Rapport d'information n° 35 (2002-2003) de M. Joseph KERGUERIS , fait au nom de la délégation du Sénat pour la planification, déposé le 29 octobre 2002
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B. DIFFICULTÉS DE MISE EN oeUVRE DE CES INSTRUMENTS DE POLITIQUE ÉCONOMIQUE :
1. Les régulateurs sont-ils légitimes ?
Une première difficulté, théorique, tient au fait que les autorités monétaires ne peuvent réguler les marchés que si elles sont plus clairvoyantes que les agents privés. Il faut qu'elles soient capables de discerner les phénomènes de bulle, et d'intervenir à bon escient. Or, cette capacité ne leur est pas reconnue par tous les théoriciens de l'économie.
Pour l'école des anticipations rationnelles, en effet, la question d'une éventuelle irrationalité des marchés ne se pose pas. Les agents privés intègrent toute l'information disponible, et l'exploitent rationnellement, c'est-à-dire sans erreur systématique d'appréciation. Les fluctuations, apparemment erratiques, des marchés reflètent simplement des modifications de l'information disponible, et l'adaptation rationnelle des agents à ces données nouvelles. L'intervention publique ne peut, dans ce cadre théorique, que venir altérer le fonctionnement des marchés, sans apporter aucun supplément de bien-être.
Le Gouverneur de la Banque centrale américaine, M. Greenspan, s'est longtemps illustré par son aptitude à réguler la conjoncture américaine. Il paraît donc difficile voir en lui un partisan de la théorie des anticipations rationnelles. Pourtant, ses récentes déclarations semblent mettre en doute la capacité des Banques centrales à réguler les phénomènes de bulle spéculative, et de surinvestissement.
Selon M. Greenspan, « intervenir pour crever une bulle pose un problème fondamental : cela suppose que vous en savez plus que le marché » 81 ( * ) . Apparemment, le Gouverneur de la Réserve fédérale américaine ne se considère pas plus clairvoyant que les agents privés. M. Greenspan développe deux types d'argument pour justifier sa position 82 ( * ) :
*Il n'existe, selon lui, aucun élément précis permettant de dire qu'un marché est entré dans une phase de bulle boursière ou de surinvestissement. L'incertitude est trop grande pour que la Banque centrale puisse agir avec efficacité.
*De plus, dans les phases de bulle spéculative, l'aversion au risque des investisseurs diminue, en raison d'un très grand optimisme sur les perspectives de demande et de profit futurs ; dans ces conditions, seul un resserrement fort de la politique monétaire est susceptible de restreindre leurs projets d'investissement ; mais un resserrement trop marqué de la politique monétaire risque d'entraîner l'économie dans la récession ; or, c'est précisément ce résultat que l'on cherche à éviter.
M. Greenspan considère, en conséquence, que la Banque centrale ne doit pas se préoccuper des phénomènes de bulle. Les marchés finissent toujours par corriger spontanément leurs déséquilibres éventuels.
2. Les marchés sont-ils parfaits ?
D'autres approches offrent toutefois une autre grille de lecture qui conduit à un plus grand optimisme quant aux capacités d'intervention des autorités publiques. Le comportement des agents sur les marchés y est caractérisé par des phénomènes de mimétisme (« comportements moutonniers »), ou d'anticipations auto-réalisatrices, qui peuvent faire diverger durablement les évolutions du marché des fondamentaux de l'économie. Dans ce cadre théorique, on peut concevoir que les autorités publiques, qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes que les agents privés, qui travaillent dans une perspective de plus long terme, et qui ont une vision globale de l'économie ou d'un secteur, puissent exploiter différemment l'information disponible, et aboutir à des conclusions plus rationnelles que les agents privés. Elles auraient alors la capacité de discerner les phénomènes de bulles, et pourraient concevoir une stratégie de politique économique pour y répondre.
Les difficultés d'intervention pour les Banques centrales n'en restent pas moins réelles.
En premier lieu, il convient de rappeler que les autorités monétaires n'ont pas explicitement pour mission de lutter contre le surinvestissement ou les bulles boursières. La Banque centrale européenne a pour mandat unique de veiller à la stabilité des prix. Or, comme les exemples américain ou japonais l'ont montré, une bulle peut se former sur les marchés boursiers, et l'expansion du crédit et de l'investissement être très rapide, sans que cela se traduise par des tensions sur les prix à la consommation.
Il est, en outre, très difficile de poursuivre deux objectifs de politique économique avec un seul instrument. Un resserrement de la politique monétaire, dans un contexte de stabilité des prix, risque de créer une situation de déflation dommageable à l'économie.
La question du moment de l'intervention est également difficile à résoudre. Une intervention trop tardive, alors que les agents économiques sont déjà lourdement endettés, risque de précipiter la crise, au lieu d'apporter une amélioration. Une mesure qui viserait, par exemple, à imposer un ratio de solvabilité plus élevé aux banques massivement engagées auprès du secteur des télécommunications serait, aujourd'hui, contre-productive. Elle renchérirait le coût du crédit pour des entreprises déjà confrontées à une situation financière difficile, et n'aurait aucun effet sur les incitations des banques à prêter à ces entreprises, puisque les banques sont maintenant pleinement conscientes des risques associés au secteur. Une mesure de ce type aurait pu être utile en amont, à une époque ou les banques continuaient à prêter massivement au secteur, sans avoir une perception claire des risques croissants associés aux projets qu'elles finançaient. Cela suppose que les décideurs publics puissent déceler suffisamment tôt l'apparition de déséquilibres financiers. Or, il n'y a pas d'indicateur avancé auquel les autorités monétaires pourraient se référer sans hésitation pour établir leur diagnostic. Les analyses qui précèdent conduisent, cependant, à penser que la combinaison d'une forte appréciation boursière, avec une importante expansion du crédit, pourrait être un signe précurseur d'une crise de surinvestissement future.
Ces difficultés pratiques aident à comprendre la relative inaction des autorités monétaires face aux phénomènes de surinvestissement. Le plus souvent, les Banques centrales n'agissent que lorsque la crise est manifeste. Leur réaction consiste alors à mener une politique monétaire plus accommodante, dans un souci de relance de l'économie.
Il importe donc que les pouvoirs publics améliorent leurs outils de surveillance de l'investissement. Deux pistes de réflexion méritent sans doute d'être explorées :
- les banques centrales devraient approfondir leurs recherches relatives aux signes précurseurs des bulles de surinvestissement. Les analyses contenues dans ce rapport suggèrent que la combinaison d'une forte appréciation boursière, et d'une importante expansion du crédit, pourraient être un élément annonciateur, relativement fiable, d'une crise de surinvestissement future.
Si des recherches plus approfondies venaient confirmer cette première analyse, on pourrait concevoir que les banques centrales prennent en compte les variations des cours des actifs boursiers, dans leurs décisions de politique monétaire, de la même manière qu'elles s'intéressent aujourd'hui aux variations de l'indice des prix à la consommation, ou de tel agrégat monétaire.
- Un deuxième axe de réflexion conduit à s'interroger sur la transformation éventuelle des autorités de surveillance bancaire, en véritables organes de régulation du crédit. Certaines discussions en cours permettent de penser qu'une telle évolution n'est pas inenvisageable.
En effet, le Comité de Bâle, qui réunit les représentants des Banques centrales, travaille aujourd'hui à une refonte des ratios prudentiels. Le ratio Cooke devrait être remplacé en 2006 par un ratio Mc Donough, au fonctionnement plus élaboré.
Le Comité de Bâle envisage d'imposer trois types d'obligations aux banques :
- elles devraient conserver, comme le ratio Cooke le prévoit déjà, un niveau minimum de fonds propres, pondéré en fonction du risque ;
- les autorités de surveillance du système bancaire, c'est-à-dire, en France, la Commission bancaire, pourraient aller au-delà de ces obligations minimales, et imposer aux banques des niveaux de fonds propres plus élevés, lorsque les risques augmentent ;
- enfin, les banques seraient obligées de transmettre des informations plus détaillées aux autorités de surveillance bancaire, ainsi que de rendre publique une partie de ces informations.
L'adoption de ces réformes devrait permettre de renforcer le contrôle du système financier. Au-delà, elle pourrait permettre d'envisager une transformation de la Commission bancaire en un véritable organe de régulation du financement des entreprises. Lieu de centralisation des informations, la Commission serait mieux informée que chaque agent pris individuellement sur l'état du marché. La vue d'ensemble dont elle bénéficierait devrait, en principe, lui éviter d'être sujette aux phénomènes de comportements mimétiques, qui affectent parfois la rationalité des agents.
Ses interventions pourraient prendre la forme de mises en garde publiques, destinées à attirer l'attention des agents sur une aggravation inconsidérée des risques.
En l'absence de réactions, elle pourrait imposer un relèvement des réserves prudentielles, en fonction de l'accroissement du risque, de manière à modérer l'expansion du crédit.
Jusqu'à présent, c'est un accord international, conclu entre les représentants des banques centrales, qui fixe le niveau des ratios de solvabilité. Une modification de ces ratios ne peut donc intervenir que dans des délais assez longs, incompatibles avec une stratégie de régulation de l'économie. Il serait donc utile que les autorités nationales de surveillance se voient reconnaître la possibilité d'adapter les règles prudentielles aux conditions présentes des marchés.
* 81 Citation tirée de Conjoncture BNP-Paribas, juillet-août 2002, p. 1.
* 82 Ces arguments sont développés dans un discours de M. Greenspan du 30 août 2002, disponible sur le site de la Réserve fédérale www.federal.reserve.org . Pour un commentaire critique, voir C. Chavagneux, « Alan Grenspan fait aveu d'impuissance », Alternatives économiques, n° 207, octobre 2002, p. 51.