II. REORIENTER LA RECHERCHE PUBLIQUE EN SÉCURITÉ ROUTIÈRE

A. MIEUX DÉFINIR LES PRIORITÉS DE LA RECHERCHE

1. Impliquer davantage les ministères de tutelle

a) Le ministère de l'équipement, des transports et du logement

Le ministère chargé des transports assure la tutelle de l'INRETS et du LCPC, conjointement avec le ministère chargé de la recherche.

Cette tutelle est évidemment logique, s'agissant de domaines de recherche intéressant les transports terrestres. De surcroît, la direction de la sécurité et de la circulation routière (DSCR) en charge des questions de sécurité routière, est rattachée au ministère de l'équipement. Celui-ci comprend également la direction des routes, qui joue un rôle essentiel dans la construction et surtout l'entretien des infrastructures routières.

Pourtant, à en croire le rapport d'inspection de l'INRETS, si l'observatoire de la sécurité routière de la DSCR est en contact régulier avec le département recherche et évaluation en accidentologie (DERA) de l'INRETS, la direction dans son ensemble est relativement peu mobilisée. Selon le rapport d'inspection précité, il existe une convention annuelle INRETS/DSCR mais il s'agit en fait d'un marché correspondant à un contrat d'études sur plusieurs thèmes spécialisés et disparates.

De surcroît la tutelle des deux établissements publics est assurée par la direction de la recherche du ministère, la direction de la recherche et des affaires scientifiques et techniques (DRAST) qui, selon un rapport d'inspection de l'INRETS « peine à définir une stratégie de long terme en matière de transports ».

b) Le ministère de la recherche

Tout comme le ministère de l'équipement, des transports et du logement, le ministère de la recherche assure la tutelle des deux principaux établissements publics agissant dans ce domaine.

Le ministère de la recherche semble relativement impliqué dans sa tutelle des établissements publics nationaux, même si la recherche en sécurité routière apparaît comme un domaine peu important de recherche.

Le ministère de la recherche a une vision particulière, qui consiste à concevoir la recherche en sécurité routière dans une perspective « industrielle » c'est-à-dire d'anticiper sur l'application industrielle des recherches, notamment dans le domaine des nouvelles technologies.

Le ministère de la recherche note que l'homologation de certains systèmes de sécurité permet d'utiliser des brevets pour des profits industriels et qu'il est dès lors très important que la recherche française soit « en pointe ».

La position du ministère de la recherche a le mérite de constituer une incitation permanente à l'innovation, essentiellement dans le domaine des nouvelles technologies. Toutefois, l'objectif industriel ne saurait être la seule finalité d'une recherche en sécurité routière qui doit, à moyen ou long terme, permettre de sauver un maximum de vies, quelles que soient les retombées en termes de brevets.

La conception du ministère de la recherche, très axée « nouvelles technologies » doit donc être complétée par une vision de recherche « humaine » qui semble aujourd'hui très éloignée de ses préoccupations, car faiblement rémunératrice .

De fait, c'est la communauté de chercheurs toute entière qui entretient ce « biais » technologique : en recherche humaine et sociale, voire en recherche médicale (malgré quelques changements récents), les travaux dans le domaine de la sécurité routière sont peu valorisés et attirent peu de vocations. Pourtant, le gisement potentiel semble également très important.

c) Le ministère de la santé

Le ministère de la santé est le troisième grand ministère concerné par la sécurité routière, quoique n'étant pas directement impliqué comme autorité de tutelle, à la différence du ministère chargé des transports et du ministère chargé de la recherche .

Traditionnellement, les médecins sont impliqués dans la lutte contre l'insécurité routière, en participant notamment à certains travaux de recherche en collaboration avec les laboratoires de l'INRETS ou ceux des constructeurs privés.

S'il ne faut pas négliger certains partenariats, et insister sur la part prise par le corps médical dans l'amélioration de la sécurité routière, au sein de nombreux organismes de recherche ou à titre individuel, le ministère de la santé, en tant qu'organisme public, s'est jusqu'à présent fort peu impliqué dans la sécurité routière, sans aucun doute au motif qu'il ne s'agissait pas de son coeur de mission.

Les choses commencent toutefois à changer , et notamment depuis la loi n° 99-505 du 18 juin 1999, portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs, qui a introduit dans le code de la route une section nouvelle intitulée « dispositions relatives à l'instauration d'un dépistage systématique des stupéfiants pour les conducteurs impliqués dans un accident mortel ». En application de ces nouvelles dispositions, « les officiers ou agents de police judiciaire font procéder sur tout conducteur d'un véhicule impliqué dans un accident mortel de la circulation à des épreuves de dépistage et, lorsqu'elles se révèlent positives ou sont impossibles, ou lorsque le conducteur refuse de les subir, à des analyses et examens médicaux, cliniques et biologiques, en vue d'établir s'il conduisait sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants 7 ( * ) ».

Par la force des choses, le ministère de la santé commence à s'intéresser davantage à la sécurité routière.

Ainsi, en application de la loi du 18 juin 1999, le comité scientifique de l'observatoire français des drogues et des toxicomanies a choisi le projet « stupéfiants et accidents mortels » de l'INRETS pour établir une étude sur la recherche de stupéfiants chez les conducteurs impliqués dans un accident mortel de la circulation.

Le projet SANU qui concerne les conséquences du vieillissement, des drogues et toxicomanies, est également soutenu financièrement par le ministère de la santé.

Il faut noter enfin le rôle de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, l'INSERM . Cet institut n'accorde pas, et de loin, la priorité aux sujets liés à la sécurité routière mais il travaille dans des domaines fortement liés . Ainsi, ses recherches sur les effets de l'alcool mais aussi des stupéfiants comme l'ecstasy ou le cannabis, permettent d'améliorer les connaissances des effets de ces substances sur le comportement des conducteurs. A titre d'illustration, dans les conclusions de son expertise collective intitulée « le cannabis : quels effets sur le comportement et la santé ? », le 22 novembre 2001, l'INSERM consacre un développement aux effets du cannabis sur les conducteurs automobiles.

Une autre étude a été réalisée par l'INSERM et consacrée spécifiquement aux accidents de l'enfant, dont les accidents de la circulation 8 ( * ) . Enfin, une étude est en cours sur l'approche épidémiologique de l'insécurité routière 9 ( * ) .

Au-delà de l'implication du ministère de la santé dans la recherche des stupéfiants, qui n'est qu'une faible part de la recherche en sécurité routière, il est essentiel que celui-ci s'intègre davantage à l'approche multidisciplinaire de la lutte contre l'accidentologie routière .

En particulier, les spécialistes souhaitent une plus forte implication du ministère de la santé, notamment budgétaire, pour la réalisation de recherches sur les victimes corporelles des accidents . Des études pourraient être menées sur l'incidence des grandes lésions traumatiques dues à l'accident routier, la prévision des séquelles fonctionnelles, sur les données de l'hospitalisation et le parcours hospitalier des blessés en fonction des séquelles. Il pourrait aussi être envisagé de faire des recherches plus fines sur les conséquences psychologiques, professionnelles et familiales des accidents, pour les accidentés et leurs familles. L'idée est, en priorité, de faire des « études détaillées de lésions » (EDL) comme on fait des études détaillées d'accidents (EDA) 10 ( * ) .

En conclusion, le ministère de la santé, très peu impliqué dans la recherche en sécurité routière, est aujourd'hui essentiellement investi dans un domaine très spécifique, le dépistage des substances psychotropes. Il reste à envisager une coopération plus globale : une des premières mesures symboliques pourrait être de nommer un représentant du ministère de la santé auprès de la direction de la sécurité et de la circulation routière (DSCR).

2. Définir des orientations appuyées sur des objectifs quantitatifs précis

La mission fixée aux organismes de recherche dans leur contrat avec l'Etat est assez claire dans ses grandes orientations .

Ainsi, il est écrit dans le contrat quadriennal de l'INRETS que « dans le domaine de la sécurité routière, il est demandé à l'INRETS de s'attacher particulièrement à l'évaluation des politiques et au développement de dispositifs technologiques concrets, à même d'apporter des solutions efficaces pour limiter le nombre d'accidents . »

La DSCR fixe des priorités à la recherche qui sont actuellement : la formation des usagers de la route, la sécurité des véhicules, l'aménagement de l'espace public, l'accidentologie et la socio-économie de la sécurité routière.

Ainsi, pour l'INRETS, « un effort particulier doit être porté sur l'anticipation de l'accident en liaison avec les systèmes d'assistance issus des nouvelles technologies de l'information et de la communication. (...) Un effort de développement des capacités d'analyse et d'évaluation des politiques publiques de sécurité routière sera entrepris par l'institut. L'INRETS jouera un rôle de tête de réseau pour mobiliser les universités et les organismes de recherche et constituer des équipes pérennes dans les différents domaines du champ de la sécurité routière 11 ( * ) ».

Cependant, les directives sont encore souvent trop générales et surtout ne permettent pas d'évaluer réellement a posteriori les résultats obtenus.

Une approche plus innovante de la sécurité routière commence à se mettre en place. Ainsi, des « gisements de sécurité routière » 12 ( * ) commencent à être recensés, avec des objectifs fixés quantitativement (mesurés en nombre de morts et de blessés graves) et des délais de réalisation. On estime ainsi que le port des équipements de sécurité constitue un gain possible en deux ans de 400 vies (1.200 à terme), le traitement des obstacles latéraux pourrait faire gagner 350 vies en deux ans (700 à terme), une réforme de la chaîne contrôle-sanction au moins 850 vies en deux ans, l'allumage des feux de croisement de jour sur un mode facultatif 100 vies en un an ; etc.

Si ces mesures quantitatives ont leur limite, elles ont le mérite de permettre une première évaluation des gains à obtenir en termes de sécurité routière. On observera d'ailleurs que cette démarche « quantitative » a été développée par la commission européenne, qui a identifié dans son programme de recherche les gains potentiels en vies humaines des moyens budgétaires consacrés à la sécurité routière.

Le rapport coût efficacité de mesures communautaires en matière de sécurité routière

Les résultats des études menées par la commission européenne sont les suivants :

- test de protection des occupants en cas de choc (EuroNCAP) : 2.000 vies sauvées par an - coût 2.000 à 4.000 euros/vie ;

- faces avant moins dangereuses pour les piétons et les cyclistes : 650 à 2.200 vies sauvées par an - coût 140.000 à 3 millions d'euros/vie ;

- port de la ceinture de sécurité et utilisation des dispositifs de retenue pour enfants : 8.000 vies sauvées par an (si respect total) - coût : 50.000 euros par vie sauvée ;

- limiteurs de vitesse pour les véhicules légers : 50 à 200 vies sauvées par an - coût : 0 à 100.000 euros par vie sauvée ;

- répression de l'alcool au volant (application de la législation) : 1.000 vies sauvées par an - coût : 100.000 à 1 million d'euros ;

- feux de jour : 900 à 2.000 vies sauvées par an - coût : 500.000 à 2.000.000 euros par vie sauvée ;

- investissements en infrastructures routières : 1.000 à 2.000 vies sauvées par an - coût : 100.000 à 300.000 euros par vie sauvée ;

- gestion des « points noirs » : 2.000 à 4.000 vies sauvées par an - coût : 50.000 à 200.000 euros par vie sauvée.

Source : commission européenne

Il est bien sûr possible de contester ces évaluations, faute de données précises sur les conditions de leur réalisation et de contester le fait même de ne prendre comme référence que la réduction du nombre de tués, et non par exemple la réduction du nombre d'accidents ou de blessés graves. Toutefois, une telle présentation, pour aussi froide qu'elle puisse paraître, a le mérite d'identifier clairement les axes d'amélioration de la situation et de fournir des objectifs.

Dans ses recommandations, la Commission européenne soutient d'ailleurs clairement cette démarche auprès des Etats-membres puisqu'elle « encourage les gouvernements ainsi que les autorités régionales et locales des Etats membres à prendre l'habitude de chiffrer les coûts et les répercussions des mesures de sécurité routière et, le cas échéant, de comparer les sommes obtenues avec les coûts des accidents qui ont pu être évités. »

La Commission note dans un document de mai 2001 13 ( * ) qu'une étude dans un Etat-membre de l'Union européenne sur l'efficacité des mesures de sécurité routière a montré que la protection accrue des véhicules a le plus contribué à réduire le nombre de victimes des accidents de la route . La sécurité des véhicules a contribué pour 15 % à la réduction du nombre de tués sur les routes contre 11 % pour les mesures contre l'alcoolisme au volant et 6,5 % pour les mesures d'amélioration des infrastructures.

Dans le même document, la Commission note comme perspective d'amélioration en matière de sécurité passive, la sécurisation des pare-chocs pour les piétons et cyclistes. Les directives concernant le comportement des véhicules face aux chocs frontaux et latéraux doivent être revues, de même que des améliorations devraient être introduites pour l'usage des détendeurs de ceintures de sécurité et des attaches pour enfants. Ces améliorations doivent intervenir à court terme.

A plus long terme, l a Commission mise sur les systèmes de sécurité active (ADAS : active safety systems ) comme les contrôles d'accélération de la vitesse, les systèmes d'alerte pour l'alcool ou l'endormissement. Ces systèmes pourraient réduire de moitié le nombre de tués sur les routes sur le long terme. La commission s'intéresse également aux systèmes de régulation du trafic qui réduiraient les risques d'accidents. Toutefois, comme le note la commission, les mesures de sécurité active ne sont pas toujours utilisées par les conducteurs de la manière souhaitée et des recherches comportementales sont nécessaires avant tout application de mesures de sécurité active.

3. Faciliter l'accès à l'information et à l'expérimentation

a) Les difficultés des enquêtes d'accidents sur place

Les responsables du laboratoire d'accidentologie et de biomécanique (LAB) se plaignent des difficultés qu'ils rencontrent, lors de leurs enquêtes détaillées d'accidents, pour avoir les autorisations d'accéder aux scènes d'accidents et de prendre les relevés correspondants . Ils estiment que des blocages existent au niveau des directions générales de la gendarmerie et de la police nationales, blocages qui affecteraient également le travail des chercheurs de l'INRETS.

De fait, les enquêteurs utilisent les bandes informatisées de la police et de la gendarmerie pour se rendre sur les lieux des accidents, mais ils ne rencontrent pas toujours la disponibilité nécessaire.

Selon les chercheurs en sécurité routière, l'accès aux procédures d'accidents, documents de nature judiciaire, est réglementé de façon rigide dans le cadre du secret de l'instruction. Les gestionnaires de voiries ont le plus grand mal à consulter ces documents qui leur sont indispensables pour travailler. Par ailleurs, le contenu de ces documents est insuffisant, puisque conçu avant tout pour établir les responsabilités de l'accident, si bien que d'autres informations très utiles n'y figurent pas.

Les chercheurs se plaignent également du manque d'accessibilité de certaines données sur les accidents de la route , en prenant comme exemple le fichier des permis de conduire, qu'il n'est pas possible de croiser avec le fichier des accidents afin de mieux analyser la question des multirécidivistes. D'une manière générale, les rapprochements des données démographiques et sanitaires, des données sur les modes de vie et les habitudes de consommation, sur l'urbanisme et les déplacements, sur la vie socioprofessionnelle etc, sont difficiles.

b) L'expérimentation humaine

La reproduction d'accidents avec des sujets humains décédés est essentielle , même s'il existe des mannequins et si l'on développe de nouveaux outils de modélisation (programme européen HUMOS notamment).

Les expériences sont actuellement menées par le LAB, en partenariat avec l'INRETS (centre de Marseille-Salon de Provence) et le CEESAR, ainsi que la faculté de médecine des Saint-Pères à Paris. L'expérimentation sur les sujets humains est soumise à de très fortes contraintes, résultant notamment des lois bioéthiques, qui, pour les spécialistes, sont mal adaptées aux travaux menés par la sécurité routière. De surcroît, ceux-ci craignent la fermeture des quelques centres spécialisés dans ce domaine.

Des inquiétudes se sont ainsi manifestées sur le service de don du corps à la science , localisé à la faculté des Saints-Pères à Paris, et qui pourrait être déplacé. Or, il n'existe qu'un second centre à Marseille, qui ne peut suffire aux expérimentations.

Concernant les lois bioéthiques, les spécialistes regrettent que seules les autopsies médico-légales soient possibles, et non des autopsies médico-scientifiques. En effet, en matière de sécurité routière, nombre de décès non expliqués ne font pas l'objet de procédures légales.

Enfin, la loi sur l'expérimentation biomédicale sur des personnes vivantes crée un cadre très lourd d'un point de vue administratif, et se révèle dès lors peu adapté à la recherche industrielle. Les démarches administratives pour réaliser certaines expérimentations, par exemple sur des situations de conduite, prennent un délai de neuf mois.

Votre rapporteur ne souhaite pas se prononcer sur l'application des lois bioéthiques qui ont fait l'objet de nombreuses réflexions parlementaires et créent un cadre d'ensemble cohérent.

Sans remettre en cause les contraintes nécessaires au respect des règles éthiques, il souhaite souligner l'inquiétude des chercheurs sur l'avenir de leurs travaux et l'importance de l'expérimentation sur sujets humains, dont beaucoup relèvent de la psychologie de la conduite, qui nécessitent que les formalités administratives ne soient pas trop lourdes.

* 7 Article L. 3-1 (premier alinéa) du code de la route.

* 8 « Les accidents de l'enfant en France : quelle prévention, quelle évaluation ? » Anne Tursz et Pascale Gerbouin-Rérolle.

* 9 Approche épidémiologique de l'insécurité routière. Epidémiologie de la surmortalité d'origine professionnelle. Sylviane Lafont.

* 10 Ces propositions figurent dans le très intéressant rapport intitulé « gisements de sécurité routière » - Préfet Régis Guyot - DRAST juin 2002, dont un résumé figure en annexe du présent rapport.

* 11 Contrat pluriannuel de l'Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité 2001-2004.

* 12 Cf. rapport précité. Ce rapport a été utilement commandé par la direction de la recherche et des affaires scientifiques et techniques (DRAST) du ministère de l'équipement, des transports et du logement.

* 13 Consultation sur le 3 ème plan d'action 2002-2010 en matière de sécurité routière : « un partenariat pour la sécurité ».

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