sur le rôle de la CNAF et du fonds d'action sociale, ce dernier représentant peut-être seulement 5 % du budget de la CNAF alors qu'il conduit des actions intéressantes notamment pour la petite enfance, telles le fonds d'investissement. Dans d'autres pays, le budget alloué aux allocations est moins important que celui de l'action sociale. Peut-être pourrions-nous demander à la CNAF de jouer son rôle par rapport aux adolescents et de réorienter sa politique. Je souhaite donc des renseignements complémentaires pour bien savoir quelle est notre situation, celle des autres pays et les mesures que nous pouvons envisager.

Nous avons besoin de moyens considérables pour l'accompagnement comme pour les structures et je m'interroge sur la disparition des emplois-jeunes. Quel dispositif prendra le relais pour cette tranche d'âge ? Comment remplacera-t-on les emplois-jeunes qui étaient très utiles dans les collèges et les lycées ? De quels moyens disposerons-nous par rapport aux moyens précédents, qui étaient déjà insuffisants ? Qui paiera la politique mise en place ? Etant donné que les collectivités concèdent déjà des efforts dans ce domaine, il me semble que l'effort doit être porté au niveau national.

Mme Claire BRISSET - Auparavant, la période de l'adolescence n'était guère considérée comme une période de maturation particulière. Quand l'espérance de vie atteignait 35 ans et que Turenne et Condé dirigeaient des armées entières à quinze ans, on ne se préoccupait pas des états d'âme des adolescents. Or aujourd'hui, l'adolescence n'est plus un passage mais un état qui dure parfois dix ans. La société s'accorde donc le luxe de laisser ses jeunes se préparer pendant dix ans à une vie d'adulte. Respecter ces temps de maturation psychologique et physique est un luxe bénéfique mais dont nous n'avons pas suffisamment mesuré le coût.

Concernant l'analyse comparative entre notre situation et celle de pays étrangers, je vous informe qu'avec dix-sept autres personnes présentes en Europe et exerçant le même type de fonction que moi, nous avons constitué un réseau sous l'égide de l'UNICEF et nous nous réunissons régulièrement. J'ai ainsi pu remarquer que certains pays, comme la Belgique et la Suisse pour l'Europe, et ailleurs, le Canada, ont moins négligé que nous la pédopsychiatrie et l'intégration de connaissances de psychopathologie dans la formation des pédiatres et des généralistes. Je suis enfin tout à fait favorable à ce qu'une mission parlementaire examine les politiques étrangères en matière d'adolescence.

En dernier lieu, la CNAF s'est occupée à juste titre de la mortalité de la petite enfance car cette dernière était assez prononcée dans l'immédiat après-guerre. Maintenant que la santé physiologique des jeunes enfants est bien mieux assurée, il serait peut-être pertinent de réorienter un certain nombre de financements. Je vous laisse le soin, Monsieur, de le suggérer.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie.

Audition de M. Philippe JEAMMET,
Professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent
à l'Université de Paris VI,
chef du service de psychiatrie des adolescents et des jeunes adultes
à l'Institut mutualiste Montsouris

M. LE PRÉSIDENT - Nous invitons à nous rejoindre Philippe Jeammet, professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'université de Paris VI.

M. Philippe JEAMMET - Je vous remercie de votre invitation. Je partage entièrement les vues de Mme Brisset et j'essaierai d'apporter un regard complémentaire à travers mon expérience de quarante ans au service de l'adolescence.

J'ai eu la chance de travailler dans le premier service de psychiatre d'adolescence créé en France à l'initiative du professeur Flavigny. Dès les années 50, il s'était occupé des adolescents en grande difficulté en fondant les « équipes d'amitié », groupes d'éducateurs travaillant en milieu ouvert. Avec la collaboration du sociologue Chombart de Lauwe, les équipes d'amitié avaient élaboré un rapport dénonçant dès cette époque le danger représenté par les grandes barres de banlieue. Ce rapport expliquait que ce type d'urbanisation induisait un phénomène d'anonymat parmi des populations aux origines campagnardes habituées à une certaine solidarité, et que cela risquait de susciter des problèmes identitaires et une forte délinquance. Comme nombre de rapports, il est resté lettre morte.

Après guerre, les problèmes adolescents existaient donc déjà et ils étaient peut-être plus importants qu'aujourd'hui, seulement, cela se voyait peu. La vie psychique des adolescents pouvait être laminée dans le travail précoce et cela les conduisait à l'alcoolisme, en particulier dans les campagnes. Je rappelle à cet égard que le taux de suicide parmi les ouvriers agricoles était très élevé. Aujourd'hui, les adolescents ont de multiples opportunités d'épanouissement et d'ouverture au monde. Cependant, comme la société exige plus d'eux et valorise l'extériorisation, les adolescents expriment davantage leurs difficultés. N'oublions pas par ailleurs qu'en Europe, le fait qu'une génération ne subisse pas la guerre constitue une véritable révolution, qui a des conséquences en termes d'agressivité. N'oublions pas non plus que c'est la première fois que les jeunes auront un mode de vie aussi peu en rapport avec celui de leurs parents. La situation n'est donc pas si mauvaise et nous devons nous en souvenir : 80 % des adolescents vont bien et la grande majorité d'entre eux sont très attachés à leur famille. Selon les enquêtes du CREDOC ou du CFES, cinq adolescents sur six considèrent en effet la famille, quelle que soit sa forme, comme la première des références. On peut même craindre l'émergence d'un risque « familialiste », désignant la tendance à considérer bon tout ce qui relève de la famille et menaçant tout ce qui lui est extérieur.

Il est finalement assez simple de comprendre l'adolescent et il est inutile de rendre le sujet trop complexe. L'adolescence n'est pas une maladie : elle résulte de la puberté et du mode de prise en charge du passage de l'enfance à l'état adulte par la société. L'adolescence a toujours été considérée avec méfiance par les sociétés car elle correspond au moment où l'inceste et le parricide deviennent possibles. Pour ouvrir l'enfant à l'exogamie et le séparer de son enfance, des rites d'initiation brutaux ont donc été organisés par les diverses sociétés. Aujourd'hui, la transition vers l'état adulte est beaucoup moins organisée et dure beaucoup plus longtemps, puisqu'elle peut s'étaler sur dix ans. Cependant, l'adolescence reste marquée par la puberté, celle-ci entraînant des changements relationnels et un certain malaise vis-à-vis des parents. La sexualité rapproche en effet l'enfant des parents et la proximité corporelle entre eux devient gênante. Les enfants les plus proches de leurs parents sont ainsi peut-être ceux qui doivent le plus s'en éloigner.

Or le fait de prendre de la distance implique de s'appuyer sur ses propres ressources, surtout dans notre société actuelle, très exigeante en termes de réussite individuelle et très permissive. L'adage moderne pouvant être résumé ainsi : « Fais ce que tu veux mais fais le bien », les adolescents sont amenés à se remettre en cause, à réévaluer leur estime personnelle. Et ils ne bénéficient pas d'interdits protecteurs, leur permettant de remettre au lendemain ce qu'ils ne peuvent faire le jour même. Ce glissement de la considération accordée à la notion de valeur vers celle de la performance implique un effort de l'adolescent sans cesse renouvelé car l'exigence de performance est sans fin. Ce phénomène, qui touche aussi les adultes, piège l'adolescent à tous les niveaux, sportif, culturel ou scolaire.

S'appuyer sur ses propres ressources est très difficile pour un adolescent peu sûr de lui-même et le plonge dans le désarroi. Pour s'affirmer, l'adolescent doit réussir à se nourrir des autres, en l'occurrence de ses parents, et à s'en différencier. Cette double exigence paradoxale peut être vécue comme une contrainte insupportable pour un adolescent en difficulté. D'une part, il éprouve une forte insécurité et un besoin d'être rassuré, reconnu ; d'autre part, il ressent ce besoin d'aide comme une menace pour son autonomie naissante, d'autant plus que sa relation aux adultes est fortement sexualisée. L'aspect sexué de la relation s'illustre remarquablement dans le langage des adolescents et plus précisément des adolescents délinquants masculins. L'expression « prendre la tête » en est exemplaire. La mère « prend la tête » de l'adolescent dès qu'elle s'aventure à lui faire une remarque par exemple, elle colonise son territoire.

L'adolescent se retrouve ainsi confronté aux deux angoisses humaines fondamentales : la peur d'être abandonné si personne ne s'occupe de lui et la peur d'être sous influence, s'il fait l'objet de l'attention d'autrui. Je désigne ces angoisses, typiques des insécurités identitaires, sous le nom de « syndrome insulaire ». Les habitants d'une île, en effet, se plaignent toujours de leur isolement mais s'irritent dès qu'il est rompu. Le besoin d'autrui et la peur d'être persécuté ou mis à nu par le regard de ce proche explique que des adolescents refusent tout conseil de la part de leurs parents mais s'embrigadent dans des groupements sectaires, qui leur inculquent alors n'importe quoi. Ces adolescents qui refusent d'entendre quoi que ce soit et accepteraient de se faire tuer pour un détail sont ainsi les mêmes que ceux qui peuvent croire en n'importe quoi.

La volonté de contrôler les autres découle du sentiment d'insécurité et de dépendance vis-à-vis du regard d'autrui. C'est d'ailleurs pourquoi la passion qui habite les adolescents équivaut souvent à vouloir mettre l'autre personne sous sa propre emprise. La volonté de contrôler l'autre peut se traduire de multiples manières mais la manière retenue sera toujours négative. Le drame du plaisir partagé et de la réussite réside en effet dans leur caractère provisoire : le plaisir passe et rend dépendant, la réussite n'est jamais acquise et doit sans cesse être confirmée. L'échec en revanche est toujours sûr.

Tout problème peut donc devenir pour l'adolescent un moyen de gérer sa distance avec ses parents. Un adolescent en difficulté scolaire peut par exemple décider que réussir au bac lui importe peu, afin de ne plus dépendre des examinateurs et en même temps de susciter l'attention de sa famille. Toute plainte corporelle et toute conduite d'opposition conduit à une amputation. L'adolescent sait qu'il se sabote, qu'il s'ampute d'une partie de ses possibilités, mais il en tire une grande force. Quand tout lui échappe, il lui est toujours possible de se faire du mal ou de nuire aux autres. Faire peur aux autres permet à l'adolescent d'évacuer sa propre peur. L'échec, quel qu'il soit, n'est pas donc pas un choix mais une contrainte. La créativité est une manière positive de répondre à la conscience de sa faiblesse d'homme ; la destructivité est la réponse de celui qui se sent impuissant.

La tendance qu'a l'adolescent à ne pas vouloir recevoir des adultes ce qui pourrait lui être bénéfique, donne une dimension toxicomaniaque aux conduites d'échec et de refus. Plus l'adolescent refuse de l'aide, plus il va mal, plus il a besoin d'aide, et plus il continue de refuser l'aide offerte. Si toute conduite d'échec à l'adolescence, y compris les tentatives de suicide, n'est pas pathologique, elle est donc au moins pathogène. Quand l'adolescent trouve le moyen de susciter à la fois l'intérêt des adultes et de les mettre en échec, il y prend goût. C'est pourquoi les personnes ayant déjà effectué une tentative de suicide ont dix fois plus de chance de se suicider que les autres et que le seul signe prédictif valable d'une tentative de suicide, c'est d'en avoir déjà commise une.

La conséquence en est que ceux qui ont le plus besoin d'être aidés sont les plus difficiles à trouver et à atteindre. Les structures mises en place ne touchent finalement que des populations allant relativement bien et capables de se prendre en charge. Les adolescents en très grande difficulté se sentiraient trop humiliés d'aller dans ces structures tellement leur demande est grande. Nous devons donc trouver des intermédiaires capables de les atteindre. Nous devons aussi créer des occasions de rencontre, d'échange entre adultes et adolescents. Je ne crois pas en effet aux grandes campagnes concernant les adolescents car elles ne font que renforcer dans leur opinion ceux qui sont d'accord avec la position diffusée et ceux qui s'en moquent. Les adolescents en difficulté ne cessent pas de se mettre en échec simplement parce qu'on leur dit que c'est mal, bien au contraire. Le nombre important de suicides qui a pu suivre les campagnes menées par certains établissements en témoigne. Cette contrainte doit être prise en compte.

Aider les adultes et notamment les familles est aussi primordial. L'école des parents et des éducateurs Ile-de-France, dont j'ai accepté la présidence, réalise par exemple un travail extraordinaire, qui plus est dans un esprit d'éthique qu'il convient de souligner. En effet, l'aide à la parentalité, dont on parle beaucoup, peut être un foyer de sectarisme, organisé ou non organisé. Les personnes à l'esprit sectaire se saisissent de cette opportunité pour faire du prosélytisme. Pour développer l'aide à la parentalité, il faut mener une action en réseau et l'école des parents et des éducateurs Ile-de-France a par exemple proposé aux municipalités de la région de créer des maisons ou des associations autour de la parentalité. Quand l'adolescent ne peut être contenu car il est pris dans une attitude destructrice envers les autres ou lui-même, il faut le sortir de son environnement habituel. C'est pourquoi l'hospitalisation en hôpital psychiatrique n'est pas révélateur de l'existence d'un diagnostic sérieux mais seulement de l'impossibilité de maintenir le patient dans son milieu ordinaire. Nous hospitalisons donc parfois des jeunes qui ne sont pas atteints d'une véritable pathologie.

Nous devons en revanche être conscients qu'il faut du temps et du suivi dans l'action en matière d'éducation. Or le besoin de temps, plus que celui de structures, pose problème aux politiques. Le temps est ce qui coûte le plus cher, donc ce qui est le plus mal vu par la société.

Par ailleurs, une meilleure coordination est indispensable. La France est riche d'institutions diverses mais elle ne sait pas les coordonner. Nous avons créé un dispositif expérimental recouvrant les domaines de la justice et santé et dont une des tâches était de recenser en Ile-de-France toutes les structures pour adolescents, quel que soit le domaine concerné (justice, santé, éducation etc.). Pas un ministère n'était capable de nous dire quels étaient les organismes existants. Certains ne pouvaient même pas nous indiquer les organismes relevant de leur responsabilité. L'Ile-de-France abrite ainsi quelque 20.000 structures destinées aux jeunes que personne ne coordonne. Il nous faut parvenir à une réelle coordination administrative et locale et permettre aux professionnels de bien travailler et de comprendre le travail de leurs collègues. Un psychiatre par exemple, après avoir informé les personnes concernées, doit pouvoir s'occuper des cas lourds, qui prennent parfois plus de dix ans à être résolus.

M. Jean-Louis LORRAIN - Des déviances sectaires et politiques sont rendues possibles par des politiques publiques, mais notre réunion de ce matin contribue à une prise de conscience utile et au développement de la connaissance.

Cependant, dans quelle mesure pouvez-vous répondre à la souffrance des familles en les engageant à entreprendre de nouvelles démarches auprès de certains de vos confrères ? Les parents d'un enfant anorexique par exemple sont contraints de multiplier les démarches, ce qui est très pénible, et réclament souvent une meilleure coordination de la prise en charge. La création d'une véritable politique de santé publique dans ces domaines est donc fondamentale.

Par ailleurs, n'y a-t-il pas un danger de vouloir répondre à toutes sortes de problèmes de société par la psychiatrie ? Ceci aboutirait à gérer en permanence la société sur le mode de la thérapie tout en conduisant à une perte de responsabilité et de liberté dans la souffrance.

M. Philippe JEAMMET - La situation dans les services est lamentable : sur 2.000 postes de praticiens hospitaliers en psychiatrie, 600 ne sont pas pourvus et pour combler le déficit, nous formons très rapidement des généralistes et recrutons des étrangers tant bien que mal. La disparition de la commission des maladies mentales a eu un effet catastrophique, le ministère de la santé s'est retrouvé laminé, et à un certain moment, la direction de la psychiatrie n'était tenue que par un seul responsable, qui n'était même pas le véritable responsable. Ceci est dû à une certaine dévalorisation du secteur de la psychiatrie.

Il faudrait recréer une commission d'approche globale et éviter de céder au mythe de la spécialisation à outrance. Certaines personnes croient possible d'instituer un service pour l'anorexie, un autre pour le suicide, un troisième pour l'anxiété, un quatrième pour la dépression etc. Or toutes ces maladies sont liées et peuvent atteindre le même patient. Certaines structures régionales se retrouvent dévalorisées car la création d'un pôle spécialisé dans une autre région est annoncée avec fracas et les familles ne veulent plus se faire soigner ailleurs. La première structure est pourtant capable de soigner le patient aussi bien, voire mieux, puisque le personnel n'y est pas submergé. Nous devons donc cesser les effets d'annonce, apprendre à mieux utiliser les structures régionales et réfléchir aux lacunes. Le travail de la fondation santé des étudiants de France devrait ainsi être imité dans de nombreuses régions. Cette fondation réalise en effet un travail merveilleux : elle fournit un accompagnement pédagogique et médicalisé aux étudiants, lesquels, une fois sortis des soins intensifs, bénéficient d'un suivi sur un ou deux ans.

Concernant le danger de psychiatrisation de la société, je crois qu'il repose sur la tentation de trop vouloir séparer les fous des autres personnes. L'ouverture aux tiers, qu'ils soient psychiatres, enseignants ou juges, est ainsi une des meilleures réponses à opposer aux conduites toxicomaniaques des adolescents. Du fait même de leur proximité, les proches des adolescents ne peuvent pas nécessairement les aider, comme l'illustrent les parents échouant à aider leurs enfants à accomplir leurs devoirs. Mais si le tiers ne doit pas être toujours un psychiatre, il doit comprendre les enjeux de la situation. Un professeur par exemple doit comprendre pourquoi il est important qu'il intervienne auprès de l'adolescent en tant que professeur et non en tant que psychologue improvisé. Ce partage des connaissances, nous tâchons de le réaliser au sein du DU dont vous a parlé Mme Brisset. Cette formation regroupe les personnels de l'éducation nationale, de la santé, de la justice, et, depuis cette année, de la police et de la gendarmerie. En faisant collaborer psychiatres et autres intervenants, nous évitons aux psychiatres d'avoir à intervenir dans toutes les situations et nous leur permettons de se consacrer aux cas lourds. La présence de ces cas lourds, qui requièrent une attention soutenue, ainsi que l'insuffisance des effectifs expliquent par ailleurs la réticence de certains psychiatres à s'impliquer dans d'autres actions.

M. LE PRÉSIDENT - Je donne la parole au professeur Giraud.

M. Francis GIRAUD - Mon cher collègue, votre exposé était remarquable. J'aimerais savoir à présent quelle est la situation d'autres pays dans le domaine du suicide des adolescents et cela depuis dix ans.

M. Philippe JEAMMET - La fréquence des tentatives de suicide semble diminuer depuis quelques années. Je rappelle qu'il faut bien différencier la tentative, du suicide proprement dit, la première étant dix fois plus fréquente que le second. Parmi les tentatives de suicide, on ne décompte pas séparément les personnes ayant commis une tentative pour la première fois et celles pour lesquelles il s'agit d'une récidive. En termes de comparaison, la France connaît l'un des taux de suicide des plus élevés d'Europe et l'on y recense entre 10.000 et 12.000 tentatives de suicide chez les adolescents.

Mme Gisèle PRINTZ - On manque beaucoup de médecins scolaires dans le primaire alors que ces derniers pourraient y déceler les premiers signes de problèmes psychologiques chez certains enfants. Je pense qu'il s'agit d'une idée à creuser. Par ailleurs, je m'étonne que vous estimiez les parents les plus inaptes à se préoccuper de leurs enfants adolescents. Qui d'autre pourrait mieux le faire ? Quand un enfant effectue une tentative de suicide, il est difficile de s'adresser à un étranger, de trouver un médecin qui puisse se pencher sur le problème. Les parents sont très démunis et selon moi, ils sont les seuls à pouvoir apporter leur aide à l'enfant.

M. Philippe JEAMMET - Le ministère de l'éducation nationale travaille, je crois, sur le renforcement du nombre de médecins scolaire. Parallèlement, l'académie de médecine travaille sur le lien entre la PMI et la médecine scolaire, car on constate malheureusement là encore une absence de suivi entre les deux structures. Je vous accorde donc que l'école est un puissant révélateur des difficultés, en même temps que l'adolescence est le révélateur de la qualité de la première l'enfance. Toute situation d'échec repérée chez un enfant doit ainsi faire l'objet d'une prise en charge ; à défaut, la situation s'aggrave.

Quant aux parents, je vous prie de m'excuser, j'ai dû mal m'exprimer. Les parents sont bien sûr les plus à même de signaler lorsque leur enfant va mal et de faire acte d'autorité auprès de lui en appelant un tiers et en l'empêchant ainsi de s'enfermer dans un comportement dévalorisant. Je dis ceci pour bien montrer que les parents ne doivent pas attendre que l'adolescent demande de lui-même une aide, mais opposer à la peur de l'adolescent de montrer ses faiblesses la nécessité de l'aide. Si les parents sont indispensables en tant que filet de sécurité de l'adolescent, ils ne peuvent cependant répondre à tous ses besoins. En matière scolaire par exemple, un certain nombre d'adolescents sont incapables de travailler chez eux. C'est pourquoi nous avons insisté auprès des pouvoirs publics -et nous avons été entendus- sur la nécessité de restaurer les études surveillées et les internats. Depuis quinze ans, je répète que les internats constituent des espaces de liberté pour les adolescents. Les parents et les adolescents, en se trouvant plus rarement ensembles, peuvent mieux s'apprécier et ne plus passer leur temps à s'opposer.

M. Jean-Pierre FOURCADE - J'ai été très intéressé par votre exposé, cher professeur. Nous savons que de multiples innovations et nouvelles structures voient le jour mais que le problème de fond étant le temps, ces structures ont tendance à se disperser.

Je constate par ailleurs que, suite aux modifications de notre environnement social, l'adolescence tend à se prolonger bien au-delà de la puberté et de la majorité. Le relais nocturne que j'ai créé dans ma commune pour les jeunes en déshérence, qui y sont conduits par des médiateurs, accueille une population excédant largement les vingt ans. L'adolescence atteint ainsi presque l'âge du RMI, c'est-à-dire 26 ans. Ce phénomène récent se développe.

Enfin, je regrette qu'en fin de collège et en début de lycée, qui sont des périodes clés, la médecine scolaire et les méthodes de diagnostic soient si défaillantes, dans les établissements publics comme dans les établissements privés. Il nous manque réellement une structure d'intervention pour remédier au problème de l'échec scolaire en fin de cinquième, qui est mal suivi en quatrième et en troisième. Que pourrait-on faire ?

M. Philippe JEAMMET - En principe, on savait quand commençait l'adolescence. Mais on le sait de moins en moins, notamment avec le phénomène des Lolita, ces petites filles pré-pubères qui jouent à l'adolescente. Ce phénomène renvoie à notre comportement d'adulte jouant de façon éhontée avec les enfants. Il est effarant qu'on puisse justifier ce phénomène par le plaisir qu'en tirent les petites filles. Si ces filles sont fascinées par l'adolescence, surtout lorsqu'elles sont peu sûres d'elles-mêmes, les laisser jouer à l'adolescence dès avant la puberté revient à leur voler leur enfance et cela a des conséquences certaines sur la personnalité, conséquences parfois dramatiques. Les distorsions que nous évoquions tout à l'heure s'en trouvent renforcées. Notre société libérale ne pourra donc faire l'économie d'une réflexion permanente et évolutive sur ses limites et ses valeurs : ceci est la contrepartie de la liberté.

En ce qui concerne la fin de l'adolescence, il est vrai qu'elle se trouve retardée par la faiblesse actuelle des deux piliers de l'état adulte que sont l'insertion professionnelle et la vie affective stable. On parle donc aujourd'hui de « post-adolescents » pour désigner ces jeunes adultes qui restent en dehors d'une insertion professionnelle minimale. Je rappelle à cet égard que le taux de suicide le plus important est observé dans la tranche d'âge des 20-24 ans. C'est pourquoi il faudrait créer des services destinés à la fois aux adolescents et aux jeunes adultes.

A propos de la nécessité d'une intervention à la fin du collège, je suis tout à fait d'accord avec vous. Les moyens de la médecine scolaire devraient être renforcés et il faudrait en même temps introduire des psychologues dans l'institution scolaire, pour que ces derniers accomplissent la mission d'évaluation. Le diagnostic et la thérapie seraient ainsi séparés, ce qui permettrait de ne pas annoncer directement aux adolescents la tenue d'une évaluation psychiatrique. Je confirme donc que devons apporter une réponse aux conduites d'échec, réponse qui peut prendre la forme d'une réorientation. Nous ne pouvons pas laisser les sujets seuls face à leur sentiment de dévalorisation, lorsque la société pousse en toutes circonstances à la valorisation de l'individu.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je vous remercie. Je donne la parole à M. Etienne.

M. Jean-Claude ETIENNE - Je remercie M. Jeammet d'avoir centré la question des problèmes d'adolescence sur la manière dont est gérée la distance relationnelle entre l'adolescent et les parents, et plus généralement entre l'adolescent et les adultes. J'ai remarqué de fortes convergences entre la présentation synthétique de votre analyse sur la crise adolescente, tirée de votre expérience de clinicien, et l'enquête épidémiologique de l'INSERM menée par Marie Choquet. Vous avez, par exemple, évoqué le rôle de l'école et du sport dans les violences adolescentes, quand Marie Choquet explique que la pratique sportive augmente le risque de violence, dénonçant ainsi l'idée reçue selon laquelle promouvoir le sport chez les adolescents est une bonne solution. Dans l'esprit du public en effet, le temps que les adolescents en difficulté consacrent à la pratique du sport est d'une part du temps durant lequel ils ne commettent pas d'actions violentes, d'autre part du temps qui leur est bénéfique. Une autre idée reçue que Marie Choquet et vous-mêmes dénoncez de concert est l'opinion selon laquelle les jeunes des grands ensembles sont beaucoup plus vulnérables que les autres : l'étude de l'INSERM explique que les facteurs familiaux et scolaires, bien davantage que les facteurs sociaux, jouent un rôle essentiel dans l'émergence des violences adolescentes, et c'est ce que vous nous avez montré. Je me demande donc si nous pourrions tirer de ces constatations quelques conclusions utiles à notre recherche de recettes optimales dans l'accompagnement des adolescents en crise.

M. Philippe JEAMMET - Cette enquête de l'INSERM permet en effet de relativiser certaines idées reçues. Cependant, certaines zones comme les banlieues condensent les problèmes sociaux et familiaux et ces derniers s'aggravent mutuellement. Nous ne nous pouvons donc réduire les violences adolescentes à un problème d'origine sociale mais nous devons prendre en compte cette dimension.

Concernant votre remarque à l'égard du sport, ma réponse sera également mitigée. Le sport n'est pas néfaste en soi et peut être très positif s'il permet un échange de plaisir avec les adultes, échange qui peut en effet passer par le langage du corps comme par la parole. Mais toute bonne chose est susceptible de se pervertir et le sport a été valorisé à outrance.

Je tiens à souligner que l'essentiel, quand on s'occupe d'un adolescent en crise, est d'éviter qu'il ne se dévalorise et qu'il ne se coupe du monde des adultes. Dire par exemple à un adolescent en situation pathologique, c'est-à-dire en prise avec des contraintes dont il n'arrive pas à se délivrer, qu'il ne se rend pas compte des avantages dont il dispose, de son bonheur vis-à-vis de ceux qui n'ont rien, est à proscrire car cela renforce sa détresse. De même, il ne faut pas se contenter de déplorer la situation lorsqu'elle est mauvaise et ne rien dire lorsqu'elle est bonne. Parallèlement, l'éducateur doit s'efforcer de maintenir un lien entre le monde de l'adolescent et celui des adultes. Si un jeune ne s'entend plus avec sa mère mais s'entend avec son père, la situation n'est pas trop grave. Elle devient plus problématique si le jeune ne s'entend ni avec son père ni avec sa mère, et dramatique s'il ne s'entend avec aucun adulte. Une rupture totale avec le monde des adultes plonge en effet l'adolescent dans un comportement exclusivement violent, contre lui-même ou contre les autres.

M. Michel ESNEU - J'ai beaucoup apprécié, professeur, votre présentation. Ne croyez-vous pas qu'il faille accentuer le caractère central de l'institution scolaire, qui possède et le temps et les adultes, au lieu de créer de nouvelles structures ou de nouvelles fonctions au sein de l'école ? Je pense que nous devons investir massivement dans la qualité de la profession d'enseignant car l'enseignant agit de manière transversale et peut valoriser le jeune sans l'envahir.

M. Philippe JEAMMET - Je vous l'accorde, l'école est une structure essentielle et nous devons la soutenir. L'école est le meilleur outil d'ouverture et de liberté et lorsqu'elle n'existe pas, nous en connaissons les conséquences catastrophiques. Ne pas savoir lire et écrire fait de quelqu'un un handicapé. Nous avons aujourd'hui perdu la capacité de nous émerveiller devant l'école, par le phénomène banal qui consiste à considérer comme dû ce dont on bénéficie. Mais nous devons retrouver cet émerveillement. Bien entendu, il n'est pas question de concevoir les programmes en fonction de l'attrait des enfants pour tel ou tel domaine. Les enfants n'iront pas de sitôt à l'école en chantant et ils doivent apprendre à tolérer l'ennui dans l'attente du plaisir qui suivra.

Cependant, pour gérer l'ennui et l'impatience, la confiance est nécessaire. Or celle-ci fait défaut, de la part des enfants comme de celle de la société. Pour résoudre cette situation de blocage, des tiers doivent intervenir et l'école doit abandonner son rôle de parent omnipotent qui croit pouvoir s'occuper de tout et doit tisser des liens avec d'autres secteurs. Pour résoudre les blocages que peuvent créer certaines attentes réciproques entre les parents et les enseignants, nous avons proposé que les enseignants volontaires et les parents puissent se rencontrer en dehors des conseils de classe pour parler de scolarité. Nous savons toutefois qu'une telle initiative se heurtera à de fortes réticences.

Ainsi, malgré tous ses défauts, il nous faut apprécier l'école.

Mme Nelly OLIN - Vous avez évoqué, monsieur le professeur, parmi les causes de la crise de l'adolescence, les erreurs d'urbanisme commises. Pouvons-nous espérer que les restructurations urbaines envisagées dans nos quartiers puissent endiguer cette crise adolescente ? Par ailleurs, quel est votre avis sur l'action des clubs de prévention dite spécialisée, qui, sous prétexte d'anonymat, ne tissent aucun lien avec les autres acteurs locaux ?

M. Philippe JEAMMET - Il est possible d'améliorer et de rendre plus conviviaux les quartiers existants, mais il faut qu'ils soient vivants, ce qui demande un certain investissement de la population. S'il n'y a aucun lieu vivant où les jeunes puissent se rencontrer, la situation ne s'améliorera pas.

Quoi qu'il en soit, nous serons toujours confrontés à ces quelque 12 % à 15 % d'adolescents qui se portent mal et se révèlent davantage sensibles que les autres à la frustration, aux réactions impulsives ou à la dépression, pour des raisons biologiques ou autres. Je rappelle que nous ne sommes pas égaux face à la drogue, à l'alcool ou aux émotions et que la psychiatrie a justement pour tâche de délivrer certaines personnes des contraintes qui pèsent sur elle. La psychiatrie n'a pas pour objectif de désigner comme anormales certaines personnes mais de les aider, y compris par les médicaments. Les adolescents pris dans une violence émotionnelle qui les déborde peuvent retrouver une certaine liberté grâce aux médicaments.

M. LE PRÉSIDENT - Je remercie le professeur Jeammet.

Audition de M. Jean-Pierre CHARTIER, psychologue, psychanalyste,
directeur de l'école de psychologues praticiens

M. LE PRÉSIDENT - J'invite à prendre la parole M. Jean-Pierre Chartier, psychologue, psychanalyste et directeur de l'école de psychologues praticiens.

M. Jean-Pierre CHARTIER - Je vous remercie de m'inviter une nouvelle fois, après mon intervention de l'année dernière dans le cadre de la commission sur la délinquance des mineurs. Je suis profondément d'accord avec nombre d'analyses de M. Jeammet et j'insisterai pour ma part sur le lien entre l'adolescent et la société.

Le mot « adolescent » apparaît dans la langue française au XIII e siècle et l'on ne rencontre guère d'adolescents au sens contemporain du mot qu'à partir du romantisme allemand du XVIII e siècle. Cela signifie que si l'adolescence correspond aux changements physiologiques, elle est aussi la réponse de celui qui n'est plus un enfant à la manière dont la société le regarde. Il est difficile d'envisager les difficultés de l'adolescence sans aborder ce que fait ou ne fait pas la société pour favoriser son intégration dans le monde des adultes. Je rappelle que le mot « adolescent » renvoie au terme latin adulescere , qui désigne celui qui est en train de grandir, tandis que le mot « adulte » renvoie au terme adultus , qui désigne celui qui a achevé sa croissance. Il s'agit donc de savoir ce qu'est un adulte pour un adolescent : s'agit-il seulement de quelqu'un qui a fini de grandir ? Nous savons que les critères d'âge ne sont plus pertinents pour définir l'adolescence. Le film Tanguy illustre tout à fait comment la situation s'est inversée en trente ans, le jeune de 18 à 20 ans n'ayant alors qu'une idée, celle de quitter le domicile familial, et celui d'aujourd'hui ne pensant plus qu'à quitter le foyer le plus tard possible, à 25, 27 voire 30 ans. Nous recréons ainsi un système clanique où il est possible de recevoir successivement à domicile les différents partenaires. Un certain nombre de changements culturels récents ont en fin de compte rendu plus ardue la tâche d'intégration des adolescents dans le monde adulte et cela nous renvoie à des problèmes de valeurs et aux travers de notre société.

Par ailleurs, de quelle crise s'agit-il quand on évoque l'adolescence en crise ? Selon moi, la crise de l'adolescent n'est pas un problème, au contraire de son absence. La crise relève d'un phénomène d'affirmation de soi bénéfique et Valéry disait par exemple qu'on ne fait pas un bon capitaine de pompiers à trente ans si on n'a pas été révolutionnaire à 18 ans. Je crois donc que c'est l'adolescence qui est en crise, plutôt que l'adolescent. Nous bénéficions autrefois de rites d'initiation et de passage qui prenaient officiellement en charge le passage de l'enfance à l'adolescence. Dans l'Antiquité, le jeune changeait par exemple de vêtement et s'initiait au maniement des armes. Au Moyen-Age, le jeune aristocrate devenait chevalier et l'homme du peuple devenait, après un long parcours d'initiation professionnelle et d'éloignement de son foyer, un compagnon doté de toutes les prérogatives de l'adulte. Les rites moyenâgeux, notamment religieux, ont progressivement disparu, comme la communion solennelle chez les catholiques ou la confirmation chez les protestants, lors de laquelle on remettait une clé au garçon. Aujourd'hui, l'enfant de cinq ans possède une clé autour du cou ! Ces rites, que l'ethnologue d'origine hollandaise Arnold van Geneppe a décrits dès le début du XX e siècle pour les sociétés traditionnelles, existent encore dans les tribus africaines mais sont laminés par l'exode rural. Dans notre société, il n'y en a plus aucun depuis l'abolition du service militaire obligatoire. Plus rien ne sacralise ni n'encourage le passage à l'état adulte.

Or quand les rites disparaissent, les adolescents en inventent de nouveaux, mais ces derniers ont alors une valeur ségrégative au lieu d'une valeur intégrative. Le rap en est un exemple. Par le biais des évolutions culturelles et des lois compassionnelles de circonstance, nous en sommes arrivés à promouvoir le règne de « l'enfant généralisé », selon l'expression de Jacques Lacan. J'ajouterai à cet égard que la plus grande aberration psychologique de ce siècle a été la charte des droits des enfants. Je ne critique pas son contenu, encore qu'on puisse discuter du droit d'association ou du droit de choisir librement sa confession pour des enfants. Je critique seulement le fait que cette charte tend à gommer les différences entre l'enfant et l'adulte, différences aussi nécessaires que celles existant entre l'homme et la femme. Je propose donc que l'on garde la charte des droits des enfants, à condition de la renommer « charte des devoirs des parents ». Les parents ont des devoirs mais les enfants n'ont pas de droits. Je considère ainsi irresponsables et compassionnelles toute une série de lois, telle celle permettant de changer de sexe à sa convenance. Les principes psychologiques fondamentaux sont malheureusement considérés comme réactionnaires. Cette dénomination toutefois s'avère justifiée en un certain sens : il est temps de réagir contre la dilution permanente de tous les principes qui permettent seuls une construction efficace de la personnalité.

Vous me demandiez, monsieur le président, si je constatais une augmentation des difficultés chez les adolescents. Cela est certain.

Concernant l'effet du sport sur l'adolescence en crise, je souhaite préciser à M. Etienne que les effets néfastes évoqués par le rapport de l'INSERM se réfèrent à une pratique sportive intensive, supérieure ou égale à huit heures par jour. Il s'agit donc de sport de compétition, où l'objectif est d'anéantir l'adversaire. On comprend aisément le rapport avec la violence.

Quelles actions faudrait-il donc engager en faveur des adolescents ? Je crois tout d'abord qu'il faut former correctement les professionnels qui s'occupent le plus des enfants et des adolescents, c'est-à-dire les enseignants et les éducateurs. Il semblerait que dans un certain nombre de formations et particulièrement dans les IUFM et les écoles d'éducateurs, on ait oublié de former les futurs professionnels au bon sens. Pour devenir instituteur, il faut désormais détenir une licence : je me demande bien en quoi cela peut être utile à l'enseignement de la lecture ou de l'écriture. Et parallèlement, les IUFM considèrent comme inutile l'enseignement de psychologie des enfants et des adolescents et le suppriment au profit de cours de sociologie. Cela est totalement absurde et il est indispensable de réformer ces formations, en introduisant des cours de psychologie, de dynamique de groupe et des enseignements techniques sur la gestion de la violence.

Nous devons aussi éviter de psychiatriser la crise de l'adolescence. Cela est difficile car la tendance actuelle de la société est de judiciariser ou de psychiatriser les problèmes. Le changement de nom du centre de recherche de l'éducation surveillée, fondé par mon regretté ami Jacques Selosse dans les années 50, en « protection judiciaire de la jeunesse » l'illustre. L'aspect éducatif a disparu de l'intitulé au profit du seul aspect judiciaire. Or si nous oublions le volet éducatif dans le traitement de l'adolescence en crise et ne pensons qu'aux volets psychiatrique et judiciaire, nous n'arriverons à rien. Il est temps de renoncer à l'école unique et à l'objectif de 80 % de réussite au baccalauréat, comme si seul le baccalauréat permettait de réussir. Nous devons mettre en place une école compatible avec les différentes formes d'intelligence, revaloriser les parcours manuels et les capacités autodidactes, parfaitement négligées par l'enseignement traditionnel. Pourquoi est-il impensable qu'un enfant de 12-13 ans aille dans un atelier et réalise quelque chose de ses mains ? S'il est indispensable de cultiver l'enfant et de développer sa créativité, il est tout aussi indispensable de ne pas le faire dans un cadre scolaire unique.

Par ailleurs, l'adolescence étant en partie faite d'une volonté de transgression, la société doit aménager des espaces de transgression raisonnable, c'est-à-dire des lieux où l'adolescent peut transgresser certaines limites sans prendre trop de risque pour lui-même ou pour les autres. Lorsque dans ma jeunesse nous allions fumer en cachette dans les toilettes, cela peut être considéré comme un espace de transgression raisonnable. Aujourd'hui, la consommation de haschich peut jouer ce rôle, sauf pour les adolescents qui en fument quotidiennement. Ceci ne signifie absolument pas que je sois favorable à la légalisation de l'herbe.

Il est essentiel de soutenir aussi les parents et d'aller au-devant des jeunes. Il est tout à fait louable que de plus en plus d'accueils municipaux, animés par des éducateurs ou des psychologues se mettent en place et je participe par exemple à l'action de l'accueil municipal d'Issy-les-Moulineaux. Il faut cependant lancer des actions en direction les jeunes qui ne viennent pas d'eux-mêmes et qui en auraient le plus besoins. Comme nous le disions, les personnes qui viennent chercher de l'aide pourraient à la limite s'en passer. C'est pourquoi j'avais ouvert en 1973 un service de soin et d'éducation spécialisée à domicile, composé de psychologues et d'éducateurs se déplaçant là où se trouvaient les jeunes en difficulté, ces derniers pouvant bien entendu venir au domicile du service. Notre travail était à la fois éducatif et psychologique car il est indispensable de prendre en compte de manière simultanée ces deux dimensions. Il faut aussi s'adapter à la singularité de ces individus et ne pas leur demander de respecter notre protocole.

Peut-on enfin rêver que notre société, que l'on peut qualifier « d'adulescente », cesse de valoriser à outrance l'adolescence, de se complaire dans le jeunisme et de raisonner à court terme en valorisant le narcissisme et la consommation ? J'aimerais ne plus entendre ces slogans, proclamant : « Vous le voulez, vous pouvez l'avoir » ou bien « Parce que vous le méritez bien. »

M. Jean-Louis LORRAIN - Monsieur le directeur, j'aimerais que l'on évoque la formation professionnelle de vos étudiants. Nous, élus, avons du mal à nouer des contacts avec les psychologues, qui revendiquent une certaine autonomie. Or, si le psychologue est un tiers très utile aux familles en difficulté comme l'explique le professeur Jeammet, cette situation est dommageable car nous sommes quotidiennement confrontés à des difficultés familiales dans les RASED. Je m'étonne aussi de ce que le grand nombre de travaux consacrés aux violences scolaires aient conclu au renforcement du rôle des assistantes sociales, des infirmières et des conseillers d'éducation mais n'aient pas mentionné les psychologues scolaires. Nous ne doutons pas du professionnalisme des psychologues scolaires, qui sont heureusement totalement indépendants des politiques, mais nous avons du mal à appréhender leur travail.

M. Jean-Pierre CHARTIER - Cette question touche de façon très pertinente à la question scandaleuse de la disparité des statuts de psychologue en France. Les psychologues scolaires ne sont pas formés à l'université comme les autres. Il est aberrant que l'éducation nationale ait créé une formation en interne, destinée aux instituteurs et qui durent quatre ans au lieu des cinq années exigées à l'université. Avec ce système, il est en outre possible que les élèves puissent être aidés par un psychologue scolaire qui était auparavant leur enseignant ! Enfin, les élèves du secondaire ne bénéficient pas de psychologues scolaires mais seulement de conseillers d'éducation, qui ont obtenu après de longues revendications d'entrer dans le cadre de la loi de 1985.

Notre école des psychologues praticiens est un institut privé rattaché à l'institut catholique de Paris dont le diplôme est reconnu par l'Etat. Nous formons des psychologues en cinq années, dont les quatre premières sont consacrées à un tronc commun et la dernière à une spécialité. Le tronc commun est le même, que l'élève souhaite exercer dans l'entreprise ou dans la clinique. Il est en effet bon que l'élève sache ce qu'est une entreprise. En fin de cursus, l'élève a le choix entre cinq spécialités dont trois cliniques : psychopathologie, santé et société, psychologie et justice. La section psychopathologie est une branche classique de la psychologie. La spécialité « santé et société » a été créée y a une dizaine d'années, quand on a remarqué que les psychologues seraient de plus en plus amenés à intervenir dans des lieux qui ne sont pas des lieux de soins psychiatriques. La spécialité psychologie et justice forme les étudiants qui veulent travailler avec les délinquants. Ils reçoivent par exemple des cours de droit ou de psychopathologie du milieu carcéral. Nous estimons ainsi que les spécialités doivent suivre l'évolution des besoins de la société.

M. Gilbert BARBIER - Je suis surpris, monsieur le directeur, que vous n'évoquiez pas combien les pré-adolescents sont confrontés de manière précoce aux problèmes des adultes, qu'il s'agisse de problèmes économiques, de problèmes d'argent ou de sexualité... Vous n'évoquez pas non plus l'effet que peut avoir la confrontation des enfants, dès le plus jeune âge, avec les médias, avec les films violents et pornographiques. Il semble que si, dans le passé, l'adolescence se passait de manière assez naturelle, cela n'est plus le cas. Le fait que les pré-adolescents soient confrontés à des problèmes autrefois réservés aux adultes ne serait-il pas à la source d'un certain nombre de difficultés ?

Par ailleurs, vous avez choqué plus d'une personne parmi nous lorsque vous avez mentionné les possibilités de transgression qu'offrait la consommation du cannabis. Nous sommes actuellement en commission d'enquête et il nous semble qu'un certain nombre de difficultés des adolescents aient pour origine une consommation de cannabis. Les études cliniques n'ont pas livré toutes leurs conclusions mais les dernières informations nous ayant été transmises indiquent que les nuisances occasionnées par le cannabis sur l'homme ne sont pas nécessairement liées au caractère plus ou moins prolongé de la consommation. Une prise unique pourrait donc produire des effets psychologiques négatifs. Il me paraît donc fondamental que le cannabis soit véritablement interdit. Pour cela, il faudrait sans doute renforcer le caractère interdit de la consommation de cannabis, surtout vis-à-vis d'un certain nombre de juges qui ont estimé cette pratique tolérable.

M. Jean-Pierre CHARTIER - Vos propos appuient ce que je disais à propos du règne de l'enfant généralisé. Cet enfant généralisé est adultifié car on lui donne les mêmes droits que les adultes : en l'occurrence, on l'expose à la violence et à la pornographie. Je souhaite d'ailleurs rappeler que depuis le début du siècle, l'âge de la puberté s'est abaissé d'un an. On a récemment débattu sur la place publique de l'influence des spectacles télévisés mais vous avez pu remarquer le vacarme que cela a produit. Je me demandais depuis longtemps quelle influence pouvait avoir une exposition extrêmement précoce des enfants à la télévision sur la violence des enfants mais aussi sur leur manière de penser le monde. Or on remarque que la manière de penser des enfants n'est plus adaptée aux méthodes scolaires, qui reposent sur la lecture et le déchiffrage linéaire. Nous avons négligé de mener des recherches en ce domaine et il faudrait remédier à cela. La disparition des rituels a également un impact sur les enfants. Même le rituel du repas est en train de disparaître : de plus en plus d'enfants rentrent, se servent dans le frigidaire et prennent leur plateau-télé. Nous devons ritualiser à nouveau la vie des enfants si nous voulons qu'ils puissent se former une personnalité avec confiance.

Concernant le haschich, je ne souhaite absolument pas promouvoir cette substance. Je disais simplement qu'une légalisation de cette herbe mènerait les adolescents à chercher d'autres formes de transgression, encore plus brutales. Le haschich a de nombreux inconvénients mais ils ne sont pas véritablement d'ordre médical. Le plus grave danger du haschich selon moi est qu'une consommation régulière provoque une désinsertion scolaire puis professionnelle. Dans mon activité privée de psychanalyste, je rencontre ainsi des jeunes qui ont fumé pendant dix ans et découvrent à trente ans la réalité de la vie et à quel point ils sont tombés bas. Le second problème posé par le haschich est l'économie souterraine, mafieuse, qui lui est liée. On sait bien par exemple que lorsqu'une cité est calme, c'est qu'elle est complètement prise en main par les dealers.

M. LE PRÉSIDENT - Je donne la parole à Mme Olin, spécialiste de la politique de la ville et présidente de la commission d'enquête sur la toxicomanie.

Mme Nelly OLIN - J'ai été choquée par vos propos, monsieur le directeur, puis rassurée lorsque vous avez expliqué n'être pas favorable à la dépénalisation. On entend beaucoup parler de sas de décompression dans les nouveaux lycées, ces sas devant d'abord être construits à l'entrée du lycée, puis à la sortie et finalement entre les salles. Je trouverai extrêmement grave qu'on imagine comme seule activité pour ces sas la consommation de cannabis et de tabac. Il est possible de décompresser en écoutant de la musique classique, en lisant ou en parlant entre jeunes. J'ose donc espérer qu'un joint ne sera jamais toléré dans les sas de décompression.

Il est vrai qu'à un certain moment, les politiques ont été tentés de banaliser la consommation de cannabis, en constatant sa banalisation de fait. Mais nous avons entendu au sein de la commission d'enquête des propos alarmants sur cette drogue, qui provoquerait démotivation, déscolarisation et perte de repères. Je me battrai donc et, je crois, nombre de mes collègues avec moi, pour éviter que notre jeunesse ne tombe dans ce fléau, sous la poussée d'autrui ou par envie de décompression. Notre politique doit être d'autant plus rigoureuse qu'une véritable économie mafieuse s'est mise en place au sein des établissements scolaires et des banlieues. Sans parler de la prise récente à l'université Censier, on démantèle presque quotidiennement des réseaux de trafic importants, la plupart alimentant le show-biz.

M. Jean-Pierre CHARTIER - Je suis tout à fait d'accord avec vous et j'estime d'ailleurs inadmissible qu'on mette en place à l'intérieur des écoles des sas de décompression. La décompression se fait dans la cour de récréation, à la fin de la journée mais pas dans l'école. Cette situation résulte une fois de plus d'une tentative de conciliation avec les adolescents qui n'a pas lieu d'être. L'école demande des efforts, quoi qu'on ait pu rêver en 1968, et il faut le reconnaître. Bien entendu, je suis encore plus opposé à la consommation de joints à l'intérieur de l'établissement.

Mes propos visaient simplement à montrer la nécessité d'espaces de transgression raisonnables, pour éviter que les adolescents, dans leur recherche de transgression d'interdits, ne se tournent vers des conduites à haut risque. J'ai à l'esprit les pratiques ordaliques, sorte de paris insensés, comme la tentative de remonter l'autoroute en sens inverse ou de boire trente bières d'affilée. Ces pratiques à haut risque résultent peut-être d'un manque de régulation ou d'un manque d'espaces raisonnables de transgression. Mais les espaces de transgression ne peuvent être aménagés dans les écoles.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je vous remercie, monsieur le directeur, pour vos éclairages et les débats qu'ils ont suscités.

Audition de M. Jean-Marie PETITCLERC,
Directeur de l'Association du Valdecco,
chargé de mission au conseil général des Yvelines

M. LE PRÉSIDENT - J'invite à nous rejoindre M. Jean-Marie Petitclerc, directeur de l'association du Valdecco et chargé de mission au Conseil général des Yvelines.

Certaines des questions posées ce matin pourront ainsi recevoir une réponse, comme l'interrogation de Mme Olin sur la prévention spécialisée. Cette matière en effet mérite attention car elle pourrait donner lieu à une initiative législative.

Je vous invite, monsieur Petitclerc, à nous présenter votre vision de l'adolescence en crise et de l'adolescence en général. Nous ne voulons pas en effet véhiculer une image exclusivement négative de cette période mais réaffirmer le caractère positif d'un certain nombre d'éléments et construire une politique de prévention qui soit digne de nos adolescents.

M. Jean-Marie PETITCLERC - Je vous remercie. Je vous présenterai, pour ma part, le point de vue de l'éducateur. J'exerce en effet le métier d'éducateur spécialisé depuis 25 ans dans les quartiers sensibles et travaille aujourd'hui au Val d'Argent nord à Argenteuil.

Les adolescents circulent quotidiennement sur trois lieux, et ces trois lieux constituent chacun une référence forte. Il s'agit de la famille, de l'école et de la rue. L'école représente la culture républicaine et l'enseignant y est l'adulte référent. Le domicile est dominé par la culture familiale et par les parents. La culture de la rue est marquée par un certain code de l'honneur, un mode spécifique d'organisation, comme l'économie parallèle, un code de communication largement influencé par les médias, et le rôle des aînés. On peut ainsi mesurer la marginalisation d'un jeune selon le temps qu'il passe dans la rue : si celle-ci représente un espace de circulation, le jeune est bien intégré ; si elle est un lieu de vie, le jeune est marginalisé.

L'une des difficultés principales de nos adolescents tient à ce que les trois catégories d'adultes référents, enseignants, parents et aînés, se contredisent et se dévalorisent en permanence. Les enseignants attribuent l'attitude des adolescents à la démission des parents ou à la rue. Les parents, tout en reconnaissant l'influence de la rue, affirment que les enseignants ne savent pas assurer la discipline alors qu'ils se prétendent des professeurs de l'éducation. Les aînés expliquent aux adolescents que travailler à l'école ne sert à rien, leur école étant « pourrie » et l'avenir bouché pour eux. Il est vrai que le fossé s'est creusé entre les différents collèges. La carte scolaire constituait autrefois un outil pertinent, à l'époque où régnait une certaine mixité sociale, mais elle conduit aujourd'hui à une terrible ségrégation. Dans un tel système de contradiction, le risque pour l'adolescent c'est la folie ou la violence ! S'il devient violent, ai-je l'habitude de dire avec humour, c'est un signe de bonne santé ! Il est impossible donc de comprendre l'adolescent si on ne comprend pas ce qu'il vit à l'école, dans la famille et dans la rue. Un des grands dysfonctionnements de la politique nationale provient justement de la très grande sectorisation des interventions.

Il nous faut donc trouver une cohérence entre ces trois lieux de référence de l'adolescent. Au Valdecco, nous tâchons d'approcher l'adolescent de manière globale, en développant des activités éducatives autour des trois pôles et en créant un lien entre eux. Dans le cadre d'un agrément de prévention spécialisée, nous menons des actions d'animation de rue auprès des bandes d'adolescents. Dans le cadre du projet « CLAS » (comités locaux d'accompagnement scolaire), nous menons des actions de soutien scolaire et de médiation famille-école. En matière d'accompagnement des parents, nous animons des groupes de paroles et un service de médiation familiale

Concernant l'adolescence en crise, je partage beaucoup des opinions exprimées ce matin, notamment à propos de l'allongement de la période de l'adolescence. L'adolescent d'aujourd'hui est physiologiquement adulte mais socialement enfant, ce qui provoque inévitablement une période de malaise. Or, en trente ans, cette période a doublé, pour recouvrir non plus la tranche d'âge des 13-20 ans mais celle des 12-26 ans. Rappelons-nous que dans certaines société africaines, l'adolescence dure une semaine, le temps des rites d'initiation !

Une difficulté centrale de l'adolescence est de mourir à l'enfance. J'ai mesuré combien le niveau des conduites symptomatiques à l'adolescence était lié à la difficulté de réaliser ce travail de deuil, que doit effectuer tout adolescent. Ce dernier doit en effet renoncer à l'image idéale de l'adulte, à l'image idéale de lui-même et passer du rêve au projet. Plus l'écart est grand entre l'idéal rêvé et la réalité, plus l'adolescence risque d'être turbulente. A l'adolescence, le jeune se rend compte de l'écart entre ce qu'il aimerait être et l'image que les autres lui renvoient ; il devient terriblement attentif au regard des autres, alors qu'enfant, il n'y faisait pas très attention.

Cette dépendance débouche sur deux risques. Le premier est la tentation du repli sur soi, qui se traduit par exemple par l'isolement, l'anorexie ou le repli communautaire ethnique. Dans la cour de récréation d'une école primaire, on voit avec bonheur les Africains jouer avec les Maghrébins ou les petits Français. Dans la cour d'un collège, on se désole de constater la nette séparation qui s'instaure entre les différentes communautés. Le deuxième risque est la tentation de se réfugier dans la consommation de joints. Le cannabis, consommé à plusieurs, instaure une sorte de chaleur communicationnelle qui fait oublier le regard d'autrui et le besoin de reconnaissance d'autrui porte les jeunes à consommer du cannabis pour ressembler aux autres membres du groupe. Quand un jeune fume sa première cigarette ou son premier joint, il ne le fait pas d'abord pour se faire plaisir mais pour se rendre crédible aux yeux d'un groupe.

La dépendance à l'égard du groupe rend souvent très difficile le travail de l'éducateur. Ce dernier peut fort bien avoir un bon contact et mener une discussion fructueuse avec un adolescent lors d'un entretien individuel, puis constater que l'adolescent, revenu dans son groupe, fait tout l'inverse de ce dont ils étaient convenus. Le groupe représente le même enjeu pour l'adolescent bien intégré de centre-ville que pour un adolescent de banlieue en difficulté. Seule la nature du groupe change : l'un se préoccupe de foot, de musique ou de danse tandis que l'autre s'occupe de vols de voitures. Dans ce dernier groupe, il est en effet impossible de parler d'école, car elle signifie échec scolaire, d'avenir, car il n'y en a pas, et de famille, car elle rappelle les conflits familiaux. Voler ou brûler des voitures permet donc de vivre un événement stressant dont il est possible de parler plusieurs semaines durant. C'est ce que m'avait répondu un jour un adolescent de quatorze ans, à qui je demandai ce que lui avait apporté de brûler une voiture. L'éducateur doit donc aider l'adolescent à devenir adulte, c'est-à-dire à devenir attentif au regard des autres -les autres pouvant toujours nous apprendre quelque chose- sans en être dépendant.

Pour réussir son adolescence, il faut également passer du rêve au projet. L'adolescence des enfants en échec scolaire est donc beaucoup plus difficile. Ils sont souvent orientés dans le seul objectif de remplir les effectifs de certaines structures et de ne pas remettre en cause le nombre d'enseignants de ces structures. Je connais ainsi des adolescents en lycée professionnel qui n'ont choisi ni leur filière ni leur établissement, qui sont incapables d'investir une seule parcelle de sens dans leurs activités scolaires et fuguent sans arrêt pour se donner une existence. Les adolescents en mal de projet risquent de se replier dans le monde du rêve ou de se rebeller. La tentation de se replier sur ses rêves mène elle aussi au cannabis, car sans lui, la vie peut devenir trop triste. Quant à la rébellion, elle s'exprime contre tout ce qui représente la société : le policier, le pompier, le receveur, la voiture... L'adolescent, qui n'est pas porté à l'autocritique par nature, reporte sur la société toutes ses difficultés et adoptent certains simplismes : il estime par exemple que parce qu'il habite dans un quartier, il ne peut devenir que fraiseur, mais que s'il avait habité Versailles, il serait devenu ingénieur.

En conclusion, les adolescents ont besoin aujourd'hui d'éducateurs qui les accompagnent sur les chemins de sortie de l'enfance, comme le signifie l'étymologie du mot éducateur : exducere .

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie de nous avoir permis de mieux comprendre l'adolescent et ce que nous vivons quotidiennement dans nos communes.

M. Jean-Louis LORRAIN - En matière de violences scolaires, pensez-vous que les éducateurs puissent intervenir à l'intérieur des collèges, c'est-à-dire faire pénétrer les conseils généraux dans l'enceinte de l'Education nationale, à un moment où l'on demande aux professeurs d'être aussi des éducateurs ? Pensez-vous que vous puissiez jouer le rôle de passeur entre l'univers de la rue et celui de l'école ?

M. Jean-Marie PETITCLERC - Je ferai quelques remarques sur les trois types de violences et sur le rôle de l'éducateur de prévention. Imaginez l'histoire suivante : vous êtes convoqué chez votre responsable et ce qu'il vous dit provoque en vous une bouffée de violence. Celle-ci peut avoir plusieurs origines. Si vous êtes déjà irrité par des événements pénibles qui vous sont advenus la veille, il s'agit d'une violence-mode d'expression. Votre violence est alors directement liée à votre tension intérieure et n'a aucun rapport avec les propos de votre interlocuteur ou le climat régnant dans l'institution. Si vous avez trop souvent été victime de votre supérieur et que vous décidez cette fois-ci de ne plus vous faire avoir, il s'agit d'une violence-mode de provocation, sorte de cri d'existence. Si vous êtes en désaccord total avec votre responsable et décidez de faire pression sur lui au moyen de la violence, la discussion étant inutile, il s'agit d'une violence-mode d'action.

Ces trois types de violence n'appellent absolument pas le même type de réponse. Des excuses suffisent en cas de violence-mode d'expression alors qu'une autre réponse est indispensable en cas de violence-mode d'action, celle-ci mettant en péril le fonctionnement de l'institution. Il faut avoir conscience de cela quand on travaille avec des adolescents, car ils sont capables des trois types de violence.

L'adolescent insécurisé, qui est souvent un « handicapé » du langage émotif, a recours à la violence-mode d'expression, au contraire de l'adolescent bien intégré qui n'en a pas besoin. La meilleure prévention est alors de développer l'accès à la culture et de donner à ces adolescents le moyen d'exprimer ce qu'ils ressentent. Or à Argenteuil, aucun enfant ne peut aller avec sa classe à Paris, car les enseignants craignent de se retrouver devant les tribunaux si un enfant s'échappe et ne reprend pas le train au retour. Les enseignants emmènent donc les élèves à quelques kilomètres d'Argenteuil et à quinze ans, certains adolescents n'ont jamais vu Paris. Comment s'étonner que la culture spontanément développée par ces jeunes soit celle de la violence ?

La violence-mode de provocation nous renvoie à la relation adolescent-adulte qu'a si bien décrite le professeur Jeammet. L'adolescent a besoin de l'adulte, mais celui-ci le menace dans son autonomie. La violence provocatrice peut alors jouer le rôle de mise à distance. Je souhaite aussi rappeler que certains adolescents manquent de repères masculins : élevés par une mère seule, ils vont dans un établissement sous l'autorité de Mme le principal où ils reçoivent des cours dispensés par des enseignantes. Ayant commis un délit, ils passent devant Mme le juge, qui confie la mission d'éducation surveillée à Mme l'éducatrice spécialisée. Les seuls hommes qu'ils rencontrent sont les CRS. Ils en ont donc besoin et ils lancent un petit feu pour les appeler. Il s'agit de violence-provocation. Face à ce type de violence, la médiation est nécessaire. A défaut, la relation à deux peut devenir un combat.

Quant à la violence-mode d'action, elle est intolérable et doit être fermement sanctionnée. Un des dysfonctionnements du système judiciaire tient sans doute à ce qu'un certaine nombre de juges estiment inutile de sanctionner dès la première fois. Cette méthode est peut-être bénéfique pour les adultes mais certainement néfaste pour les pré-adolescents et les adolescents. Les parents savent pertinemment que lorsque s'ils ne sanctionnent pas leur enfant dès le premier incident, ils se décrédibilisent.

Nous devons repérer au sein des établissements scolaires les trois types de violence pour offrir une réponse adaptée : la sanction à l'égard de la violence-mode d'action, la médiation en cas de provocation et le développement d'une politique de prévention dotée d'une forte dimension culturelle pour la violence-mode d'expression. En matière de médiation, l'écoute ne peut se limiter à un point écoute le mardi entre 13 h 30 et 13 h 55. Il faut un investissement bien plus important et les éducateurs peuvent jouer ce rôle de médiateur. C'est pourquoi j'ai regretté que les emplois-jeunes de l'éducation nationale soient souvent confinés à l'intérieur de l'établissement et ne puissent créer du lien vers l'extérieur.

Concernant la prévention spécialisée, je souhaite préciser qu'elle est destinée aux bandes d'adolescents complètement marginalisées, à l'écart de tout autre structure. Pour atteindre ces bandes, l'anonymat de l'éducateur, la libre adhésion et la non-institutionnalité sont indispensables. Je continue donc de défendre le mode d'approche spécifique de la prévention spécialisée, qui est un métier exercé par très peu d'éducateurs. Mais j'ai constaté une tendance des éducateurs à vouloir intervenir plus tôt, au profit des plus jeunes, en vue de prévenir la formation de bandes déstructurées. Dans ce cas, les méthodes de la prévention spécialisée ne sont plus du tout adaptées : il faut au contraire combattre le sentiment de toute-puissance de l'enfant à l'égard d'un anonyme, l'éduquer au rapport à l'institutionnel, lui imposer une aide s'il perturbe l'ordre public. Le problème est donc que ce corps de métier des éducateurs s'est défini par une pratique ciblée auprès des bandes, et a étendu ces pratiques à des domaines qui ne le justifient pas. Si nous avons besoin d'éducateurs en prévention spécialisée pour les bandes désorganisées, pour les plus jeunes, nous avons besoin d'éducateurs de prévention générale qui créent du lien entre l'école, la rue, la famille et les responsables locaux.

M. Gilbert BARBIER - Les collectivités ont créé les ALMS, c'est-à-dire les agents locaux de médiation sociale, postes occupés par des jeunes dont la fonction est de servir d'intermédiaire entre les adultes et les adolescents en matière de problèmes de rue. Pensez-vous que cette voie doive être développée ?

Vos propos sur le deuil me conduisent à vous poser une autre question : pensez-vous qu'encourager d'une manière ou d'une autre le retour aux rituels ou aux habitudes ethniques puisse favoriser l'intégration des jeunes au monde occidental ? Je pense par exemple au développement des cours de langue arabe ou turque et aux animations ciblées sur la situation actuelle des pays d'origine des parents ?

M. Jean-Marie PETITCLERC - Le conseil économique et social a établi un rapport au sujet des ALMS et en a conclu que le meilleur côtoyait le pire. Pour que l'expérience soit réussie, trois critères semblent nécessaires.

Le premier est une mission claire de médiation, c'est-à-dire de création de lien entre des personnes qui ont du mal à communiquer entre elles. Si dans un quartier sinistré que les commerçants quittent, que les enseignants souhaitent quitter et où les policiers ont du mal à pénétrer, un politique décide d'inverser la situation, il pourra se servir de la médiation. Mais s'il décide de remplacer les commerçants et les policiers par les médiateurs, il se trompe et renforce la ghettoïsation. Or certains élus ont voulu faire jouer aux médiateurs un autre rôle que le leur.

Le deuxième critère est une bonne formation. J'expliquais par exemple au cabinet de Martine Aubry qu'il était impossible, sans courir à la catastrophe, de faire exercer à des jeunes un métier qu'ils ne connaissent pas en étant encadré par des adultes qui ne le connaissent pas non plus. Nous accueillons 80 jeunes par an à l'institut de formation aux métiers de la ville et nous insistons lourdement pour qu'ils ne se considèrent pas comme les avocats des adolescents, ce qui est leur position naturelle. Le jeune doit aussi apprendre quelles sont les diverses institutions. A cet égard, je suis effrayé d'entendre de la bouche de jeunes de 18 à 20 ans ayant beaucoup fréquenté l'institution judiciaire que « quinze jours avec sursis » signifie « se tenir tranquille pendant quinze jours puis faire ce que bon leur semble ». Ces adolescents n'ont pas compris le langage de l'institution judiciaire.

Le troisième critère est la qualité de l'encadrement.

Par ailleurs, je regrette la disparition brutale des emplois-jeunes. Si dans certains lieux, le dispositif n'était destiné qu'à réduire le chômage, dans d'autres, des actions remarquables ont été expérimentées. Il aurait fallu examiner chaque situation pour trouver les moyens de professionnaliser les expériences fructueuses et de tirer les leçons des expériences infructueuses.

Je répondrai enfin de manière nuancée à votre question concernant l'insertion. Je crois que le modèle communautariste anglo-saxon n'est pas fidèle à notre tradition républicaine, mais que notre modèle d'intégration individuel ne fonctionne plus aujourd'hui. Par ailleurs, les jeunes peuvent avoir besoin de temps à autre de se retrouver entre Maliens, Sénégalais ou Algériens. Moi-même, qui manie difficilement les langues étrangères, je suis fort aise de passer de temps à autre une soirée entre Français lorsque je me déplace à l'étranger. J'illustrerai aussi mon propos avec l'exemple de l'enfant handicapé. J'explique toujours aux parents d'un enfant handicapé que s'ils lui choisissent une école intégrée, il est souhaitable de l'envoyer en vacances avec d'autres enfants handicapés et réciproquement. L'enfant a besoin en effet de se retrouver parmi des enfants comme lui, pour qu'il ne se sente pas anormal, mais il a également besoin de ne pas se sentir enfermé dans un certain monde. Dans le domaine de l'intégration, cela signifie qu'il faut favoriser des espaces de retrouvailles entre les enfants issus de l'immigration, mais aussi continuer d'offrir des espaces d'échanges interculturels et d'apprentissage commun de la citoyenneté, comme le fait notre république. Sortons donc de la règle de l'exclusive et adoptons un certain équilibre.

M. Michel ESNEU - J'ai lu il y a peu le livre d'un éducateur spécialisé, M. Jean-Claude Barrault, et son témoignage est beaucoup plus inquiétant que le vôtre. Il semblerait qu'on a perdu à un certain moment toute possibilité de communiquer avec ces jeunes en bande et qu'il faudrait radicalement changer de méthodes pour faire évoluer la situation.

M. Jean-Marie PETITCLERC - Si un ancien est toujours dangereux lorsqu'il risque de nous donner comme modèle d'avenir ce qui se faisait autrefois, le livre de Jean-Claude Barrault contient cependant des choses très intéressantes. La pédagogie que nous menons au Valdecco se résume en trois mots : approche, accroche et accompagnement. Or bon nombre d'éducateurs ont oublié la nécessaire phase d'accroche. Cette phase est faite d'activités nécessairement assez fortes. Mais la judiciarisation de notre société a comme corollaire une grande difficulté à prendre des risques, ce qu'illustre l'enseignant en école primaire à Argenteuil qui n'ose plus emmener sa classe dans les trains de banlieue.

De manière plus générale, nous devons revoir les modes de formation des éducateurs spécialisés. Aujourd'hui, on offre cinquante places pour mille candidats. Parmi ces cinquante personnes formées, aucune ne veut aller travailler dans les quartiers défavorisés et je vous affirme que les équipes de prévention spécialisées n'arrivent plus à recruter. Or je suis convaincu que, parmi les 950 autres personnes non sélectionnées, on aurait pu trouver des jeunes prêts à s'investir de manière plus intense auprès des adolescents en grande rupture. J'en discute parfois avec les directeurs des instituts de formation, qui me répondent alors : « nous n'avons pas l'habitude de travailler dans ces quartiers et nous ne sommes pas capables de recruter les personnes qu'il vous faut » ou bien, pour les plus honnêtes, « je sélectionne les jeunes dont je suis certain qu'ils pourront bénéficier de la formation que je dispense ». Autrement dit, le modèle de la formation, et non les besoins, commande le recrutement !

Or de quoi est composée cette formation ? Essentiellement de psychologie. Les étudiants lisent très peu de livres écrits par des éducateurs. Notre profession confie très souvent son évaluation à une autre profession, souvent des sociologues ou des psychologues. Il paraîtrait pourtant inimaginable que les médecins confient l'évaluation de leurs pratiques professionnelles à d'autres professions. J'estime donc que notre métier doit continuer à se professionnaliser, et sur ce point, je suis en désaccord avec M. Barrault. Nous devons aussi reconnaître que bon nombre d'éducateurs sortent aujourd'hui de nos écoles sans grande compétence en matière de "faire avec" alors que les adolescents sont prêts à tous les risques. Si nous voulons mener des activités « accrochantes » pour ces jeunes qui provoquent la police, ces activités doivent présenter un minimum de risques. C'est maintenant à la société de nous le permettre, ce qu'elle a beaucoup de difficultés à faire.

M. Jean-Louis LORRAIN - Vous êtes peut-être un peu sévère, comme on l'est souvent avec les médecins généralistes en leur reprochant de ne rien connaître au diabète ou en psychiatrie tout en leur reconnaissant un certain nombre de vertus. On ne peut peut-être pas demander aux éducateurs d'être compétents en tout. La sélection pluridisciplinaire est pertinente mais les éducateurs doivent avant tout développer une approche qui ne soit pas uniquement liée à l'affectif ou au bon sens. Finalement, ne devrions-nous pas repositionner la place de l'éducateur, notamment par rapport à l'éducation nationale ?

M. Jean-Marie PETITCLERC - Je ne remets pas en cause la formation des éducateurs spécialisés dans d'autres secteurs, dont les techniques ont peu de rapport avec les nôtres. Nombre d'éducateurs vont en effet travailler dans des centres spécialisés comme les IMP, les IMPro ou les centres d'adultes handicapés. Je ne nie pas non plus toutes les conclusions de Jean-Claude Barrault, selon qui seules certaines qualités spécifiques sont nécessaires pour accrocher les jeunes en grande rupture. Je signale seulement que pour notre secteur, celui des quartiers défavorisés, la situation est critique. Parmi les centaines de personnes qui n'ont pas été sélectionnées, je considère qu'on aurait aisément pu en trouver cinquante, qui, après avoir été formées, nous seraient venus en aide.

Je ne crois pas aux centres fermés, qui comptent 27 adultes pour huit jeunes. Plus le nombre d'adultes augmente, plus l'incohérence augmente. Or ces jeunes ont besoin de repères. Je pense donc que permettre, sur un temps plus court, deux mois par exemple, à quatre jeunes et deux adultes de vivre ensemble une même aventure serait plus utile.

Mme Sylvie DESMARESCAUX - J'aimerais savoir si le développement d'une politique de répression au détriment de la politique de prévention améliorera la situation ?

M. LE PRÉSIDENT - Nous poserons la question au président du tribunal de Bobigny.

M. Jean-Marie PETITCLERC - Le mal français est de raisonner de manière dichotomique. On a expliqué pendant une vingtaine d'années la violence des cités comme une violence-mode d'expression, due à la hauteur des tours, à l'école ou au chômage. Les jeunes qui ont utilisé la violence comme mode d'action ont ainsi trouvé des boulevards devant eux. Aujourd'hui, nous devons nous méfier du phénomène inverse et ne pas interpréter toute violence comme une violence-mode d'action. Les jeunes, en situation de grand mal-être, risqueraient d'exploser en situation de trop grande contention.

En 1970, on avait renoncé aux centres fermés pour incapacité à gérer la violence interne de ces institutions. Aujourd'hui, on espère résoudre par des centres fermés la situation de certains jeunes, alors que leur violence est encore plus grande que celle de leurs aînés et que les éducateurs sont moins présents du fait des 35 heures ! Ceci est aberrant. C'est encore plus aberrant quand on regarde les chiffres : on devrait disposer à terme d'un établissement de dix lits par département, soit mille lits en tout, quand la France compte mille quartiers aussi sensibles qu'Argenteuil, Garges ou Chanteloup. Qui pourrait croire qu'enfermer un jeune par quartier puisse changer la situation ? Pourtant, nous sommes prêts à dépenser 400.000 euros par jour pour cela ! Sachez que le budget annuel de notre association de prévention est équivalent au coût annuel de deux jeunes placés en unité éducative renforcée, et que je lutte pour obtenir une augmentation de 2 % ou de 2,5 % de notre budget !

On prétend très souvent que la prévention ne fonctionne pas, mais on ne l'a pas encore vraiment expérimentée. De plus, la politique de sanction fait partie de la politique de prévention. La meilleure prévention de la récidive est la sanction du premier acte. Je défends donc auprès des hommes politiques une approche éducative globale où la prévention et la sanction jouent chacune leur rôle. Je choisis à dessein le mot sanction et non le mot punition, car le terme de sanction exprime une notion de responsabilité. La sanction de bonnes études, par exemple, est la réussite aux examens. L'enfant et l'adolescent doivent assumer la responsabilité de leurs actes.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie, nous vous avons écouté avec un grand intérêt. Grâce à cette riche matinée, nous aurons pu voyager sur les différents terrains de l'adolescence en crise, en rupture ou en détresse, tout en nous approchant des solutions.

Audition de M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG,
Président du tribunal pour enfants de Bobigny

M. Jean-Louis LORRAIN - Nous recevons à présent M. Jean-Pierre Rosenczweig, que nous connaissons depuis longtemps par ses travaux. Après votre exposé, mes collègues vous poseront quelques questions.

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - J'essaierai de répondre rapidement aux questions que vous m'avez posées puis je lancerai le débat. Je tiens à rappeler que mon propos sera limité de plusieurs façons : par ma profession de juriste, par ma vision de juge pour enfant et par mon activité de militant associatif. J'obéis à la loi de la République et non pas à la loi de Freud comme M. Chartier, avec qui j'ai d'ailleurs eu un grand débat dans les couloirs au sujet des droits des enfants. M. Chartier estime en effet que les enfants n'ont pas de droits mais doivent seulement être protégés.

En tant que juge pour enfant, je ne vois que la jeunesse en grande difficulté de notre pays, et non l'immense majorité des enfants français qui se portent bien. Cette jeunesse en grande difficulté n'est d'ailleurs pas révolutionnaire ; elle ne franchit que très rarement la frontière du périphérique. Son problème est justement qu'elle n'a pas d'objectif et se contente d'être contestataire.

Qu'est-ce qu'un adolescent en crise ? La crise est multiforme et on peut distinguer des catégories de crise très différentes. Les difficultés d'un enfant dont les parents se séparent ou qui ne connaît pas ses parents -il arrive parfois que des enfants découvrent à quatorze ans que leur père n'est pas leur père- n'ont rien à voir avec les difficultés d'un enfant asocial et en révolte contre le monde. Mon métier de juge pour enfant me fait croiser aussi bien les enfants en danger que les enfants délinquants. Il est vrai que ce sont souvent les mêmes et la justice pour les mineurs a justement pour tâche que les enfants en danger ne viennent grossir le nombre des enfants délinquants.

Parmi toutes les crises existantes, j'en remarque principalement deux. Il s'agit d'abord de l'enfant qui s'oppose à tel point à ses parents que ceux-ci se retrouvent dépassés par les événements et appellent la justice à leur aide. La loi prend bien en compte ce phénomène puisqu'elle nomme alors l'action de la justice « assistance éducative » et donne pour tâche au juge d'épauler les parents dans l'exercice de leurs responsabilités. Le deuxième type de crise est celui de l'adolescent en opposition, non pas à ses seuls parents, mais à tout son environnement, ce qui débouche sur des phénomènes de violence ou de délinquance. S'il est difficile de définir de manière simple l'adolescence en crise, il est certain en revanche que derrière toute crise se cache de la souffrance. Cela ne légitime pas, bien entendu, le recours à la violence.

Le lien entre adolescence en crise et délinquance juvénile existe et il n'est pas nouveau. Dès 1958, le général de Gaulle avait modifié les textes pour que la société n'attende pas qu'un jeune commette un délit avant de s'occuper de lui. Mais une enfance en danger ne débouche pas nécessairement sur la délinquance juvénile. Ce lien, cependant, n'est pas automatique. Nombre d'enfants transforment leur souffrance en une violence tournée vers eux-mêmes et non pas vers les autres. Je pense ainsi à l'absentéisme scolaire, à la toxicomanie, à l'isolement, et, de plus en plus, aux maladies mentales. Cela dit, des passerelles existent entre la maladie et la délinquance : un toxicomane peut être conduit à commettre des délits pour se procurer de la drogue. Dans ce cas, l'adolescent est-il d'abord un malade ou un délinquant ? Je pense qu'il est en premier lieu un malade et qu'il faut s'attaquer à cela avant de se préoccuper des effets de sa maladie.

Je tiens aussi à rappeler qu'un délinquant n'est pas seulement quelqu'un qui commet des délits. J'ai moi-même commis des délits, comme 80 % d'entre vous selon les enquêtes. Est délinquant, aujourd'hui, une personne qui s'installe dans une période de vie caractérisée par la délinquance à cause d'un vécu de plus en plus dur et pour des raisons qui remontent à un passé de plus en plus lointain et profond. Les actes commis sont ainsi de plus en plus graves. Gaston Defferre s'émouvait d'un garçon qui avait pu commettre 250 vols de voitures, mais il ne s'agissait encore que d'attaques contre les biens. Aujourd'hui, des agressions physiques sont commises.

La société exige une réponse immédiate car on ne peut en effet tolérer le risque qu'un adolescent s'en prenne une deuxième fois à une personne. Mais s'il suffisait de sanctionner une première fois l'adolescent pour s'assurer qu'il ne récidive pas, nous le saurions. M. Petitclerc voulait sans doute dire qu'il fallait une réaction rapide, mais même une réaction rapide ne règlera pas les problèmes dans l'instant. Il faut du temps pour résoudre la gravité des situations que vivent ces jeunes et nous devons avoir l'humilité de l'accepter.

Vous me demandez si les difficultés des adolescents augmentent. Cela est certain. De plus en plus d'enfants sont dégradés sur le plan physique et psychiatrique, comme l'indiquent les études de la PJJ. Parmi eux, nombreux sont ceux qui ne bénéficient pas des repères fondamentaux, c'est-à-dire des repères familiaux et sont fous de ne pas être protégés. L'on remarque également une arrivée massive de l'étranger de jeunes en errance, qui viennent nourrir le flot des jeunes errants français, comme l'ont montré les travaux du parlementaire M. Laserge. L'on constate enfin une situation des adolescentes très préoccupante : elles ont une vie bien plus dure que celle des garçons et subissent bien plus de viols et d'agressions qu'on ne daigne le croire. La marche « Ni putes, ni soumises » en est un révélateur. La situation était sans doute moins grave auparavant ou alors on tâchait de l'ignorer.

Face à cela, les réponses sociales que nous apportons sont insuffisantes. Notre dispositif de protection de l'enfance souffre des faiblesses de l'appareil de protection en santé mentale, d'une prévention quasi inexistante du premier passage à l'acte et des défaillances du soutien social scolaire. Nous devons éviter l'apparition du délinquant, plutôt que prévenir la récidive de la délinquance. Nous devons aussi aller vers les jeunes en souffrance là où ils se trouvent, c'est-à-dire à l'école et dans les structures de santé. Même ceux qui ne vont plus en cours, à l'exception des squatters, viennent à l'école, pour procéder à des trafics divers ou voir leurs camarades. Si les Anglais introduisent des policiers dans les écoles, nous pouvons peut-être essayer d'y introduire des travailleurs sociaux et pas seulement des distributeurs de préservatifs ou de coca-cola.

Notre dispositif de protection de l'enfance est l'un des plus performants du monde mais il souffre de plusieurs limites : il est trop vertical, il n'est pas assez implanté là où la population en a besoin et il n'est pas assez disponible. Le week-end, les jeunes et les familles souffrent aussi.

Par ailleurs, nous devons parvenir à offrir comme interlocuteurs aux jeunes en grande difficulté les adultes de 45 ans dont ils ont besoin. Je ne nie pas la qualité des travailleurs sociaux mais ils ne correspondent pas nécessairement aux besoins de cette jeunesse. Imaginons que nous soyons à la tête d'une industrie de la protection de l'enfance et que nous devions employer les bonnes personnes au bon endroit. Cette industrie devrait aller chercher des personnes qui ont déjà dix ans d'expérience professionnelle derrière elles, qui soient capables de rompre l'isolement des jeunes et souhaiteraient entamer une nouvelle carrière au service du bien public. Ce type de personnes existe, comme j'ai pu le constater avec bonheur l'été 1982 lorsque j'organisais une opération destinée à rompre l'isolement des jeunes l'été et que des individus sont venus me voir pour proposer leur aide. Pour attirer durablement ce type de personnes, l'industrie de la protection de l'enfance devrait leur proposer des contrats et une reconnaissance sociale. Cela brise les règles de la fonction publique mais comment sinon recruter ceux dont nous avons besoin ? Nous pourrions au moins dans un premier temps, instaurer des passerelles entre le métier d'enseignant et celui de travailleur social spécialisé pour faire pénétrer un peu de souplesse dans notre dispositif.

Il faudrait également soutenir les parents en leur proposant des interlocuteurs là où ils se trouvent et en les rassurant au sujet des règles de la société française. Nombre de parents issus de l'immigration confondent l'emploi de la force et de l'autorité et renoncent à toute autorité lorsqu'on les empêche de frapper leurs enfants.

Enfin, nombre de jeunes ressentent un sentiment d'injustice exacerbé, ne serait-ce que parce qu'ils constatent deux types d'application de la justice, selon qu'on est puissant ou pauvre. Nombre d'affaires politico-médiatiques ont ainsi eu un effet catastrophique sur l'action des pédagogues. Les adolescents dont nous parlons acceptent l'inégalité, le fait que certains soient riches et beaux par exemple et d'autres moins, mais ils ne supportent pas l'injustice.

Comment pouvons-nous imaginer jouer les médiateurs quand les deux pôles que nous devons relier ne sont pas reconnus dans leurs droits et leurs devoirs ? Nous devons reconnaître ces jeunes en difficulté comme des êtres de droits et de devoirs, mais d'abord de droit. Pour cela, il ne faut pas se contenter de proclamer le caractère extraordinaire de nos lois mais en revérifier le sens et montrer en quoi elles sont porteuses autant de protection que de répression. Nombre de jeunes ne respectent pas la loi car ils ont l'impression qu'elle est seulement répressive et qu'elle ne les a jamais protégés. Notre rôle d'adulte est de montrer à ces jeunes qu'ils nous intéressent, que nous les aimons et que nous les protégeons. Protéger ne signifie pas tolérer. La protection peut passer par la prison et je n'ai pas d'état d'âme à envoyer un adolescent en prison s'il le faut, c'est-à-dire si, après avoir réfléchi à la protection des libertés individuelles et de société, au court terme et au long terme, j'ai estimé que l'incarcération offrait la bonne solution.

Les jeunes ont également besoin que les adultes leur offrent des perspectives. Ils n'ont pas de projet, ni individuellement ni collectivement : avons-nous en effet un véritable projet collectif ? Les enfants auxquels nous avons affaire doutent de leurs propres compétences et de celles des adultes qui les entourent. Rappelons que leurs parents sont souvent au chômage et ne parlent pas français. Ces enfants s'estiment perdus et gardent à la rigueur quelques espoirs dans leur petit frère ou leur petite soeur. Un jour, avant l'été 2000, j'ai été amené à emprisonner un enfant. Quand on le lui a dit, il a fondu en larmes mais quelque temps après l'audition, quand les policiers l'ont pris avec eux, l'enfant m'a remercié. Avec mes collègues qui étaient présents, nous nous sommes demandé ce qui avait bien pu se passer et nous en avons conclu que l'enfant me remerciait de lui avoir donné des perspectives. Il avait enfin pu réfléchir à ce qui allait se produire et structure son avenir. Je regrette que les politiques n'aient pas révisé la loi de 1901 sur les associations pour reconnaître la compétence des jeunes à être animateur d'association et ainsi les encourager à en créer.

M. LE PRÉSIDENT - Je donne la parole à M. Esneu.

M. Michel ESNEU - Je me réjouis de rencontrer un président de tribunal en dehors du tribunal. En tant que maire d'une ville de 5.000 habitants, je constate un développement de la petite délinquance mais je n'arrive pas à rencontrer les responsables de la PJJ et j'ai le sentiment d'une séparation étanche entre la justice et le maire. Mon analyse vous paraît-elle exacte ?

Les maires sont bien convaincus de la complémentarité entre sanction et prévention, dont il a été tant question ce matin. Mais lorsque je demande des sanctions de la part de la justice, ce qui m'est arrivé maintes fois, je suis mal entendu. Et quand une sanction de réparation est prononcée, il faut attendre au moins sept mois pour qu'elle soit effectuée. Je souhaite par ailleurs indiquer que j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'observer des jeunes effectuer leur sanction et qu'ils en ont tiré grand profit.

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - Le tribunal ne peut être que distant à l'égard du maire car ce dernier est un justiciable comme les autres. Cependant, cette position est devenue très difficile à tenir car le maire a un rôle important en matière d'ordre public. Le maire, le procureur, les magistrats, les travailleurs sociaux doivent donc travailler ensemble, et pour cela, clarifier leur rôle, comprendre celui des autres et éventuellement exprimer leurs désaccords. Cependant, le juge doit garder une certaine distance car il risque un jour d'avoir à arbitrer. Par ailleurs, qui doit être le pilote de la coopération entre les différents intervenants ? Cela doit-il être le maire, le préfet, le procureur ? Pour ma part, il me paraît normal que le maire signale les problèmes à la police et à la justice et que nous lui rendions compte des engagements que nous avons pris. Mais cela ne signifie pas que le maire doive nécessairement avoir le rôle de pilote.

Quant au dispositif des sanctions réparatrices et des travaux d'intérêt généraux, il résulte d'une prise de conscience de la justice et des travailleurs sociaux. Ceux-ci se sont rendu compte que, pour réussir, la démarche de culpabilisation et donc de socialisation des jeunes devait passer par l'action et non plus simplement par le verbe. Cependant, il a fallu beaucoup combattre pour parvenir à mettre en place ce dispositif et, pour les sanctions réparatrices, nous y sommes parvenus grâce à une mise en concurrence entre le public et le privé, tandis que pour les travaux d'intérêt généraux, cela s'est révélé plus difficile, la PJJ en ayant le monopole. Aujourd'hui l'engouement pour le TIG est retombé mais l'enthousiasme pour les mesures de réparation l'a relayé. L'an dernier, 15.000 de ces mesures ont été prononcées. L'avantage des sanctions réparatrices est qu'elles peuvent être prononcées sous l'égide du procureur de la république, par le juge des enfants ou à la fin de la procédure. Il est donc possible d'effectuer la sanction dans un délai bien inférieur à huit mois. En Seine-Saint-Denis, la sanction est exécutée très rapidement, sous l'autorité du parquet ou du juge d'instruction. L'exécution des TIG est beaucoup plus longue car il faut mobiliser les municipalités et les entreprises et cela est difficile.

En conclusion, l'appareil d'Etat -c'est-à-dire la police, l'éducation et la justice, le conseil général et les associations se sont rapprochés et la situation est aujourd'hui moins noire que ce que vous évoquez. Dans les années 90, le procureur et l'inspecteur d'académie de Seine-Saint-Denis faisaient effectivement figure de pionniers lorsqu'ils ont impulsé une politique de coopération entre l'académie et la justice en matière de violence dans les établissements scolaires. Aujourd'hui, une telle coopération est vécue comme banale.

Je souhaite également indiquer qu'une simple opération de recadrage, sans sanction, peut donner des effets. Depuis dix ans, en Seine-Saint-Denis, le parquet est prévenu quand un jeune est interpellé et le procureur vient alors faire des remontrances à ce dernier, éventuellement en présence de la victime. Or nous constatons que neuf fois sur dix, le jeune ne se retrouve plus dans le champ de l'institution judiciaire l'année suivante.

Au risque de vous surprendre, l'essentiel pour un juge des enfants n'est pas l'existence de centres éducatifs fermés ou ouverts, mais les moyens d'investigation et d'enquête sociale dont il dispose. La prévention peut être efficace, à condition de s'attaquer au fond, de se préoccuper des raisons qui ont poussé chaque jeune délinquant à l'acte. Sans compréhension des mobiles, le juge ne peut qu'ordonner des mesures superficielles. Or les juges ne disposent pas de suffisamment de moyens d'investigation. Avec un peu d'expérience, on peut certes se fonder sur des présupposés qui s'avèrent justes, mais cela n'est pas suffisant.

Mme Anne-Marie PAYET - On confie parfois aux gendarmes des missions de proximité, comme des activités sportives. Ne pensez-vous pas que cela nuit à l'autorité du gendarme ?

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - Je ne crois pas, du moment que la gendarmerie ne fait pas que cela.

De manière générale, le travail de l'éducateur n'est pas seulement de discuter mais aussi d'accrocher avec le jeune et donc de vivre quelque chose avec lui. Or les travailleurs sociaux ont beaucoup de mal à « vivre avec ». Concernant les gendarmes et les policiers, ces derniers ont eu l'idée de faire du sport avec les adolescents pour d'une part les avoir sous les yeux, d'autre part leur montrer qu'on pouvait être un gardien de la loi sans être fasciste, et enfin pour leur offrir une possibilité de dialogue.

Ceci est-il le rôle de la police ? La police a deux fonctions : administrative et judiciaire. Lorsqu'un policier régule la circulation à un carrefour, il s'agit de police administrative et lorsque ce même policier interpelle un individu ayant grillé le feu rouge, il s'agit de police judiciaire. On assigne donc au policier une tâche de prévention avant de lui demander de dresser des procès-verbaux. En faisant du sport avec les adolescents, les policiers ou les gendarmes remplissent cette tâche de prévention. Y a-t-il alors eu des excès ? Je ne crois pas, si l'on s'en fie aux statistiques sur l'activité des policiers et des gendarmes. Peut-être, cependant, veut-on que la police se consacre davantage à la police judiciaire ? Il faudrait alors réfléchir aux personnes qui assumeront le rôle de police administrative.

M. Gilbert BARBIER - Je suis maire d'une sous-préfecture de 26.000 habitants qui ne bénéficie pas de juge des enfants. Je constate que la police et la gendarmerie se lassent de récupérer des mineurs délinquants, de les présenter à la préfecture une cinquantaine de kilomètres plus loin, mobilisant ce faisant à chaque fois trois personnes et une demi-journée, pour que finalement l'enfant soit remis sur l'ordre du juge à sa famille et revienne dans la cité -parfois plus vite que les policiers- sous les hourras de ses camarades, le jugement étant de plus renvoyé à sept ou huit mois. Ne pensez-vous pas qu'une sanction immédiate et qu'une procédure simplifiée, qui n'en soit pas pour autant plus injuste, soit nécessaire ?

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - Votre remarque, monsieur le sénateur, est faite de longue date. Est-elle cependant fondée ?

Les juges des enfants ou les juges d'instruction sont conscients que le retour au domicile dans le quartier puisse être source d'incidents locaux et de discrédit pour la justice. En Seine-Saint-Denis, nous portons un véritable intérêt aux conséquences de notre action sur l'entourage du jeune ou sur le quartier. Lorsque je suis de permanence, et mes collègues procèdent de la même manière, j'examine la situation du jeune et je me demande si je dois l'incarcérer ou lui trouver un lieu d'hébergement, dans un centre ou chez un membre de sa famille. Pourtant, même quand on le veut, il n'est pas toujours possible de trouver des lieux d'accueil. Par ailleurs, en 1990, en Seine-Saint-Denis comme dans toute la France, le procureur de la République a donné instruction à la police de le prévenir après toute interpellation et de lui présenter les mineurs interpellés, pour signifier à la police qu'il ne se désintéressait pas de son action.

Cependant les policiers comprennent mal la mission du juge. D'une part, nous n'expliquons pas suffisamment notre action. C'est pourquoi j'essaie toujours de parler avec les policiers et de leur expliquer le sens de mes décisions, ce qui s'avère parfois difficile quand ils ne présentent pas eux-même au tribunal les personnes interpellées. D'autre part, l'absence de formation commune entre les magistrats et les policiers empêche ces derniers de comprendre que la justice est utile, même si elle relâche un mineur le soir-même. A quoi servirait d'envoyer par précipitation un jeune à l'autre bout de la France s'il fugue au bout de dix minutes, vole une voiture et tue quelqu'un sur sa route ? La société aura-t-elle été protégée ? L'équipe éducative, composée du juge et du service éducatif du tribunal des enfants, qui suggère analyses et solutions, a besoin de temps pour résoudre les problèmes de ces jeunes. Nous peinons parfois à trouver le jeune physiquement puis à lui attribuer un lieu d'hébergement. Je ne revendique jamais de moyens, je revendique seulement du temps.

Je comprends que la société, qui ne sait pas ce que nous faisons, soit choquée de voir revenir l'enfant sur les lieux du délit plus rapidement que les policiers. Mais admettez que les juges et les éducateurs ne sont pas des irresponsables. Nous devons, je crois, développer l'information et le dialogue et il serait fructueux d'instituer des instances de dialogue entre le maire, le procureur et un représentant du tribunal. En Seine-Saint-Denis, nous avons par exemple monté une cellule composée d'une dizaine d'emplois-jeunes, qui entretiennent des relations avec tous les établissements dont certains enseignants ont procédé à des signalements, afin de les prévenir de l'avancement de la situation.

Votre propos, monsieur le sénateur, qui était fondé il y a quelques années, l'est donc beaucoup moins à présent.

M. Gilbert BARBIER - Je siège à la commission d'enquête sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites et je constate que les mineurs sont maintenant très souvent impliqués dans des trafics de drogues. Leur implication, certes, reste assez faible car ils sont dirigés par leurs aînés, voire par leurs parents, mais quelle est votre réponse ? Peut-on envisager de remonter la filière et de sanctionner les grands frères ou les parents ?

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - Le sujet est très vaste. Il est cependant hors de question de tolérer le grand banditisme qu'est le trafic de drogue et nous devons mobiliser à cette fin l'ensemble de nos moyens. C'est ainsi que les forces gendarmesques, fiscales et policières ont commencé à se coordonner. La fraude fiscale peut en effet être une brèche par laquelle il est plus facile d'attaquer certaines bandes criminelles. Nous savons aussi que le trafic de drogue se nourrit de la pauvreté et constitue le poumon économique de certains quartiers, à tel point que des maires avouent que la disparition du trafic induirait l'effondrement du quartier. Cette situation est intolérable.

Mais pourquoi les jeunes sont-ils attirés par le trafic de drogue ? On les achète par l'argent bien sûr : 500 francs pour surveiller, 2.000 francs pour transporter un peu de drogue etc. Pourtant, comment se fait-il que ces jeunes vivent dans la rue plutôt que chez eux, comment se fait-il que les parents ne soient pas plus vigilants et ne réagissent pas davantage ? Certains parents profitent du trafic, implicitement ou explicitement. Nous devons donc nous attaquer à la question des revenus familiaux, à celle des conditions de vie et à celle de l'exercice de l'autorité parentale. Nous devons créer les conditions pour que les jeunes aillent à l'école, aiment leurs parents et ne traînent pas dans la rue en pleine nuit.

M. Jean-Louis LORRAIN - Vous nous avez remis l'une de vos productions, qui évoque le sujet de la pédagogie de la loi et le dialogue entre partenaires. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Jean-Pierre ROSENCZWEIG - Les adultes, et en particulier les professionnels du droit, ne doivent pas fuir le dialogue avec les jeunes. La caractéristique des jeunes en difficulté est qu'ils ne trouvent pas en face d'eux des adultes, notamment des hommes, qui les affrontent et leur expliquent certaines choses.

En tant que juriste, je dois par exemple leur rappeler la loi et leur montrer qu'elle est un instrument de protection. Dans le cadre du tribunal, nous avons ainsi mis en place un jeu, la « place de la loi », qui complète les initiatives plus lourdes mises en place par la PJJ. Ce jeu vise à montrer aux jeunes en quoi la loi peut les protéger et à leur offrir un espace de discussion avec des adultes.

Nous devons expliquer que respecter la loi est nécessaire pour se protéger et protéger les autres. Nous nous trompons si nous croyons que nul n'est censé ignorer la loi mais qu'on n'a pas besoin de la revisiter. Nous nous trompons doublement si nous croyons que le seul moment où il faut rappeler la loi, c'est pour punir. J'aimerais donc que la télévision offre des temps où l'on explique à nouveau la loi ; j'aimerais également que, dans ce but, soient réservés des temps de discussion entre adultes et enfants, au sein des établissements scolaires ou en dehors. Les adultes ne se conduiraient pas comme des enseignants mais ils montreraient qu'un certain nombre de sujets doivent pouvoir être abordés avec les jeunes.

Il faut rompre l'isolement des jeunes, individuellement ou collectivement, et leur proposer un projet politique, au sens noble du terme. Or nous avons malheureusement peu de projets politiques, en dehors du débat actuel et de courte échéance sur une éventuelle guerre en Irak.

M. Jean-Louis LORRAIN. - Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Pierre CARBUCCIA-BERLAND,
Directeur de la protection judiciaire de la jeunesse
au ministère de la justice

M. LE PRÉSIDENT - J'invite M. Carbuccia-Berland, magistrat détaché et directeur de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice, à prendre la parole. Vous pourrez ainsi nous permettre de mieux comprendre l'adolescence et donc de proposer des politiques pertinentes, susceptibles d'inspirer les responsables de l'Etat.

M. Jean-Pierre CARBUCCIA-BERLAND - Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer sur l'adolescence en crise, qui est naturellement au coeur des missions de la protection judiciaire de la jeunesse. Cette dernière est en effet chargée de conduire une mission éducative à l'égard des mineurs qui lui sont confiés, par les juridictions, soit au titre de l'enfance délinquante, soit au titre de l'enfance en danger.

L'expression « adolescence en crise » mérite d'être définie. Elle est à la fois tautologique et relative : tautologique car la notion de crise est consubstantielle à l'adolescence, période de rupture avec l'enfance et de transition vers l'âge adulte, période où de nombreuses interrogations apparaissent et se résolvent de manière plus ou moins harmonieuse ; relative car cette rupture ne s'apprécie pas de manière identique selon les différents points de vue auxquels on se place. Un adolescent en crise avec sa famille n'apparaîtra pas nécessairement comme un adolescent en crise aux yeux d'un psychiatre ou d'un enseignant. Je dirai que, du point de vue de la PJJ, la rupture qui est prise en charge est celle qui affecte les liens sociaux : rupture à l'encontre de la famille, de l'institution scolaire ou des lois républicaines.

Aux yeux de la PJJ, l'ensemble de l'adolescence n'est donc pas en crise. Les adolescents dont elle s'occupe sont limités à cette frange que la famille, l'école ou les institutions sanitaires et sociales n'ont pas réussi à socialiser. La PJJ est donc en quelque sorte une institution de socialisation de « deuxième rang », au sens où elle n'intervient que subsidiairement aux principales institutions de socialisation. Cela définit notre cadre d'intervention et le public que nous accueillons, public heureusement extrêmement limité. Sur un total de treize millions de mineurs recensés en France, nous nous occupons d'environ 190.000 mineurs sur l'année, dont à peu près 120.000 au titre de l'enfance en danger et 70.000 au titre de l'enfance délinquante.

La particularité de la protection judiciaire de la jeunesse tient à la diversité des structures qui contribuent à sa mission. Celle-ci est en effet exercée par l'Etat mais aussi par les départements, dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance, et par un secteur associatif très puissant, qui se situe à l'interface de l'Etat et des départements. Dans le domaine de l'enfance délinquante, l'Etat remplit l'essentiel de la mission puisqu'il prend en charge près de 90  % des mineurs délinquants. De manière schématique, le profil du mineur délinquant accueilli par l'Etat s'établit comme suit : un garçon (85  % des mineurs pris en charge sont de sexe masculin) et une moyenne d'âge de seize ans. L'enfance en danger est, quant à elle, majoritairement prise en charge par les départements et le secteur associatif habilité. Ces mineurs sont composés à 55 % de garçons et à 44 % de filles et leur moyenne d'âge est de treize ans.

Pour la PJJ, l'adolescent en crise est donc majoritairement un garçon, pris généralement en charge dans le secteur public étatique, presque toujours dans le cadre de l'enfance délinquante. La réalité montre, et les précédents intervenants l'ont dit, que l'adolescence en crise se confond aisément avec l'enfance délinquante, même si elle ne la recouvre pas exclusivement.

Nos outils de prise en charge sont assez classiques. Nous disposons d'abord de centres d'action éducative en milieu ouvert, animés par des éducateurs qui conduisent des entretiens, aident à mener des activités d'insertion et surveillent l'exécution de mesures pénales. Nous disposons ensuite de structures de placement, aujourd'hui divisées entre foyers d'action éducative (foyers traditionnels d'hébergement des mineurs délinquants et en danger), centres d'hébergement immédiat (accueil en cas d'urgence dans le cadre des placements prononcés par les juridictions), centres éducatifs renforcés (chargés de mettre en place des pédagogies de rupture) et les tout récents centres éducatifs fermés, résultant de la loi du 9 septembre 2002. Les centres de jour constituent le dernier outil dont nous disposons : on y pratique des activités d'insertion spécifiques comme l'insertion à caractère professionnel ou la rescolarisation pour des mineurs qui ne peuvent accéder immédiatement au dispositif de droit commun.

La grande majorité des adolescents que nous prenons en charge ne pose pas de problème particulier au sein de la PJJ et nous arrivons la plupart du temps à réussir notre mission en les éduquant et en les resocialisant. Je voudrais toutefois insister sur cette frange de notre public que l'on désigne sous le terme d'« adolescents difficiles ». Cette population, composée en majorité de garçons de quinze à dix-sept ans accueillis dans un cadre pénal, a fait échec à toutes les institutions : elle est souvent en totale rupture avec les familles et s'est mise en situation d'absentéisme scolaire.

Ces adolescents très difficiles se caractérisent soit par une extrême violence à l'égard des institutions ou d'autres personnes, soit par des comportements totalement atypiques, qui déstabilisent les institutions traditionnelles. Ils sont particulièrement intolérants à la frustration : un « non » peut les mettre dans une fureur incroyable, débouchant sur une violence auto-agressive ou plus souvent hétéro-agressive. Leur sentiment de toute-puissance et leur exigence d'immédiateté les mettent en crise lorsque leurs désirs ne sont pas immédiatement satisfaits.

En cela, ces jeunes ne sont d'ailleurs pas si éloignés de notre société, où la force de l'image et l'intolérance aux situations frustrantes conduisent aussi à un désir d'immédiateté, exprimé de manière plus civilisée bien entendu. La volonté d'immédiateté et d'action des adolescents en crise est aussi due à leur incapacité à verbaliser leurs émotions, à accéder au langage. La prééminence de l'image dans notre mode de communication et sa prééminence par rapport au langage n'y sont pas étrangères. Nous nous sommes beaucoup focalisés sur l'influence des images pornographiques et violentes mais nous avons peut-être oublié d'analyser l'influence des images elles-mêmes et leur « prééminence » sur le langage. Les enfants qui nous préoccupent vivent totalement dans l'image, ce qui contribue à renforcer leur intolérance à la frustration et leur recherche de théâtralité.

Quels sont alors nos outils pour essayer de resocialiser ces jeunes ? Le premier principe est celui de la continuité et de l'individualité de la prise en charge. Nous ne pouvons laisser seuls ces mineurs, ce qui a des conséquences importantes en termes d'effectifs. Ces principes sont indispensables, également dans le cas des mineurs qui se trouvent en maison d'arrêt et nous sommes heureux que la loi du 9 janvier 2002 nous ait permis de poursuivre notre action éducative dans les quartiers mineurs des maisons d'arrêt.

Le deuxième principe est celui du caractère renforcé de l'encadrement, qui permet de les contenir. Ces enfants refusent la démarche éducative et celle-ci doit être articulée autour de quelques points forts, qui ne leur plaisent pas nécessairement mais permettent de les contenir. La loi doit pouvoir nous donner ces outils et je crois que celle du 9 septembre est un progrès de ce point de vue. Nous devons aussi dépasser la prise en charge « psychologisante », que ces mineurs ne comprennent pas toujours, et les accompagner dans des activités d'insertion. Nous tentons par exemple de les ramener vers la lecture, l'écriture et le calcul par des méthodes pédagogiques tout à fait spécifiques, l'enseignement traditionnel se trouvant tout à fait inadapté à leur cas.

Le dernier point fondamental est la coordination des différents intervenants. La PJJ, essentiellement constituée d'éducateurs, de professeurs techniques et de psychologues, doit travailler avec l'éducation nationale, le secteur médico-psychologique et le secteur pédopsychiatrique. Les classes-relais, qui introduisent les éducateurs au sein des établissements scolaires, constituent une excellente démarche. Elles permettent à des enfants proches de l'absentéisme d'éviter des ruptures de scolarisation. Notre plus grande satisfaction en effet est que les enfants ne viennent pas dans notre institution mais qu'ils restent dans les dispositifs de droit commun. Je souhaite, à cet égard, insister sur l'importance de l'articulation avec le secteur sanitaire et pédopsychiatrique : nous avons en effet beaucoup de mal à nouer des liens construits avec ce secteur, qui est en grande difficulté. Cela permettrait pourtant une complémentarité dans la prise en charge entre l'éducatif et le sanitaire.

En conclusion, nous souhaitons développer et stabiliser, dans maints endroits, l'action auprès des familles ainsi que la coordination entre la protection administrative et la protection judiciaire de l'enfance, par le biais des schémas départementaux de protection de l'enfance.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je vous remercie. J'aimerais préciser que le fond de notre préoccupation, au-delà de la seule adolescence délinquante, est l'adolescence en danger. Nous aimerions ainsi entendre votre avis sur les mineurs victimes de maltraitance. Vous nous avez rappelé vos missions mais nous aimerions connaître vos besoins. En France, avez-vous les moyens de mener les missions que vous avez évoquées ? Souhaitez-vous par ailleurs mener certaines actions innovantes ? Enfin, les problèmes de statut, de mobilité et de carrière que rencontre le personnel important dont vous avez la direction constituent-t-ils des obstacles à l'innovation et à la coordination ? Nous sommes aussi sensibles au coût de la prise en charge, qui n'est pas extensible indéfiniment. Nous aimerions donc comprendre quelles sont vos difficultés de façon à pouvoir y donner les meilleures réponses.

M. Jean-Pierre CARBUCCIA-BERLAND - Concernant l'enfance en danger et l'enfance délinquante, il est convenu de reconnaître que le public est le même. Un rapport de l'INSERM de 1998 établi par Mme Choquet à la demande de la PJJ indique que dans le public accueilli par la PJJ, 41 % des garçons mineurs et 55 % des filles mineures avaient été victimes d'une agression physique au cours de leur vie. L'âge moyen de la première violence se situe à quatorze ans pour les garçons et treize ans pour les filles. Parmi les victimes, 59  % des garçons et 81  % des filles connaissent l'auteur des violences, qui appartient la plupart du temps au cercle familial. Par ailleurs, 6  % des garçons et 81  % des filles accueillis à la PJJ ont été victimes d'une agression à caractère sexuel. Ceci montre bien que les filles entrent à la PJJ essentiellement par le biais d'infractions aux moeurs dont elles sont victimes, et que les populations féminines souffrent d'une fragilité dont on doit se préoccuper spécifiquement.

Je vous indiquais que la délinquance est majoritairement le fait des garçons alors que garçons et filles subissent approximativement autant de violences. S'il existe une corrélation entre le fait d'être victime de violences et le fait d'en être auteur par la suite, elle est donc loin d'être évidente. La corrélation s'explique sans doute davantage par la précarité des publics que par des liens de causalité simples.

La première question qui se pose est de savoir si l'enfance en danger et l'enfance délinquante doivent être prises en charge de la même manière ou non. Partant du constat que ces deux publics se rejoignaient, la PJJ a fondé son action sur l'idée que la délinquance n'est qu'un symptôme d'un mal-être plus profond auquel il convient de s'attaquer tout d'abord. Le point de vue traditionnel de la PJJ était donc de prendre en charge enfance en danger et enfance délinquante de manière identique. Je pense qu'aujourd'hui, cette position est difficile à tenir. Votre commission d'enquête sur la délinquance des mineurs avait d'ailleurs relevé, me semble-t-il, le cas d'un foyer où séjournaient côte à côte mineures violées et agresseurs sexuels. Faut-il, dès lors, différencier les méthodes éducatives ? Il s'agit d'une véritable question sur la laquelle la PJJ s'interroge aujourd'hui par le biais d'un groupe de travail. Il me semble que dans l'action éducative que nous menons, la problématique de socialisation des mineurs victimes et celle des mineurs délinquants ne se posent pas de manière identique. Les mineurs victimes n'ont pas nécessairement des comportements transgressifs et ne se trouvent pas toujours en situation de socialisation, alors qu'un mineur délinquant a par définition des comportements transgressifs. Les méthodes doivent donc se différencier et s'adapter à chacun. Cependant, la tradition d'unicité de prise en charge des mineurs délinquants et victimes dans un même service n'est pas aisée à faire évoluer. La différenciation des méthodes implique en effet une évolution des référentiels de métiers et des actions de formation.

Les personnels sont-ils un obstacle à l'innovation ? La question ne peut être ainsi posée. Les règles propres de la fonction publique ne facilitent pas l'exercice de nos missions, cela est certain. Prenons l'exemple du recrutement des éducateurs : il nous faudrait pour partie des hommes d'âge mûr, or je dois recruter selon les règles de la fonction publique, c'est-à-dire sur concours, et de ce fait, je recrute à 90  % des jeunes femmes sortant de l'université ! Heureusement, toutes les issues ne nous sont pas fermées et la loi du 3 janvier 2001 nous a ouvert la possibilité de diversifier nos recrutements. Nous nous sommes ainsi engagés dans cette politique, après consultation fin février du comité technique paritaire ministériel, et nous comptons exploiter toutes les ressources de la loi de 2001 : les troisièmes concours, les listes d'aptitude ou les recrutements sur titre. Je souhaite donc faire évoluer l'une des rigidités que vous évoquiez.

Concernant les moyens, j'aurai un discours que vous estimerez sans doute inhabituel pour un chef d'administration. La loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 a donné à la PJJ des moyens considérables, en termes de personnels, de crédits d'équipement ou de crédits de fonctionnement. Le défi auquel je suis aujourd'hui confronté est ainsi celui de l'optimisation de l'utilisation de ces moyens. La loi de programmation me permet en effet de recruter 1.250 éducateurs sur cinq ans et je dois en outre remplacer 1.250 personnes partant à la retraite, sur un effectif global de l'ordre de 7.500 agents. Mais l'appareil de formation commence à peine à évoluer depuis le temps de la pénurie et ses capacités n'ont pas changé depuis plusieurs années. Au contraire de certaines administrations, je ne dois donc pas gérer et répartir la pénurie, mais gérer des moyens substantiels dans des conditions satisfaisantes au regard de la « productivité » des deniers publics. Ceci constitue le principal enjeu de la PJJ. Je n'ai donc pas besoin principalement de moyens supplémentaires.

Au-delà des rigidités de la fonction publique, je me heurte aussi à l'étroitesse de l'appareil administratif de la PJJ. La PJJ est en effet une administration de taille très restreinte. Elle est extrêmement fragile. Nous devons donc faire passer cette administration à la vitesse supérieure et la « faire entrer dans l'âge adulte » du point de vue de son organisation et de son fonctionnement.

Notre difficulté principale est de mettre en place des parcours éducatifs cohérents et construits pour les mineurs. Les services de protection judiciaire de la jeunesse sont en effet cloisonnés à différents niveaux. D'une part, ils sont cloisonnés entre les trois secteurs institutionnels que sont les départements, le secteur associatif habilité et la PJJ : construire un parcours harmonieux à travers ces différents pôles est très ardu. Cependant, la loi du 2 janvier 2002, dont les décrets d'application sont en cours d'élaboration nous offre un levier d'action très important grâce au caractère désormais obligatoire qu'elle donne aux schémas départementaux dans le domaine social. Je rappelle à ce propos que la PJJ est concernée par cette loi. Les trois secteurs de la protection de l'enfance que je mentionnais devraient ainsi être mieux coordonnés au sein des schémas départementaux de protection de l'enfance.

D'autre part, la « PJJ de l'Etat » est elle-même trop cloisonnée. Nos services sont extrêmement disséminés et il est aussi difficile de construire des parcours éducatifs au sein de notre seule entité. Il est à cet égard nécessaire d'assouplir et déconcentrer la gestion des ressources humaines afin d'assurer une meilleure affectation des personnels sur le terrain et de mieux prendre en charge les mineurs. Nous tentons actuellement d'aller dans cette direction.

M. Jean-Louis LORRAIN - Vos propos nous ont fait comprendre de manière concrète votre démarche et nous vous remercions de votre sincérité.

M. Michel ESNEU - A propos de l'enfance en danger, je m'interroge sur ces enfants qui sont retirés de leur famille, mesure en principe d'ultime recours. Comment l'enquête sociale est-elle réalisée ? Touche-t-elle bien tous les lieux que visite l'enfant ? J'ai aussi l'impression que lorsque l'enfant devenu majeur revient chez ses parents après avoir été sous la responsabilité de la PJJ, il repart à la conquête du territoire. J'ai ainsi le sentiment que ce type d'enfant retombe dans la délinquance. Avez-vous des statistiques concernant le pourcentage d'échec et de réussite sur ce sujet ?

M. Jean-Louis LORRAIN - Nous allons écouter l'ensemble des questions puis M. le directeur nous répondra. Je donne la parole à M. Giraud.

M. Francis GIRAUD - J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre exposé. Considérez-vous, monsieur le directeur, que vous bénéficiez d'un poste d'observation globale sur la situation que nous évoquons ou êtes-vous tenu de faire appel à des partenaires pour acquérir une vue complète du domaine ?

Au sujet des mineurs délinquants et des mineurs en danger, je souhaite clairement les distinguer. Il me paraît cependant qu'ils partagent certains problèmes, comme le manque de vie sociale entre le système éducatif et la famille, et l'absence de dialogue. Les images de violence et leur prééminence sur le langage me paraissent représenter une autre cause de ces situations difficiles. La société aurait peut-être des mesures de prévention à mettre en oeuvre à cet égard. Elle s'est sans doute révélée trop permissive et laxiste. Nous le payons cher.

Mme Sylvie DESMARESCAUX - Vous avez parlé, monsieur le directeur, des difficultés de mise en réseau, d'articulation et de cloisonnement. Si j'accepte les deux premières difficultés, la dernière m'est très difficile à admettre. Au milieu des années 80, lorsque je travaillais à la PJJ, nous faisions le même constat de cloisonnement au sein de la PJJ et du domaine social dans son ensemble. A l'époque, lorsqu'on envoyait dans une même famille, un travailleur social, une déléguée à la tutelle, une travailleuse familiale, un représentant de la PJJ ou d'une mesure d'AEMO, il arrivait très fréquemment que ces intervenants ne se rencontrassent pas. Je l'ai vécu comme un échec de nombreuses années et je trouve regrettable que cela n'ait pas changé. Il en va pourtant de notre responsabilité à l'égard des familles et des jeunes en difficulté.

M. Jean-Pierre CARBUCCIA-BERLAND - Malgré la richesse de toutes ces questions, je m'efforcerai d'être bref compte tenu du temps qui m'est imparti.

Au sujet des placements, il me faut évoquer la question de notre rapport avec l'autorité judiciaire. Nous n'intervenons que sur le mandat d'un juge, qui désigne nommément l'établissement ou le service d'accueil du jeune. Vous constatez alors que nous devons répondre à une multitude de prescripteurs, ce qui permet difficilement à notre appareil éducatif d'adopter un positionnement cohérent. Je crois qu'il nous faudra réfléchir à ce thème.

Je rappelle par ailleurs que les enquêtes sociales préalables au placement peuvent être effectuées par différents services. La plupart du temps, les services de droit commun, c'est-à-dire principalement les assistances sociales de droit commun, procèdent au signalement auprès du juge. Sur la base de ce signalement, le juge décide une mesure immédiate ou bien commande un complément d'enquête sociale s'il estime que le danger n'est pas suffisamment prouvé. Les services de la PJJ peuvent alors intervenir. Quand ils le font, il s'agit essentiellement d'affaires au pénal et assez peu d'affaires au civil. Le domaine civil est de plus en plus investi par le secteur associatif habilité, qui réalise les mesures d'investigation, d'observation et d'évaluation dont M. Rosenczweig a évoqué l'importance.

Ces enquêtes sont pluridisciplinaires et très approfondies, ce qui a pour inconvénient de prendre du temps, parfois plusieurs mois. Cela ne facilite pas la tâche du magistrat. L'articulation entre l'enquête sociale et la décision du juge pose donc la question de l'imminence du danger et la possibilité d'attendre ou non pour prendre une décision. Ou bien la situation est urgente et le juge prend une décision sur la base des seules informations dont il dispose et qui peuvent être lacunaires, ou bien le juge estime que la situation n'est pas assez urgente pour qu'il ne puisse attendre des enquêtes beaucoup plus complètes sur le plan social, médical et psychologique.

Vos interrogations concernant ma position d'observateur et les possibles récidives à la sortie du système de la PJJ renvoient à la question de la mesure et de l'évaluation de la situation de l'enfance en danger et de l'enfance délinquante. Nous pouvons appréhender assez facilement l'enfance délinquante car nous disposons des statistiques du parquet, de la police, des juges des enfants et des nôtres. En revanche, la récidive est un phénomène très mal mesuré, pour les majeurs comme pour les mineurs. D'un point de vue juridique, la notion de récidive est très complexe et finalement est limitée dans la réalité. Ce qui existe, c'est la réitération des infractions et ce phénomène est très difficile à mesurer. Ce que sous-entend votre question, en fin de compte, est une exigence qui s'adresse dorénavant à l'ensemble de l'administration française et concerne l'efficacité de chaque institution par rapport à sa mission. Nous commençons à réaliser des progrès dans ce domaine car nous construisons des outils d'évaluation pour pouvoir suivre les parcours d'un panel de mineurs. Cela nous permettra d'avoir une vision de l'efficacité de nos dispositifs, notamment au regard de la réitération des infractions.

Au sujet de l'enfance en danger, nos outils de mesure progressent également et vont bientôt surmonter la difficulté que constitue la cohabitation de deux appareils statistiques différents, celui de la PJJ et celui des départements. Grâce à l'élaboration d'un outil commun entre la PJJ et l'association des départements de France, nous parviendront d'ici peu à consolider ces statistiques et ainsi à établir une vision globale de l'enfance en danger. Nous disposerons ainsi d'une vue beaucoup plus précise et moins parcellaire de l'enfance en danger qu'auparavant. Cela constitue une amélioration sensible des outils de pilotage.

Quant aux causes du glissement des mineurs vers la délinquance, elles ont bien évidemment trait aux dysfonctionnement des autres institutions puisque les jeunes que nous prenons en charge sont ceux que ces institutions n'ont justement pas su gérer. Dans la famille par exemple, la police interne a mal fonctionné, pour des raisons qui peuvent être multiples. De nombreux travaux ont décrit de quelle manière la famille a été conduite à remplir plus difficilement le rôle de socialisation qu'elle exerçait autrefois. Les rapports d'autorité parents-enfants par exemple ne sont plus « institués » mais deviennent « conventionnels ». Ces rapports se discutent, se négocient. Cette évolution, que je ne critique pas, restructure fortement la famille. Dans le cas des familles fragilisées culturellement et économiquement, la conventionnalisation des rapports peut entraîner des phénomènes de fuite et de transgression chez certains enfants. L'école a également vu s'affaiblir le rôle de socialisation qui était le sien autrefois, du fait que les rapports se sont conventionnalisés et que l'école assure plus difficilement la transmission des valeurs de la Nation. Les valeurs d'intégration républicaine et de constitution d'une référence nationale forte sont aujourd'hui trop délétères pour permettre aux enfants de bénéficier de modèles d'identification forts. L'ensemble de ces éléments amènent un certain nombre d'adolescents à des attitudes de transgression de plus en plus accentuées.

Cela nous conduit à votre question, madame, sur la coordination des soins. Vous avez tout à fait raison de signaler que le problème est ancien mais je crois que la situation s'est améliorée par rapport aux années 80. Les lieux de coordination se sont multipliés ; les schémas départementaux ont permis à un certain nombre de professionnels de se rencontrer ; le secteur judiciaire lui-même s'est rapproché des municipalités et des cellules de coordination permettent de rassembler l'ensemble des partenaires judiciaires sur un secteur donné ; les acteurs sociaux ont été sensibilisés à la nécessité de mieux communiquer avec les parquets pour signaler plus rapidement les situations à risque et les situations de délinquance. Ce dernier point constitue peut-être un des avantages de la judiciarisation de la société. En conclusion, l'articulation entre les diverses institutions est beaucoup plus satisfaisante qu'auparavant, même s'il reste du travail à accomplir. Qu'une assistante sociale, une gérante de tutelle et un éducateur intervenant dans le même foyer ne se connaissent pas se produit de moins en moins et ne devrait plus se produire du tout. Ces personnels prenant en charge les familles sont entrés aujourd'hui dans des cultures d'échange et de partage.

M. Jean-Louis LORRAIN - Je vous remercie.

Audition de Mme Marie-Rose MORO,
Professeur de psychatrie de l'enfant et de l'adolescent
à l'Université de paris XIII,
chef du service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent
de l'hôpital Avicenne à Bobigny (AP-HP)

M. LE PRÉSIDENT - Nous accueillons Mme Marie-Rose Moro, que nous sommes ravis de recevoir une seconde fois. Nous vous avions entendu dans le cadre de la commission des affaires sociales et vous nous aviez séduit par votre approche, votre langage et vos connaissances. Il nous semblait donc important que vous puissiez témoigner devant un public élargi. Je vous laisse toute liberté pour aborder le sujet de la manière qu'il vous plaira mais nous aimerions que vous vous concentriez sur l'accès aux soins et la spécialisation de la médecine sur certains maux.

Mme Marie-Rose MORO - Je vous remercie de m'avoir invitée à débattre avec vous de ces questions importantes. Nombre de points ont été déjà abordés et j'essaierai pour ma part de parler des thèmes les plus en rapport avec mon expérience.

Je suis responsable d'un service de psychiatrie de l'enfance et de l'adolescence au CHU d'Avicenne à Bobigny. Cet hôpital est un lieu d'innovation grâce à la diversité des familles venues de toutes parts ; et à l'investissement du personnel. En tant que clinicienne, j'ai connaissance d'éléments très intimes sur la vie intérieure des adolescents et sur la manière dont fonctionne leur famille. Je suis, par ailleurs, consultante pour Médecins sans frontières et cela me permet d'avoir une vision plus large de la situation.

Avant de répondre à vos questions, je souhaite évoquer certains points, en premier lieu desquels le paradoxe que constitue la difficulté d'accès aux soins. Ces quinze dernières années, la compréhension de l'enfance a beaucoup évolué, de notre conception de la psychologie du bébé à l'adolescence. Nous avons les connaissances théoriques nécessaires pour soigner un certain nombre de situations de souffrance et en prévenir d'autres. Par ailleurs, la société, c'est-à-dire essentiellement l'école et les médias, exige désormais une réaction forte au malaise de l'adolescence. A un certain moment, la presse a par exemple abondamment commenté les traumatismes adolescents, si bien que les jours suivants, nous avons reçu de nombreuses demandes de consultations. Malgré toute cette mobilisation, nous ne disposons pas des moyens nécessaires pour intervenir et nous laissons sans soins des personnes qui auraient pu être soignées. Des individus se sont ainsi enfoncés dans des situations très complexes alors que leur problème aurait pu être diagnostiqué beaucoup plus tôt, ce qui leur aurait évité bien des difficultés. Il est donc profondément contradictoire que nos moyens ne suivent pas l'évolution des théories scientifiques et du regard de la société.

Cependant, soigner un adolescent en grande difficulté, le réconcilier avec ses parents et la société, prend du temps et exige du respect, si on ne veut pas simplement consoler le jeune. Le lien doit être patiemment reconstruit dans un contexte de fragilité exacerbée : ces adolescents ont souvent vécu des difficultés psychologiques, sociales ou culturelles, dues par exemple à la précarité économique ou à l'émigration. Les familles venues de l'étranger se trouvent en France en situation de vulnérabilité.

Il est urgent aujourd'hui de nous préoccuper vraiment de nos adolescents en difficulté. Selon le nouveau rapport de l'INSERM sur la santé psychologique des enfants et des adolescents en France, paru en février 2003, 10 % des enfants et adolescents présentent des indices de souffrance psychologique. Ces indices n'apparaissent souvent pas comme tels mais ils peuvent être repérés par un néophyte qui fait passer un test. Rassurons-nous cependant : il ne s'agit pas d'indices démontrant la présence de pathologies structurées. Le chiffre de l'INSERM est à prendre au sérieux car il est fondé sur des statistiques regroupant non seulement les données du secteur sanitaire mais aussi celles des écoles, des crèches, des associations sportives etc. Si on s'en tient au public des adolescents, la proportion d'individus qui présentent les indices expliqués ci-dessus tourne autour de 20 %. Nous ne pouvons nous contenter de cette situation, même si l'état des adolescents peut être pire dans d'autres pays, comme les pays en guerre.

Toutefois, je ne cherche pas à faire un constat alarmiste. Nous avons des capacités d'action importantes car l'adolescence est une période de malléabilité. La vulnérabilité des adolescents nous permet justement de les aider à se reconstruire. Il est possible d'agir de manière directe sur l'adolescent et au travers des parents, et de manière indirecte par le biais de toutes ses appartenances sociales, y compris par la société dans son ensemble, ce qui explique l'impact du regard social sur la manière d'être de l'adolescent.

De plus, les adolescents présentent une vitalité extraordinaire. Ils sont aussi capables d'encourir des risques énormes, ce qui se traduit parfois par des accidents, des conduites addictives, des tentatives de suicide ou des anorexies. Et, après des phases dépressives, les adolescents renaissent facilement à la vie. Au lendemain d'une tentative, un adolescent saisira la main qu'on lui tend. Parfois, il est vrai, un certain nombre de facteurs inciteront l'adolescent à recommencer plusieurs tentatives de suicide avant qu'il ait eu le temps de se restructurer.

Vous me demandez comment définir l'adolescence. On trouve effectivement diverses définitions de cette période, que ce soit en termes d'âge ou de comportement, car la définition de l'adolescence s'est beaucoup modifiée selon les époques et les lieux. Dans certaines sociétés, le mot « adolescence » n'existe pas et la seule chose qui est définie, c'est le passage de l'enfance à l'adolescence. En France, la conception de l'adolescence s'élargit de plus en plus : on estime généralement que l'adolescence débute vers 11-13 ans et se termine vers 21 ans, cette frontière supérieure étant plus controversée. C'est cette définition de l'adolescence que l'OMS retient pour les pays d'Europe de l'Ouest. Cependant, même à l'intérieur de notre pays, l'adolescence ne recouvre pas la même tranche d'âge selon la classe sociale et le lieu, et l'âge de sortie de l'adolescence peut varier de manière importante.

Quoi qu'il en soit, l'adolescence est une période de passage et d'expérimentation, dans une perspective de construction identitaire. Nous devons conserver ceci à l'esprit pour bien nous garder d'étiqueter un adolescent. Lorsque l'adolescent expérimente certaines manières d'être, cela ne signifie pas qu'il sera ainsi structuré plus tard. Or si on étiquette un adolescent, il n'aura de cesse d'honorer cette étiquette, ce qui peut s'avérer ravageur lorsqu'on le qualifie de délinquant.

Quant à l'adolescence en crise, elle se définit du point de vue psychologique par la présence d'une souffrance, exprimée soit sur le plan somatique, soit sur le plan psychologique, soit sur le plan social. Etant donné le phénomène de construction identitaire que vit l'adolescent, sa vie psychologique, son corps et ses comportements sont intimement liés. Un adolescent peut traduire par exemple une souffrance identitaire par un malaise corporel et aller voir un médecin généraliste, une infirmière ou des amis pour leur expliquer qu'il a mal au ventre ou à la tête, alors qu'en réalité il est atteint de dépression. L'adolescent peut aussi traduire son désarroi par une anorexie mentale, maladie d'auto-maltraitance dont on peut mourir. Je rappelle que 10 % des adolescents anorexiques décèdent. Un adolescent peut également être amené à provoquer sans cesse le corps social et ses représentants, c'est-à-dire les enseignants, la police, la justice, pour exprimer sa difficulté à vivre. L'adolescent en crise se caractérise aussi par sa solitude et son attitude de repli. Plus l'adolescent va mal, plus il s'isole et cesse d'utiliser les modes habituels d'expression de la souffrance. Il n'emploie guère la parole ou alors c'est pour mieux cacher son mal-être.

En matière d'accès aux soins, la situation est très mauvaise comme l'indiquent toutes les enquêtes. Les adolescents n'utilisent pas les structures de droit commun bien qu'aucun obstacle ne les en empêche. Les législateurs ont tâché ces dernières années de faciliter la prise en charge sanitaire des adolescents en annulant l'obligatoire d'autorisation parentale pour certains actes mais notre expérience montre que les parents ne constituent pas un obstacle dans l'accès aux soins. Il faudrait d'ailleurs que la loi prenne en compte cette situation. L'accès à la contraception s'est par exemple amélioré mais pas de façon spectaculaire.

Pourquoi donc les adolescents vont-ils si peu dans les institutions de soins, même, et surtout, ceux qui en ont le plus besoin ? La première raison est qu'il existe très peu de lieux spécifiques pour eux et que les structures existantes ne s'adaptent pas à leurs besoins. Ces structures sont beaucoup mieux adaptées à des adultes ou à des enfants. Il est donc nécessaire de créer des lieux adaptés aux adolescents, non seulement en termes d'horaires, mais aussi en termes d'accueil, de compréhension et de pluridisciplinarité. Dans ces centres, il faudrait pouvoir être capable de déceler qu'un adolescent est au bord du suicide quand il vient simplement en consultation pour se plaindre de maux de ventre à répétition.

La seconde raison est que les adolescents, surtout ceux qui sont le plus en difficulté, ont une estime d'eux-mêmes très faible. Ils ne savent pas quel sera leur avenir et comment ils vont grandir. Ils doutent tellement d'eux-mêmes qu'ils n'ont plus envie de se soigner. Le remède le plus efficace me paraît alors d'instituer des lieux de rencontre où on aide ces adolescents à se reconstruire un peu et où on les amène en fin de compte à accepter des soins, dans le domaine psychiatrique ou somatique. Bien entendu, cela ne doit pas exclure le travail en amont chez les enfants pour éviter l'apparition de telles situations de rupture, d'autant plus qu'il est bien plus aisé de travailler avec des enfants, allant facilement en consultation.

Vous me demandez si certains maux sont spécifiques à l'adolescence. Non, les adolescents souffrent des mêmes pathologies que les enfants ; seulement, certaines sont plus fréquentes, comme la dépression, les tentatives de suicide, l'anorexie mentale ou l'anxiété. Je tiens à rappeler que la prévalence des tentatives de suicide dans notre pays est tristement élevée et que leur nombre, malgré les différents programmes mis en oeuvre, ne diminue pas. Cela montre la nécessité d'agir de manière très déterminée, de même que face à l'anorexie mentale. Celle-ci, qui conduit à une grande souffrance sur plusieurs années et débouche parfois sur la mort, touche aujourd'hui toutes les jeunes filles, alors qu'auparavant cette maladie était assez liée aux filles issues de certaines catégories sociales. Ce lien entre maladie et catégorie sociale prouve par ailleurs que les adolescents perçoivent dans leur entourage une certaine manière d'exprimer la souffrance et s'en nourrissent pour exprimer la leur. D'autres types de troubles, telle l'anxiété, perturbent les enfants dans leur vie scolaire, en diminuant par exemple leur capacité d'apprentissage ou leur aptitude à tisser des liens avec les autres.

Nous devons donc entreprendre un certain nombre d'actions pour améliorer la situation de nos adolescents. Il s'agit en premier lieu de donner des moyens suffisants à la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent.

En second lieu, il faut créer et développer des structures adaptées aux adolescents, en concertation avec l'école, la justice et les différents acteurs sociaux. Je me réjouis de ce que cette idée progresse et qu'au CHU d'Avicenne par exemple, nous projetions l'aménagement d'une maison des adolescents qui regroupera des professionnels de santé et d'autres intervenants du tissu social réunis dans un réseau de soins.

En troisième lieu, nous devons pouvoir reconnaître les adolescents les plus vulnérables et être capables de nous adapter à leurs spécificités. La psychiatrie transculturelle sait par exemple s'adapter aux particularités culturelles et linguistiques des patients. Cette discipline s'est beaucoup développée dans le monde mais les institutions, comme toujours, tardent à s'adapter. Il est pourtant nécessaire de développer les consultations en langue étrangère et de mettre au point des méthodes convenant aux parents d'origine étrangère. Est-il possible d'expliquer à un père maghrébin, issu d'une société patrilinéaire, de quelle manière il doit se comporter avec son enfant pour lui poser des limites ? Cela n'est pas pensable, sauf à lui faire violence, ce qui se retournera toujours contre notre société. Dans ces cas-là, il faut au contraire partir de la manière dont agit le père maghrébin pour trouver avec lui des méthodes plus constructives et adaptées à la société française 45 ( * ) .

En quatrième lieu, nous devons nous appuyer sur l'école pour mener nos actions car l'école est un lieu extraordinaire pour repérer les enfants en situation difficile. Même les enfants déscolarisés viennent à l'école et sont capables d'aller voir l'infirmière ou la conseillère d'éducation pour leur montrer qu'ils se portent mal. Il est dommage que la logique de l'institution scolaire entre parfois en contradiction avec la logique des soins et qu'on préfère exclure un élève plutôt que de lui proposer un programme de soins compatible avec la scolarisation. Certains élèves perdent six ou sept mois, quand ce n'est pas dix-huit, pour un anorexie mentale. Ils se retrouvent alors complètement déconnectés de l'école et s'ils n'ont pas acquis un très bon niveau, ils ne disposent d'aucune solution. Pour ceux qui possédaient un très bon niveau, il sera toujours possible de les insérer dans une filière soins-études. Il nous faut donc inventer une articulation entre les domaines de la santé et de l'éducation bien meilleure que celle qui existe actuellement.

Enfin, nous devons nous préoccuper du soutien parental aussi bien que de l'impact des discours politiques sur l'adolescent. Le symbolique a une forte influence sur le jeune et cela se remarque constamment dans les discours que nous tiennent les adolescents en consultation.

M. Jean-Louis LORRAIN - Le temps nous presse car nous devons bientôt recevoir M. le ministre. Nous avons déjà eu l'occasion de discuter avec vous, madame, et nous avons par ailleurs votre témoignage sur la violence des crises, sur les maisons de l'adolescent, sur ce qu'il faudrait améliorer dans l'éducation et les politiques publiques. Accepteriez-vous que nous nous abstenions de vous poser nos questions, ou alors que nous le fassions très rapidement ?

M. LE PRÉSIDENT - S'il y a des questions, elles peuvent être transmises par écrit à Mme Moro. J'espère, madame, que vous nous ferez le plaisir de répondre dans votre rapport.

Mme Marie-Rose MORO - Bien entendu.

Audition de M. Hubert BRIN,
Président de l'Union nationale
des associations familiales (UNAF)

M. LE PRÉSIDENT - Nous sommes très heureux d'accueillir M. Brin, président de l'Union nationale des associations familiales.

M. Hubert BRIN - Je vous remercie. Mme Monique Sassier, directrice générale de l'UNAF, m'accompagne.

Nous sommes ici en tant que parents participant à des associations. Comme tous les spécialistes, nous observons une montée des comportements adolescents à caractère pathologique ou prépathologique, comme la boulimie, l'anorexie, le suicide, la toxicomanie. Nous n'en ferons pas ici la liste exhaustive. Ces comportements témoignent d'un mal-être, dit-on. Cela est vrai mais reste un peu facile car le mal-être est loin de toujours déboucher sur de telles conduites. Pour nous, ces comportements témoignent d'un problème d'entrée dans le monde et relèvent de pathologies de maîtrise du monde. Ces adolescents n'arrivent pas à trouver à travers notre monde d'adulte les repères qui leur permettraient de construire un projet de vie, même à moyen terme.

C'est pourquoi nous aimerions lancer quelques interrogations : sommes-nous sûrs que les conduites identifiées comme pathologiques ou prépathologiques par la société, les médecins ou les parents soient les seuls indicateurs de la crise adolescente ? Est-ce normal ou sain que les jeunes adolescents et surtout les jeunes adolescentes s'identifient à des chanteurs, selon des mécanismes qui reposent exclusivement sur des préoccupations narcissiques, à caractère presque obsessionnel ? Est-ce normal que les adolescents soient dominés, souvent avec la complicité des parents, par la télévision, c'est-à-dire par un modèle identitaire qui magnifie leur narcissisme ? La télévision est en effet le loisir auquel les adolescents consacrent le plus de temps, lors duquel ils se lancent des défis imaginaires au lieu de se construire une identité leur permettant de s'insérer dans le monde. Nous constatons par ailleurs que la télévision met en exergue quelques élites sportives ou commerciales en donnant l'impression que la réussite est accessible à tout le monde. Elle omet de montrer qu'en dehors des dons individuels, une certaine somme d'efforts et de travail personnel est nécessaire. Cela ne vient-il pas ajouter un sentiment d'échec aux difficultés que vit toute personne en situation de construction identitaire, cette personne se disant alors : « Je suis un incapable, je n'ai pas su faire comme untel ou untel » ? Je souhaite également que nous, les adultes, nous interrogions à notre rapport au droit. Nous nous intéressons en effet à ce qui correspond à nos intérêts mais laissons de côté ce qui dérange notre volonté. Enfin, j'aimerais que nous réfléchissions à la manière dont nous appréhendons le temps. Notre monde vit sur le concept de la réponse en temps réel aux pulsions. Pourtant, nous savons que tout n'est pas possible immédiatement et que tout, non plus, n'est pas possible. Quelle vision du monde donnons-nous alors à nos adolescents et comment peut-elle leur permettre de construire un projet de vie »?

Il me semble ainsi que les adolescents en crise ne constituent que la partie repérable et malchanceuse d'une adolescence en crise générale, pour des raisons qui, elles aussi, sont générales. Nous avons évoqué quelques-unes de ces causes. Nous sommes donc sûrs que si les responsables ne conduisent pas une véritable réflexion à ce sujet ni n'en tirent les conséquences, qui impliqueraient certainement une révolution sociale et culturelle, nous constaterons alors, d'année en année, le développement exponentiel des pathologies adolescentes socialement repérées et l'apparition de nouvelles pathologies. C'est pourquoi nous saluons avec sincérité l'initiative originale et pertinente que vous avez prise.

La première piste sur laquelle nous souhaitons travailler est la suivante : la réarticulation des temps de la vie. Le recul croissant de l'entrée dans le monde du travail proprement dit retarde l'entrée de l'adolescent dans le monde du sérieux, qui structure la position sociale de l'individu et lui permet de s'identifier dans la société après s'être identifié dans l'univers familial. Il faudra donc inéluctablement remettre en cause toute l'organisation du système éducatif et de l'alternance des périodes de vie. Comme je viens de mentionner l'univers familial, je souhaite rappeler à ce sujet que l'augmentation de la fréquence des divorces, des recompositions et des situations de monoparentalité accentue bien entendu la difficulté de l'adolescent à trouver des repères lui permettant de construire un projet de vie à moyen et long terme. Comment construire un tel projet de vie quand le modèle est celui d'un monde où la rupture intervient à échéance brève ? Rassurons-nous toutefois : la très grande majorité des enfants vivent encore avec leurs deux parents.

La seconde piste sur laquelle nous aimerions travailler est plus délicate mais tout aussi nécessaire : il s'agit d'analyser la cohérence de nos comportements individuels d'adultes pour que le droit, la loi, le temps, le respect des autres et de soi puissent être considérés par les adolescents comme des repères. Sur ces sujets, nous devons donner l'exemple.

J'ai ici terminé mon propos. Monique Sassier aurait-elle trois minutes pour ajouter quelques mots ?

M. Jean-Louis LORRAIN - Je vous remercie, monsieur le président. Nous avons été sensibles à votre cri dans la presse quotidienne lorsque, il y a quelques jours, interrogé sur les mesures à prendre en faveur de la famille, vous aviez répondu qu'il fallait s'occuper en urgence des adolescents et des adultes jeunes. Le dialogue, même par presse interposée, n'est pas inutile. Nos initiatives peuvent en être confortées. Dans le domaine de l'adolescence, on entend en effet rapidement certains commentaires selon lesquels le sujet n'est pas d'actualité ou n'intéresse pas la population.

Mme Monique SASSIER - Deux points majeurs caractérisent selon nous les adolescents : leur volonté de ne rien faire et de ne rien savoir. Ceci n'a rien d'une remarque de morale, il s'agit d'une seule constatation. Il est important selon moi d'avoir ces deux points en tête car l'adolescence est une période longue et difficile, les adolescents n'entrant que tardivement dans le monde du travail.

Plus longtemps les adolescents dépendent de leur famille ou d'une structure sociale, plus ils sont dans un état d'esprit de dépendance. Or celui-ci peut entrer en conflit avec le refus de cette dépendance qu'éprouvent au fond d'eux-mêmes les adolescents, de cette dépendance qu'en réalité ils s'imposent et qu'on leur impose. L'absentéisme scolaire peut ainsi s'expliquer par l'appropriation de la contrainte selon laquelle il vaut mieux être absent que s'attaquer à des problèmes trop complexes. Cette caractéristique est encore plus nette pour les adolescents se trouvant en grande difficulté. Face à cela, il me semble que la formation à la culture, l'accès aux livres, à la peinture, à la musique, à tous les arts, constitue l'un des éléments de réponse.

A la volonté de ne rien faire s'ajoute parfois celle de ne rien savoir. Dans ce cas, les adolescents ignorent leurs désirs, les foulent de leurs pieds. Le recours aux sports violents peut alors être compris comme une tentative de défoulement. Cette volonté de ne rien savoir recouvre aussi la volonté d'ignorer l'autre sexe, de ne pas savoir comment transformer une relation violente en une rencontre. La société, ne sachant pas ce que veulent ces jeunes, est finalement amenée à vouloir simplement les contenir. Cependant, il ne faut pas oublier que cette situation est un produit de notre société, attachée à l'immédiateté alors que le temps et la durée sont nécessaires au désir.

L'adolescence est une période propice à la prise de risque. Une des réponses que notre société doit aujourd'hui qualifier et organiser, est donc d'accepter la prise de risque des adolescents et de la détourner des sports violents et physiques pour l'orienter vers des actions que reconnaîtraient et encourageraient les adultes. A seize ans, rappelons-le, François 1 er dirigeait une armée. On mesure l'écart qui s'est creusé en plusieurs centaines d'années, intervalle négligeable du point de vue d'une société. Les conduites à risques des adolescents peuvent donc être retournées positivement si les adultes le veulent et le peuvent. Pourquoi faut-il embaucher un jeune parce qu'il est jeune et non parce qu'il acquerra ainsi des compétences ?

Par ailleurs, nous sommes inquiets quant à la situation des services publics de pédopsychiatrie. Les pathologies adolescentes doivent être repérées et traitées à temps, mieux qu'elles ne le sont aujourd'hui. Il nous semble aussi que les réseaux d'écoute et d'accueil des parents devraient être développés. Avoir un adolescent chez soi ne représente pas toujours un problème mais c'est toujours une question et il peut s'avérer difficile de ne pouvoir en débattre entre parents. Je pense aussi qu'il faudra développer d'ici peu toutes sortes de médiation dans le milieu scolaire, pour trouver des terrains d'entente et éviter que les adolescents ne refluent vers le « ne rien faire » et le « ne rien savoir ».

M. Jean-Louis LORRAIN - Monsieur le président, avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. Hubert BRIN - Vous avez bien senti à travers l'intervention de Monique Sassier qu'une de nos interrogations a trait à la manière de transformer la prise de risque et l'énergie adolescentes en une spirale positive, et non pas en une spirale suicidaire. Ceci nous ramène à mes propos précédents. Nous devons travailler selon deux axes principaux : un axe collectif autour de l'entrée dans le monde de la société, ce qui implique les questions de formation et d'emploi ; un axe individuel autour des comportements de chacun et du soutien parental pour que les adolescents puissent reprendre une démarche de vie choisie. Nous voulons ainsi réfléchir à la manière d'agir en acteurs responsables et de faire de nos adolescents des hommes et des femmes adultes.

M. Jean-Louis LORRAIN - Nous n'avons peut-être pas assez insisté sur la souffrance de la famille et sur la manière d'y répondre. Notre sujet était bien sûr l'adolescent mais il fait partie d'un milieu familial, même quand il en est éloigné par des soins, des études, ou une prise en charge éducative et judiciaire. Certes, nous avons évoqué la famille au travers du thème de la médiation par exemple, mais nous n'avons pas vraiment abordé ce que vit une famille dont un enfant se porte mal. Or la fratrie et les rapports de couple subissent les contre-coups d'un enfant en crise et je crois que la famille se retrouve souvent seule face à un phénomène très culpabilisant, pour lequel les réponses extérieures ne sont pas très adaptées.

M. Hubert BRIN - Je partage complètement cette analyse. C'est pourquoi, en 1998-1999, nous avons soutenu auprès du gouvernement la mise en place des réseaux d'écoute et de médiation. Le caractère démissionnaire des parents face à la situation de leurs enfants est en effet relativement circonscrit et nous constatons de leur part tout d'abord désarroi et souffrance. Aujourd'hui, les réseaux d'écoute ont commencé à se développer mais nous avons encore des efforts très importants à faire pour réellement permettre aux familles les plus en difficulté de s'exprimer au sein de ces groupes et ainsi leur montrer qu'elles ne se trouvent pas dans une situation isolée. Il faut lutter contre le sentiment d'isolement que ressentent les parents, généralement eux aussi en souffrance, d'un adolescent en difficulté. Ces familles ont l'impression que leur malheur ne peut être partagé. Nous devons essayer de les amener à partager leurs souffrances et à mobiliser les énergies existantes car celles-ci existent dans la très grande majorité de familles. Elles peuvent permettre de surmonter la situation et de repartir de bon pied.

Par ailleurs, il est vrai que nous rencontrons de nombreuses difficultés suite à l'état malheureux du réseau pédopsychiatrique.

M. LE PRÉSIDENT - Quelle est la position de l'UNAF à propos de l'intervention de tiers auprès de familles en difficulté ? Ces familles acceptent-elles facilement de discuter avec un professionnel extérieur ou en ont-elles peur ?

M. Hubert BRIN - Notre pays a un grand retard en matière de médiation. Catherine Chadelat, conseillère auprès de Dominique Perben, nous expliquait hier que la médiation n'était utilisée que dans 0,96  % des procédures de divorce. Pourtant, la médiation est une méthode qu'il faut absolument développer et en laquelle nous croyons. Cela implique de transformer la culture de notre pays, qui n'a pas encore intégré la démarche de médiation.

Cependant, Monique Sassier, qui a beaucoup plus travaillé que moi sur ces questions, pourra vous en dire davantage.

Mme Monique SASSIER - Pour répondre plus précisément à votre question, monsieur le président, il est vrai que les familles craignent de parler de leur situation : elles la vivent comme leur échec autant que celui de l'adolescent. Dans un premier temps, il faut donc tenter de faire comprendre à la famille que si l'adolescent peut se faire aider, elle aussi peut se faire aider, différemment, voire séparément. Il serait utile de rappeler aux services publics et aux associations qu'il est nécessaire de passer par cette première étape afin de transformer la culpabilité des familles en prise de responsabilité. Cela prend du temps mais cela est utile.

M. LE PRÉSIDENT - Un intervenant ce matin se plaignait du manque de cohérence des adultes envers les adolescents, l'école et les parents se contredisant par exemple. En partant de ce constat, il semble que la médiation ne doit pas viser seulement à rapprocher les enfants et les parents mais doit aussi avoir pour objectif de tisser des liens entre les différents acteurs environnant l'adolescent. L'échec de l'adolescent est en effet celui de tout son entourage, pas seulement celui de sa famille ou de lui-même. Avez-vous le sentiment que l'on se dirige aujourd'hui vers ce renforcement général des liens, cette mise en réseau ?

M. Hubert BRIN - Nous partageons totalement l'analyse de M. Petitclerc, qui avait émis cette opinion. Mais nous constatons qu'avant de parvenir à une telle mise en réseau, il nous reste beaucoup de chemin à parcourir. Les différentes institutions, les différents ensembles d'adultes s'ignorent trop souvent. En outre, ils se défaussent fréquemment les uns sur les autres. Nous essayons donc, par notre action, de promouvoir une certaine cohérence entre les acteurs mais nous avons conscience qu'il faudra du temps avant de changer des habitudes de fonctionnement existant depuis presque trente ans.

M. LE PRÉSIDENT - J'aimerais par ailleurs avoir votre opinion de représentant des familles quant à la politique à développer à l'égard de cette catégorie de personnes qu'on nomme parfois pudiquement « jeunes adultes » ou « adultes jeunes », sans trop savoir vraiment comment les appeler. Pensez-vous qu'il faille aider les familles pour cette catégorie de jeunes, et, le cas échéant, dans quelle mesure ?

M. Hubert BRIN - A l'UNAF, nous appelons ces personnes les jeunes adultes, mais nous ne sommes pas convaincus par cette appellation. La difficulté qu'a la société à désigner ces jeunes est porteuse d'une réelle interrogation. Comment se fait-il que nous ayons tant de mal à positionner nos jeunes dans un processus de vie ?

Concernant la politique à développer à l'égard de cette tranche d'âge, nous avons mené une réflexion dans les années 2000 et 2001. Les conclusions de cette réflexion recoupent en partie ce que j'ai expliqué précédemment. Nous considérons ainsi que l'emploi est au centre de la politique à mener envers cette classe d'âge. Cela implique de redonner sa valeur au travail, dans une société qui ne valorise pas le travail comme valeur d'intégration sociale et de construction de projet de vie. Redonner de la valeur au travail est donc la première proposition que nous avions formulée au Conseil économique et social dans le cadre d'un projet d'avis sur l'insertion des 18-25 ans.

La politique envers les jeunes adultes doit ensuite se préoccuper de la formation et notamment de la formation tout au long de la vie. La France est profondément dominée par la conception d'une formation qui commence à 6 ans et se termine à 25 ans. Compte-tenu de cela, un jeune qui sort aujourd'hui sans qualification du système scolaire estime qu'il n'a aucune chance de reprendre des études ou d'entamer un nouveau parcours. Il quitte l'école sur un échec et ne s'attend pas à retourner dans l'institution scolaire. Cette situation doit être combattue.

Troisièmement, il faut se préoccuper du logement de ces jeunes adultes. Je crois que ce point passe avant la question des revenus car le logement est un des éléments permettant de se construire une vie autonome par rapport aux adultes. En vivant ailleurs que chez ses parents, le jeune peut éventuellement entamer une vie de couple ou de nouvelles démarches.

Le dernier point à considérer est l'épineuse question des revenus. La non-transposition en 1974 de l'abaissement de la majorité civile à l'ensemble des droits économiques et sociaux a malheureusement rendu très difficile la question du revenu des jeunes adultes dans la société française. Aujourd'hui, la situation est la suivante : les parents peuvent déclarer dans une déclaration fiscale commune leurs enfants jusqu'à ce que ceux-ci aient atteint l'âge de 21 ans, et l'âge de 25 ans dans le cas où ils sont étudiants. L'âge de 21 ans n'a pas été abaissé à 18 ans en 1974. Cette erreur, nombre de nos partenaires européens l'ont évitée. L'UNAF s'est tout de même préoccupée de la question des revenus chez les jeunes adultes et j'ai ainsi présenté au Conseil économique et social, en accord avec une large majorité du mouvement familial, un projet d'avis tendant à instituer un contrat à double sens entre la société et sa jeunesse. Voici quels en étaient les tenants : le jeune adulte reçoit un prêt à taux zéro de mille francs par mois pendant cinq ans, prêt remboursable au moment de l'insertion professionnelle à condition que le jeune soit dans une situation imposable et bénéficie des revenus d'un travail à temps plein. Parallèlement, le jeune reçoit pendant cinq ans une autre allocation de mille francs, qui, elle, n'est pas remboursable. Les premières évaluations financières de cette mesure aboutissaient à un coût de 8,5 milliards d'euros.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie.

Audition de M. Christian JACOB, Ministre délégué à la famille

M. LE PRÉSIDENT - Monsieur le ministre, je suis très honoré, ainsi que M Lorrain, président du groupe d'études sur les problématiques de l'enfance et de l'adolescence, et que nos collègues, de vous accueillir pour cette audition.

Depuis ce matin, nous avons reçu beaucoup d'informations. Selon Jean-Pierre Chartier, l'adolescence est une saine période d'opposition. Selon Claire Brisset, elle correspond à la tranche d'âge, entre la naissance et la majorité, où l'on souffre le plus. Aux yeux de Jean-Marie Petitclerc, l'adolescence est une période de triple deuil puisqu'il y faudrait renoncer à une image idéale de l'adulte et de soi-même et transformer ses rêves en projets. Mais on nous a indiqué parallèlement que cinq jeunes sur six considéraient la famille comme leur référence principale. D'après Philippe Jeammet, l'adolescence est une période où le jeune doit prendre de la distance face aux adultes et s'appuyer sur ses propres ressources. Pour être lui-même, ajoutait Philippe Jeammet, l'adolescent doit se nourrir des autres et ce paradoxe, qui n'est pas une contradiction, perturbe les adolescents les plus fragiles. 15 % des adolescents seraient ainsi violents ou souffrants, nous a-t-on dit. En conclusion, les différents intervenants ont tous plaidé pour l'offre de réponses adaptées aux problèmes adolescents, pour un déploiement judicieux des moyens grâce à l'affectation de la bonne personne au bon endroit.

Monsieur le ministre, pourriez-vous nous dire comment permettre à ces jeunes en crise d'accomplir au moins une part de leurs rêves ?

M. LE MINISTRE - Je n'ai qu'un regret, c'est que l'adolescence ne soit pas une maladie : nous rêverions de l'attraper à nouveau ! Je souligne ce faisant que l'adolescence n'est pas une période nécessairement dramatique. Au contraire, l'adolescence est riche en découvertes, elle est propice à la curiosité, elle représente un des moments les plus formidables qu'il nous est donné de vivre. Comme toute période formidable qui ouvre l'appétit et la curiosité, l'adolescence est aussi un temps de prise de risque. Mais on s'attache trop aux difficultés de l'adolescence et on en oublie tous les aspects positifs.

Si nous considérons les difficultés de l'adolescence, je mentionnerai les suivantes : les problèmes de santé, le suicide, la délinquance et la responsabilisation parfois lacunaire des parents.

On évoque souvent les problèmes de santé des adolescents comme l'anorexie, la boulimie et les diverses dépendances, à l'égard de l'alcool, des stupéfiants ou du tabac. Pour traiter ces situations, il nous faut travailler à la fois sur le terrain sanitaire et sur le terrain éducatif. Il est difficile de bien appréhender un adolescent sans se préoccuper de son cadre familial et ce dernier, quand il existe, est le meilleur socle que puisse trouver un adolescent en situation de dépendance pour surmonter ses difficultés. Les premiers résultats des maisons de l'adolescence montrent également l'intérêt du traitement à la fois éducatif et sanitaire des problèmes de santé des adolescents. Aujourd'hui, deux de ces maisons existent, une dizaine sont en projet et le président de la République a exprimé son souhait d'un rapide développement du réseau des maisons de l'adolescence.

Le suicide des adolescents est un autre phénomène préoccupant : 800 jeunes se suicident chaque année. A ce sujet, les médecins nous expliquent que la première tentative de suicide représente généralement un appel au secours mais qu'à partir de la deuxième tentative, l'adolescent témoigne véritablement d'une volonté de disparaître et ne cherche plus à lancer un cri d'alarme. Cela doit être pris en compte sur le plan sanitaire, éducatif et associatif. Je crois que le milieu associatif peut jouer un rôle important pour aider à renouer un lien avec les familles ou les éducateurs au travers des activités qu'il propose. Ce qui rend les maisons des adolescents intéressantes, c'est justement qu'elles offrent la possibilité de mener des activités et ne se concentrent pas sur les soins. J'ai pu le remarquer au Havre et à Bordeaux, même si, par ailleurs, l'approche de ces deux maisons était très différente.

La délinquance des adolescents enfin doit nous préoccuper. Elle a fortement augmenté ces dix dernières années, puisque le nombre de jeunes impliqués dans des crimes ou des délits a presque doublé entre 1993 et 2003. Aujourd'hui, les 10-24 ans sont les auteurs de 21 % des délits et crimes. Toutefois, cette statistique indique aussi que 80 % des crimes et délits ne sont pas le fait des jeunes et qu'il faut prendre garde à certaines caricatures discréditant les jeunes.

L'intérêt du soutien des parents prend tout son relief dans le cadre du traitement de la délinquance adolescente. L'accompagnement et la responsabilisation des parents est cependant tout aussi utile dans bien d'autres domaines : l'absentéisme scolaire, les violences routières, l'alimentation, l'activité physique... Nous ne voulons absolument pas désigner à la vindicte publique les parents des enfants difficiles et les rendre coupables des défaillances de leur enfant, nous voulons simplement les accompagner. Considérons l'absentéisme scolaire, un mal qui concerne en premier lieu la tranche d'âge des adolescents : nous pouvons rappeler aux parents que la scolarité est obligatoire et qu'il en va de leur responsabilité que les adolescents suivent une scolarité normale. Considérons à présent le problème des accidents de la route, qui figurent parmi les premières causes de mortalité chez les jeunes : nous savons que l'influence des parents est de bien loin supérieure à celle du moniteur d'auto-école. Si les parents conduisent de façon agressive et irresponsable, la vingtaine d'heures de cours de l'auto-école ne compensera pas l'influence néfaste des parents sur l'adolescent. La responsabilité des parents s'exerce aussi, comme je l'indiquais, dans le domaine de l'alimentation et de l'activité physique. Il y a quelques mois de cela, lors d'un déjeuner débat avec des pédiatres au sujet de la boulimie, quelques pédiatres me dirent d'un ton humoristique : « La meilleure ordonnance que nous pourrions donner serait d'interdire la télévision et le canapé, et de rappeler les heures des repas... ». Cette boutade n'était pas destinée à nier les origines et les traitements sanitaires possibles de la boulimie mais seulement de montrer l'importance du rôle de la famille lors de l'adolescence de l'enfant.

Pour terminer, je veux vous témoigner de mon intérêt pour les travaux de votre groupe d'étude, que je suivrai avec attention. La Conférence de la famille de 2004 portera sur l'adolescence, après que celle de 2003 se sera concentrée sur la petite enfance, et je souhaite, pour la préparer, que soient organisées cet automne des rencontres de l'adolescence. Je compte aussi réunir l'automne prochain trois ou quatre groupes de travail à la suite des rencontres de l'adolescence, de la même manière qu'à l'automne dernier j'avais mis en place des groupes de travail au sujet de la petite enfance. Votre rapport pourrait constituer la base de travail de ces groupes.

Je tiens enfin à souligner que nous devons absolument aborder cette période de la vie comme une période positive. Certes, certains cas sont difficiles, mais quand on lit la presse, on a la triste impression que la situation de l'adolescence de notre pays est catastrophique. Même si les difficultés ont changé, il n'est pas nouveau que l'adolescence est une période difficile : depuis que l'homme existe, nous en connaissons les problèmes. Par ailleurs, la période de l'adolescence peut être un moment tout à fait positif. Je souhaite ainsi que nous abordions des thèmes comme celui de l'adolescent face au sport ou à la culture Cela nous permettra ensuite d'aborder avec sérénité tous les problèmes que nous avons pu évoquer aujourd'hui.

J'ai terminé là mon propos et suis ouvert à vos questions.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie. Je passe la parole au président du groupe d'études, monsieur Lorrain.

M. Jean-Louis LORRAIN - Monsieur le ministre, je crois que vous avez largement fait le tour du sujet. Si l'on peut dire que la famille n'est pas un thème réservé à tel ou tel groupe politique, je crois aussi que l'on peut distinguer les partis qui en font une priorité et les autres.

Vous nous avez offert une perspective d'action et nous avons désormais la possibilité de nous atteler à un certain nombre de difficultés. Nous en avons évoqué plusieurs : la santé des adolescents et les carences du réseau pédopsychiatrique ; la difficulté de mener sur le terrain de l'éducation nationale des actions éducatives -et non de transmission des savoirs- ; le rapport au sport problématique de certains jeunes et l'inquiétante précocité du dopage ; ou encore les mesures financières et fiscales en faveur des familles. Nous espérons pouvoir apporter des réponses à ces questions et concrétiser quelques mesures fortes. Dans cette perspective, nous travaillerons donc à préparer les rencontres de l'automne.

Cependant, ne faudrait-il pas s'interroger sur une possible transgression de la sphère privée ? L'adolescence est un sujet très sensible et nous essayons d'y introduire une dimension politique pour aider le couple, le jeune et la famille. Mais n'y a-t-il pas un conflit d'intérêt entre la sphère privée et la sphère publique ? Jusqu'où pouvons-nous aller ?

M. LE MINISTRE - Certaines questions appartiennent au domaine privé et doivent y demeurer. Mais nous devons accroître les outils de la politique familiale, qui en dispose de peu. Dans le domaine du sport, de la culture ou des moyens de transport, la famille n'est pas ciblée en tant que telle. Les entreprises de transport public par exemple ont beaucoup personnalisé leurs tarifs, en prenant en compte la classe d'âge du voyageur, son mode de transport et parfois sa catégorie sociale. Il existe une carte vermeil, une carte jeune mais, la carte familles nombreuses a du mal à survivre. Il devrait par ailleurs être possible de créer des structures et des tarifs plus adaptés aux jeunes dans le domaine du sport, comme dans celui de la culture. Cela ne transgresse pas la sphère privée.

Notre politique familiale est défaillante au niveau de l'adolescence. En matière de petite enfance, les moyens ne sont pas toujours suffisants et les élus diffèrent sur les mesures à prendre, mais la demande est clairement reconnue : il faut développer les possibilités de garde. En ce qui concerne l'adolescence, la politique familiale est soit inexistante soit très faible. Les maisons de l'adolescence répondent aux périodes de crise ; dans le cadre associatif, l'école des parents poursuit une tâche remarquable. Nous sommes d'ailleurs très reconnaissants envers le professeur Jeammet pour son travail, à Paris et dans le reste de la France. Mais tout cela est insuffisant. Nous sommes confrontés à des adolescents et à des parents qui se sentent isolés et se demandent de quels outils ils disposent. C'est pourquoi je souhaite que la Conférence familiale de 2004 porte essentiellement sur l'adolescence, et que les travaux de cet automne nous permettent de dégager quelques orientations centrales.

M. LE PRÉSIDENT - Un intervenant a mentionné ce matin la trop grande absence d'hommes d'âge mûr dans la vie de beaucoup d'adolescents. Il prenait comme exemple un adolescent vivant dans une famille monoparentale, la plupart du temps sous la garde de la mère, suivant les cours d'enseignantes, et rencontrant le juge, fonction de plus en plus tenue par des femmes. Les seuls hommes que voyait cet adolescent, nous disait-on, étaient des policiers, à tel point que des adolescents en manque de présence masculine étaient capables de faire un petite feu -c'est-à-dire d'incendier une voiture- pour faire venir les policiers. Cette manière de présenter la situation est assez amusante mais elle illustre un vrai problème. La parité est un sujet dont on parle beaucoup à propos de la vie politique mais on devrait aussi en parler à propos de nombreux métiers exercés presque exclusivement par des femmes. Il faut replacer les hommes au contact de la jeunesse, compte-tenu de l'influence négative de l'absence de père.

Le même intervenant nous expliquait aussi que les instituts de formation, disposant de cinquante places pour mille candidats, ne parvenaient même pas à sélectionner de bons éducateurs. En effet, aucun des éducateurs sélectionnés n'ose aller travailler dans les quartiers difficiles. Ils préfèrent travailler dans diverses institutions comme des maisons de quartiers ou s'occuper de jeunes qui ne sont pas trop en difficulté. En conclusion, pourquoi l'examen sélectionne-t-il les éducateurs les moins valeureux ? Ne devrait-on pas modifier cet examen de façon à permettre à un éducateur motivé d'acquérir le diplôme ? Il me semblerait juste qu'un éducateur efficace puisse obtenir ce diplôme, même si dans les collectivités locales par exemple, nous ne recrutons pas sur diplôme.

M. LE MINISTRE - Concernant la parité, vous avez tout à fait raison, et il y a de cela encore peu de temps, nous aurions pu ajouter à la figure du militaire à celle du policier et du gendarme. La féminisation totale de certains métiers est d'ailleurs l'un des points clé du rapport que me remettra dans quelques semaines Marie-Claude Petit, présidente de Familles rurales, sur l'attractivité des métiers de l'enfance et particulièrement de la petite enfance. Nous avons dans ce domaine d'importants progrès à réaliser et de nombreuses vocations à susciter.

L'image de l'éducateur n'était pas très positive ces dernières années mais je crois que le succès de la médiation peut contribuer à inverser la situation. Pour cela, bien entendu, la médiation devra être correctement professionnalisée : on ne s'improvise pas médiateur. La médiation est une méthode que l'on développe dans le domaine du divorce et qu'il faudrait aussi développer dans le travail avec la famille et les adolescents.

Je crois donc que nous devons revaloriser l'image des métiers du même type que celui d'éducateur pour réussir à attirer les meilleurs là où le travail est le plus difficile. Ce souci figure en bonne place parmi nos préoccupations.

M. Michel ESNEU - Le milieu associatif joue un rôle très important dans l'accueil des adolescents mais la réglementation est telle qu'elle empêche les associations de jouer pleinement leur rôle. En voici un exemple : un adolescent délinquant avait été accueilli par les scouts et cela l'avait transformé de façon étonnante. Or, que fait la loi du 18 juillet 2001 ? Elle place le scoutisme sur le même plan réglementaire que les centres de loisirs. Cela signifie que si les scouts ne mangent pas un repas chaud dans la journée, par exemple parce qu'ils n'ont pas réussi à faire démarrer le feu, un parent est susceptible de se plaindre et de mettre en difficulté l'encadrement. Je ne veux pas être caricatural et je sais que des accidents se sont produits, que des risques regrettables ont été pris. Mais si nous élaborons une réglementation excessive pour tendre vers le risque zéro, nous ne pourrons pas trouver les jeunes adultes dont nous avons besoin pour s'occuper des adolescents. Nous réglementons trop certaines activités. Je souhaite aussi signaler que les lieux d'accueil des jeunes ne sont pas tous des lieux de loisirs mais que certains sont des lieux d'éducation. Je saisirai donc le ministre de la jeunesse et des sports au sujet d'une nécessaire adaptation de la réglementation et, dans cette perspective, monsieur le ministre, vous pourriez m'être d'un grand renfort.

M. LE MINISTRE - Aussitôt la Conférence de la famille terminée, c'est-à-dire après le 29 avril, je travaillerai avec Jean-François Lamour au sujet des problèmes de réglementation et les problèmes connexes. La CAF a effectué certains efforts en direction de l'adolescence, avec les contrats-temps libre ou les financements de centres de vacances par exemple, mais nous verrons s'il est possible de progresser davantage. Les centres de vacances et les divers équipements sont souvent plus adaptés aux petits qu'aux 15-18 ans.

Sur le plan de la culture également, il faut simplifier certaines réglementations, tout en maintenant les garde-fous nécessaires. On a parfois interprété trop durement certaines situations et il faudrait faire preuve de davantage de souplesse. J'ai de plus l'impression que les adolescents ont une certaine demande culturelle à laquelle nous n'apportons pas satisfaction ; ce que nous mettons à leur disposition ne correspond pas à leurs attentes. Je m'attacherai ainsi à ce sujet avec Jean-Jacques Aillagon.

M. LE PRÉSIDENT - La question de l'école obligatoire à 16 ans a été soulevée : qu'en pensez-vous ?

Concernant l'accès à la culture, certains intervenants se plaignaient tout à l'heure de ce que la réglementation empêche enseignants et éducateurs d'emmener les élèves de région parisienne à Paris. Ces adultes craignent en effet de laisser un enfant en route ou d'être pris dans des attentats sans avoir été en totale conformité avec la multitude d'instructions données par les inspecteurs d'académie ou les rectorats. En fin de compte, l'excès de réglementation et la volonté qu'a chacun de se protéger en reportant la faute sur les autres rendent le travail bien difficile à ceux qui veulent entreprendre des actions efficaces mais ne veulent en assumer seuls les possibles retombées judiciaires.

M. LE MINISTRE - Nous rencontrons ce type de problèmes avec les parents, ce qui pose la question de la responsabilisation. Les mêmes personnes sont parfois peu enclines à assumer leur responsabilité première de parents mais peuvent se plaindre immédiatement d'un enseignant ou se précipiter sur tel ou tel point de réglementation.

Concernant l'école obligatoire, je suis un chaud partisan de l'apprentissage à quatorze ans. Aujourd'hui, il est possible de partir en préapprentissage à quinze ans mais cela reste encore trop tardif. Maintenir dans le système général un jeune qui est attiré par les professions techniques et ne se retrouve pas dans la filière générale conduit à des situations d'échec. A quinze ans, le jeune est déjà moins perméable qu'à quatorze, âge où sa curiosité est encore intacte. Cependant, la situation s'est bien améliorée ces dix dernières années et nous avons réussi à valoriser notre enseignement technique. Aujourd'hui, un adolescent peut faire un CAP puis décider d'enchaîner avec un BEP, un bac technique et enfin un BTS. Ce jeune est alors dans une stratégie gagnante. Il nous faut ainsi favoriser les passerelles autant que possible et réussir à orienter les jeunes qui en ont envie vers ces filières.

M. Jean-Louis LORRAIN - Notre journée d'audition se termine. Je ne tenterai pas, à cette heure, de synthétiser le contenu de cette journée. Le président en a déjà brossé les grands traits et le compte-rendu de ces travaux nous permettra d'assimiler les informations nécessaires. Je suis heureux que Mme Brisset ait pu ouvrir la journée et M. le ministre la clore. Je me réjouis que le président de l'UNAF, qui s'était écrié sur l'urgence d'une politique de l'adolescence, ait été entendu.

Je tiens à remercier l'ensemble de la commission, dont le président a permis à notre travail de prendre son ampleur. Je remercie aussi les collaborateurs du président, notre auditoire et la presse. Je pense ainsi à notre chaîne Public Sénat mais aussi à la presse écrite, qui décrit avec objectivité les problèmes de la famille.

Grâce aux différents intervenants, nous avons bénéficié de points de vue très variés sur l'adolescence, ses crises et ses causes. Il est important que nous ayons fait nôtres les préoccupations qui sont liées à ce sujet. La famille n'est pas un thème qu'on traite à la légère. Nous espérons ainsi mener avec vous, monsieur le ministre, une politique active sur un sujet qui devient de plus en plus d'actualité et nous souhaitons vous aider autant que nous le pouvons.

M. LE PRÉSIDENT - Je vous remercie tous.

L'adolescence est un âge intermédiaire, voire incertain, et constitue à ce titre le « parent pauvre » des politiques publiques, notamment familiales.

Pourtant, la façon dont peuvent être accompagnées, voire prévenues quand cela est possible, les difficultés et conduites à risque inhérentes à cet âge est à bien des égards déterminante pour l'avenir du jeune adulte.

Le présent rapport s'appuie sur une journée d'auditions publiques tenue le 5 mars 2003, particulièrement riche en propositions et en perspectives.

Il s'inscrit dans la préparation de la Conférence de la famille du printemps 2004 qui sera consacrée à l'adolescence.

* 45 Bibliographie : Mme Marie-Rose Enfants d'ici venus d'ailleurs. Naître et grandir en France - Paris. La découverte, 2002. Revue transculturelle l'autre n° « Adolescences » 2001.

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