2. Un préalable pour un nouveau statut : une loi sous triple condition
C'est une loi qui impose la détention directe et majoritaire du capital de France Télécom par l'Etat 47 ( * ) . Ce ne pourrait donc être qu'une loi qui change cette règle. Si elle intervenait, cette nouvelle loi devrait être coulée au moule d'obligations juridiques, politiques et sociales impérieuses.
a) Respect des exigences constitutionnelles
Les principes s'imposant au législateur
Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose, en son 9 ème alinéa, que : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Le respect de cette disposition interdit, a fortiori, la privatisation d'une entreprise qui est propriété de la collectivité et dont l'exploitation a les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait.
Le premier alinéa du préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 précise, quant à lui, que : « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ».
S'appuyant sur ce dernier texte, la jurisprudence du Conseil constitutionnel considère que les principes énoncés dans le préambule de la Constitution de 1946 ont, comme ceux proclamés par la Déclaration de 1789, valeur constitutionnelle et qu'ils s'imposent aux lois. La Haute Juridiction pourrait donc s'estimer fondée à censurer une disposition législative qui ne respecterait pas l'un de ces principes.
Elle a implicitement confirmé cette analyse dans sa décision n° 96-380 du 23 juillet 1996 48 ( * ) qui a reconnu la constitutionnalité de la loi relative à l'entreprise nationale France Télécom.
France Télécom ne dispose plus aujourd'hui d'un monopole de fait depuis l'introduction en droit français du dégroupage. En revanche, ainsi que l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée : « en maintenant à France Télécom sous la forme d'entreprise nationale, les missions de service public antérieurement dévolues à la personne morale de droit public France Télécom dans les conditions prévues par la loi de réglementation des télécommunications, le législateur a confirmé sa qualité de service public national ».
En d'autres termes, tant que France Télécom a cette qualité, c'est-à-dire tant qu'elle assure un service public national 49 ( * ) , sa privatisation poserait un problème constitutionnel .
L'argument réduisant la portée de cette disposition d'ordre constitutionnel au motif que des entreprises privées délivrent des services publics à l'échelle nationale ne saurait être retenu. En effet, l'exploitation de ces entreprises, telles Vivendi Environnement et Suez pour le service public de l'eau, ne revêt pas le caractère d'un « service public national » puisque ni l'une ni l'autre n'assurent seules ce service public sur l'ensemble du territoire, ce que fait France Télécom pour le service public des télécommunications.
L'option politique
En définitive, même si au sens de la jurisprudence précitée du Conseil constitutionnel le caractère de « service public national » de France Télécom résulte de la volonté du législateur, la privatisation de l'opérateur ne peut guère s'envisager sans risque de censure constitutionnelle tant qu'il continue à exercer des prérogatives nationales de service public.
La question centrale que pose le débat ouvert par M. Laurent Fabius est donc de savoir si le service public des télécommunications, tel qu'il a été organisé en 1996, est aujourd'hui adapté aux besoins de la population et aux évolutions des technologies.
Or, de ce point de vue, votre rapporteur, qui était également rapporteur des lois de 1996, doit reconnaître que ce service public n'a pas intégré de nouveaux services se développant à une vitesse qu'il n'avait pas imaginée il y a six ans. L'explosion de l'Internet et surtout la fulgurante percée du mobile lui ont en quelque sorte donné un « coup de vieux ». Quand on compte 37 millions d'abonnements au mobile et 34 millions au téléphone fixe, le cantonnement du service public à la téléphonie fixe lui confère un caractère « ringard », un peu comme s'il y a trente ans, on avait réservé « les demoiselles du téléphone » au service public et l'automatique au marché .
Fort de ce constat et des inégalités territoriales qui résultent des trous dans la couverture géographique des réseaux de téléphonie mobile, notre collègue Pierre Hérisson propose, dans son rapport d'information sur la réglementation du secteur, d'élargir le service public à une prestation de téléphonie mobile de base afin de mieux prendre en compte les besoins actuels des Français. Cependant, observant que l'Union Européenne a refusé une telle extension et que ceci interdit son financement par le fonds de service universel, il estime -à juste titre- qu'il n'est pas possible de faire supporter la charge d'une telle extension au seul opérateur national. Il avance en conséquence l'idée d'un partage de cette ouverture du service public à la téléphonie GSM de base entre les différents opérateurs mobiles, mis en oeuvre par des appels d'offre régionaux.
Si cette idée d'une modernisation du service public était retenue, la barrière constitutionnelle à la privatisation de France Télécom serait levée, d'autres opérateurs étant associés à la fourniture du service public, sur des bases qui ne seraient plus uniquement nationales. Ceci n'impliquerait pas que cette privatisation aurait à être conduite, cela signifierait simplement que si elle devenait nécessaire, elle pourrait être opérée dans le respect de nos principes constitutionnels.
Cependant, l'analyse juridique conduite démontre un paradoxe : aujourd'hui, l'arc-boutant constitutionnel sur lequel s'appuie l'actuel statut de France Télécom repose sur le maintien en l'état d'un service public des télécommunications en passe de devenir obsolète, tandis que la modernisation de ce service public ouvrirait l'option de la privatisation . Preuve supplémentaire que les notions de service public et d'entreprise publique ne sont pas consubstantielles, mais aussi que la notion de service universel a vraisemblablement un bel avenir dans l'Union Européenne, si la France sait lui attacher les valeurs modernisées de ses traditions de service public.
* 47 L'article 1 er de la loi n° 96-660 du 26 juillet 1996 relative à l'entreprise nationale France Télécom dispose : « la personne morale de droit public France Télécom (...) est transformée à compter du 31 décembre 1996 en une entreprise nationale dénommée France Télécom, dont l'Etat détient directement plus de la moitié du capital social ».
* 48 JO du 27/07/1996, p. 11.410 (3 ème considérant).
* 49 Attribué à France Télécom par le chapitre III de la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 des réglementations des télécommunications qui lui confie le service universel des télécommunications et la fourniture de tous les services obligatoires de télécommunications, deux des trois composantes du service public (les missions d'intérêt général dans le secteur des télécommunications, troisième composante du service public, relevant de la responsabilité de l'Etat).