Présenté par M. Daniel Hoeffel, vice-président du Sénat, au Bureau du Sénat
CHAPITRE III
LA FONCTION
LÉGISLATIVE
La
fonction législative se situe au coeur de l'activité
parlementaire : «
Le Parlement vote la loi
»
(article 34 de la Constitution). Première fonction d'une
assemblée parlementaire, le vote de la loi est et doit rester un des
premiers fondements de la légitimité sénatoriale.
Il reste que les lenteurs et les lourdeurs de la procédure
législative en séance publique sont de plus en plus
critiquées dans la mesure notamment où la prédominance de
l'ordre du jour prioritaire législatif provoque un embouteillage de la
séance publique, alimente l'inflation législative et
empêche le Sénat de développer pleinement sa fonction de
contrôle. Plusieurs tentatives ont été faites pour
moderniser, rationaliser ou dynamiser le débat en séance
plénière : elles se sont toutes heurtées à la
pesanteur des habitudes et surtout aux obstacles constitutionnels.
V. LE CONSTAT : LE TEMPS DE LA SÉANCE PUBLIQUE DOMINÉ PAR LES DISCUSSIONS LÉGISLATIVES AU DÉTRIMENT DE LA FONCTION DE CONTRÔLE
A. UNE CONTRAINTE CONSTITUTIONNELLE : LA PRIMAUTÉ DE LA SÉANCE PUBLIQUE DANS L'ÉLABORATION DE LA LOI AVEC LE RISQUE D'UNE REDONDANCE ENTRE LE TRAVAIL DE COMMISSION ET DANS L'HÉMICYCLE
La
tradition parlementaire française repose sur le
primat de la
séance plénière
: les commissions n'ont en droit
qu'un rôle d'instruction et de préparation en amont de la
séance plénière.
La Constitution du 4 octobre 1958 a renforcé la primauté de la
séance plénière par l'effet de deux dispositions :
les
articles 42 et 44
.
Tout d'abord, l'article 42 de la Constitution oblige la première
assemblée saisie à délibérer sur le texte
présenté par le Gouvernement ; au cours de la navette, le
Sénat doit pareillement délibérer sur le texte du projet
de loi ou de la proposition qui lui est transmis. Sous les Républiques
précédentes, la discussion portait sur les conclusions de la
commission comme c'est encore le cas pour les propositions d'initiative
sénatoriale ou les conclusions de la commission mixte paritaire.
L'article 42 de la Constitution a ainsi conduit à un allongement des
discussions législatives puisque les modifications proposées par
la commission doivent être formellement présentées en
séance publique sous la forme d'amendements. Or les amendements des
commissions représentent en moyenne la moitié des amendements
déposés (2 503 sur un total de 5 109 au cours de la
session 2000-2001) ; plus de 90 % des amendements des commissions
sont d'ailleurs adoptés ou ratifiés par la séance
publique. Réciproquement, 70 % des amendements adoptés par le
Sénat émanent des commissions. Quoi de plus normal, dans la
mesure où chaque commission reflète fidèlement
« en modèle réduit » la composition politique
du Sénat ? Au cours de la session 2001-2002, sur les 2 536
amendements adoptés, 1 801 proviennent des commissions,
425 des groupes et 308 du Gouvernement (Voir les annexes 1 et 2 au
présent chapitre sur le bilan législatif du Sénat).
Ensuite, le droit d'amendement a été consacré, voire
« sacralisé », par l'article 44 de la
Constitution : « les membres du Parlement et le Gouvernement ont
le droit d'amendement ». Dans sa décision en date du
7 novembre 1990 sur la révision du Règlement du
Sénat, le Conseil constitutionnel a opté pour une protection
absolue du droit d'amendement qui suppose dans tous les cas la
présentation de chaque amendement par son auteur et son examen en
séance plénière.
Aussi bien chacun des 5 000 amendements déposés en moyenne
chaque session doit être examiné, quelle que soit sa réelle
portée, successivement par la commission, puis en séance
publique, d'autant que le Règlement du Sénat prescrit depuis
1976, sauf décision contraire de la Conférence des
Présidents, la « discussion commune » des
amendements venant en concurrence, qui tend à la présentation
successive de tous les amendements déposés, même si la
plupart d'entre eux ont « vocation » à tomber du
fait de l'adoption de l'un d'entre eux (à la différence de
l'Assemblée nationale, laquelle pratique la discussion par
« paquets » ou par
« catégories »). Il en résulte que les
amendements techniques purement rédactionnels ou de simple codification
sont examinés certes plus rapidement, mais toujours selon la même
procédure ou le même formalisme que les amendements de fond.
Avec l'augmentation du nombre et de l'ampleur des projets de loi, la
présentation de milliers d'amendements en séance publique (plus
de 10 000 à l'Assemblée nationale) peut servir d'explication
au phénomène récurrent d'encombrement de la séance
publique, étant rappelé que le recentrage de la semaine
parlementaire sur trois jours (mardi, mercredi et jeudi) conduit à un
maximum de 28 heures de séance publique, si tant est que le Sénat
accepte de siéger les trois jours jusqu'à 0 heure 30.
L'
embouteillage législatif
entraîne directement ou
indirectement deux conséquences au moins :
• Pour réaliser dans les délais son programme
législatif, le Gouvernement est conduit pour les textes volumineux (NRE,
SRU, Démocratie de proximité, Droits des malades...) à
déclarer
l'urgence
, dans le seul but d'économiser le temps
d'une deuxième lecture où la plupart des amendements non retenus
en première lecture peuvent être redéposés.
• Le Gouvernement peut également être tenté de
recourir à
la procédure des ordonnances de l'article 38 de la
Constitution
, comme il l'a fait en 2000 pour l'adaptation du droit
outre-mer, la réalisation du programme de codification ou la mise en
harmonie du droit français avec les normes européennes, le
« retard communautaire » de la France ayant
été imputé par le Gouvernement à l'encombrement du
rôle des deux Assemblées.
Les méthodes traditionnelles de travail en séance publique
semblent aujourd'hui dépassées par le nombre et l'ampleur des
textes à examiner, dont la plupart sont quasiment incontournables, qu'il
s'agisse des conventions internationales, de la ratification des ordonnances ou
de la transposition du droit européen. A la fin de la onzième
législature, si l'on s'en tient aux textes déposés depuis
le 1
er
janvier 2001, 62 textes demeuraient en instance, parmi
lesquels 29 projets de loi d'autorisation de ratification d'une convention
internationale et 9 projets de loi de ratification de codes publiés par
ordonnances.
B. LE DÉSÉQUILIBRE ENTRE LA FONCTION LÉGISLATIVE ET LA FONCTION DE CONTRÔLE
L'examen
en séance publique des 5 000 amendements annuels entraîne un
déséquilibre entre les deux fonctions essentielles du
Sénat, la fonction législative et la fonction de contrôle
qui est ou doit devenir, pour reprendre les termes du Président du
Sénat, «
une seconde nature
»,
«
l'activité permanente du Sénat
». De
fait, les discussions législatives représentent l'essentiel du
temps de la séance publique : 61 % au cours de la session
2000-2001 et même 87 % si l'on englobe les lois de finances et de
financement de la sécurité sociale. Le contrôle
représente la portion congrue de l'hémicycle, 11 % du temps
global, l'essentiel de la fonction de contrôle ou de prospective
étant assumé par les commissions et les délégations.
Les tableaux suivants permettent de suivre l'évolution de la part du
temps de séance consacré au contrôle de l'activité
gouvernementale depuis 1991.
LE
CONTRÔLE DE L'ACTIVITÉ DU GOUVERNEMENT
PAR LE SÉNAT, EN
SÉANCE PUBLIQUE, DEPUIS 1991
SESSION |
TOTAL HEURES DE SEANCE |
CONTRÔLE |
POURCENTAGE DU TOTAL |
1991 |
726 h 05 |
64 h 30 |
8,88 % |
1992 |
531 h 15 |
60 h 50 |
11,45 % |
1993 |
706 h 30 |
62 h 35 |
8,86 % |
1994 |
813 h 30 |
57 h 15 |
7,04 % |
01-09/1995 |
171 h 30 |
13 h 50 |
8,07 % |
1995-1996 |
692 h 05 |
104 h 10 |
15,05 % |
1996-1997* |
547 h 40 |
76 h 05 |
13,89 % |
1997-1998 |
615 h 40 |
99 h 30 |
16,16 % |
1998-1999 |
698 h 15 |
99 h 00 |
14,18 % |
1999-2000 |
710 h 55 |
81 h 25 |
11,45 % |
2000-2001 |
668 h 00 |
74 h 30 |
11,15 % |
2001-2002 |
440 h 15 |
38 h 20 |
8,71 % |
TOTAL |
7 321 h 40 |
832 h 00 |
11,36 % |
|
|
|
|
*(Sessions ordinaire et extraordinaire) |
|
LE
CONTRÔLE DE L'ACTIVITÉ DU GOUVERNEMENT
PAR LE SÉNAT, EN
SÉANCE PUBLIQUE, DEPUIS 1991
Au vu de ces tableaux, il n'est pas exagéré de considérer que le contrôle est le « parent pauvre » de la séance plénière. Certes, les commissions permanentes, directement ou à travers les missions d'information, sans oublier les délégations parlementaires ou les commissions d'enquête, assument la plus grande part des travaux sénatoriaux de contrôle, d'évaluation et de prospective ; il n'en demeure pas moins que les plus importants de ces travaux doivent trouver un « débouché » en séance publique, ce qui n'est guère possible aujourd'hui, sauf peut-être dans le cadre de la fenêtre de la « séance mensuelle réservée » dont l'ordre du jour se partage de façon en définitive équilibrée entre les discussions législatives et les travaux de contrôle.
C. L'INSUCCÈS AU SÉNAT DES PROCÉDURES DITES ABRÉGÉES : UN RÉGIME LOURD ET COMPLEXE
Dans le
rapport qu'ils avaient remis au Bureau du Sénat le
31 janvier 1990,
MM.
Henri de Raincourt
,
Guy
Allouche
et
Gérard Larcher
avaient déjà
engagé une réflexion approfondie sur la meilleure utilisation
possible du temps de la séance publique.
Cette réflexion partait du constat d'une « multiplication
anarchique des séances et tout particulièrement des
séances de nuit souvent obstruées par un nombre excessif
d'amendements techniques ». « Les parlementaires
apparaissent trop souvent comme les « tâcherons de la
loi » ... « ils se sentent trop souvent exclus d'une
mission législative devenue trop foisonnante, de débats
hermétiques de techniciens et de spécialistes, alors que la
séance publique devrait être le lieu du choix des orientations
politiques fondamentales ». ... « Ce constat explique en
grande partie l'aggravation de l'absentéisme. Il peut paraître
sévère, il n'en est pas moins lucide et
réaliste ».
Sur la base de ce constat, le groupe de travail avait notamment proposé
d'« alléger les débats législatifs »
par l'accroissement du rôle délibératif des commissions.
Dans cette perspective, le groupe de travail avait ouvert une alternative entre
deux solutions : la législation déléguée et la
législation sous réserve de ratification.
Dans la
législation déléguée
, les
commissions votent la loi sans aucune ratification par la séance
plénière : c'est le système italien des
« petites lois », des « leggine ». Une
telle solution suppose à l'évidence une révision
constitutionnelle.
Dans
la législation sous réserve de ratification
, les
conclusions de la commission doivent être ratifiées par le
Sénat en séance publique. Cette formule est celle des
procédures abrégées que pratique l'Assemblée
nationale (articles 103 à 107 du Règlement) et que le
Sénat a connues sous la IV
ème
République
à travers la seule forme du vote sans débat.
Le dispositif proposé par le groupe de travail reposait sur une
distinction entre deux procédures bien distinctes : le
vote sans
débat
et le
vote après débat restreint
.
Pour l'essentiel, le vote sans débat excluait la présentation en
séance publique des amendements non retenus tandis que le vote avec
débat restreint devait permettre aux auteurs d'amendements d'intervenir
en séance.
Lors de l'examen de la proposition de résolution, la commission des Lois
a réintroduit, pour le vote sans débat, la possibilité
d'un nouveau dépôt sur le Bureau du Sénat des amendements
non retenus par la commission. Par amendement, M. Henri de Raincourt a
suggéré de revenir au dispositif initial, jugé à la
fois plus simple et plus efficace :
- lorsqu'il y a lieu à vote sans débat, le Président
met aux voix l'ensemble du texte, y compris les amendements adoptés par
la commission ;
- le rapport de la commission doit reproduire en annexe le texte des
amendements non retenus par elle ainsi que leur motivation, ce qui signifiait a
contrario que de tels amendements ne pouvaient être défendus une
seconde fois, en séance plénière.
Un tel dispositif a été annulé par le Conseil
constitutionnel dans sa décision en date du 7 novembre 1990
, donnant
ainsi un coup d'arrêt à cette tentative de modernisation et de
rationalisation du débat en séance publique :
«
s'il est loisible à une assemblée parlementaire de
prévoir, par son Règlement, que dans le cadre de la
procédure de « vote sans débat », le
Président met aux voix l'ensemble du texte, y compris les amendements
adoptés par la commission, lorsqu'il n'en existe pas d'autres, en
revanche porte atteinte au droit d'amendement... l'interdiction faite à
tout membre de l'Assemblée saisie du texte de reprendre en séance
plénière un amendement relatif à celui-ci, au motif que
cet amendement aurait été écarté par la commission
saisie au fond
».
Cette invalidation retirait au vote sans débat une grande partie de son
intérêt pratique, ce qui explique l'insuccès au
Sénat des procédures abrégées.
Depuis 1991, les procédures abrégées n'ont
été utilisées que dans deux cas :
- le 10 juin 1991 sur la proposition de loi relative aux sanctions contre
les avocats au Conseil d'Etat (durée du débat : douze
minutes dont sept minutes pour le rapporteur et le ministre) ;
- le 15 mai 1992, sur le projet de loi relatif au code de la
propriété intellectuelle (durée du débat :
trente-cinq minutes).
En revanche, le groupe communiste s'est opposé au vote sans débat
d'un projet de loi sur la saisine pour avis de la Cour de cassation le
18 avril 1991.
Cet insuccès s'explique essentiellement par la très grande
complexité ou les lourdeurs du régime réglementaire de ces
procédures (article 47 ter à 47 nonies du Règlement)
qui n'ont en fait d'abrégé que la
dénomination...
D. UN ÉLÉMENT DE COMPARAISON : LA PROCÉDURE D'EXAMEN SIMPLIFIÉ À L'ASSEMBLÉE NATIONALE
L'idée d'un recours plus fréquent aux
procédures dites abrégées a été
suggérée par deux contributions, celles du groupe de l'Union
centriste et du Président de la commission des Affaires
économiques qui ont pour point commun de citer comme
référence les procédures abrégées de
l'Assemblée nationale.
• Les règles applicables
La procédure d'examen simplifiée est définie par les
articles 103 à 107 du Règlement de l'Assemblée nationale.
- L'initiative du recours à cette procédure appartient
concurremment au Président de l'Assemblée, au Gouvernement, au
Président de la commission saisie au fond et aux Présidents des
groupes qui peuvent formuler une demande en ce sens en Conférence des
Présidents.
- L'application de la procédure d'examen simplifiée est
décidée par la Conférence des Présidents.
Toutefois, un droit d'opposition est ouvert au Gouvernement, au
Président de la commission saisie au fond et au Président de
chaque groupe jusqu'à la veille de la discussion ; si ce droit est
exercé, le texte concerné est examiné suivant la
procédure de droit commun. En outre, le dépôt par le
Gouvernement d'un amendement postérieurement à l'expiration du
délai d'opposition entraîne automatiquement le retrait du texte de
l'ordre du jour de l'Assemblée et le retour à la procédure
de droit commun pour sa discussion ultérieure.
- La mise en oeuvre de la procédure d'examen simplifiée
comprend deux variantes dont les modalités sont fixées
respectivement par les articles 106 et 107 du Règlement.
L'article 106
prévoit un
débat
abrégé
, avec tout d'abord une
discussion
générale
comprenant successivement l'intervention :
- du rapporteur de la commission saisie au fond, limitée à
10 minutes ;
- du rapporteur de la ou des commissions saisies pour avis, limitée
à 5 minutes par commission ;
- et d'un représentant de chaque groupe, limitée à 5
minutes pour chacun.
Ensuite, deux cas de figure se présentent :
- si aucun amendement n'a été déposé, le
Président met aux voix l'ensemble du texte à l'issue de la
discussion générale ;
- si le texte examiné a fait l'objet
d'amendements
, seuls
les articles auxquels ils se rapportent sont appelés. Sur chaque
amendement, outre le Gouvernement, peuvent seuls intervenir l'un des auteurs,
le Président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et un
orateur contre. Il est à noter qu'il n'y a pas d'intervention sur les
articles, ni droit de réponse à la commission et au Gouvernement
pour les amendements. Le Président ne met aux voix que les amendements,
les articles auxquels ils se rapportent et l'ensemble du projet ou de la
proposition de loi.
Quant à l'article 107 du Règlement, il ne concerne que les
conventions internationales
et prévoit leur adoption
sans
aucun débat
, l'ensemble du texte autorisant la ratification d'un
traité ou l'approbation d'un accord international est directement mis
aux voix, sauf décision contraire de la Conférence des
Présidents.
• Le bilan de cette procédure
Selon les statistiques communiquées par le Service de la Séance
de l'Assemblée nationale, le bilan de la mise en oeuvre de la
procédure d'examen simplifiée depuis mars 1998 s'établit
comme suit :
24 |
7 |
|
1998-1999 |
36 |
19 |
1999-2000 |
14 |
53 |
2000-2001 |
7 |
17 |
Ces chiffres font apparaître une tendance à la diminution de l'utilisation de la procédure de l'article 106 au profit du recours à la procédure de l'article 107 qui s'applique exclusivement aux conventions internationales. En outre, la procédure de l'article 106 est également la plus souvent mise en oeuvre pour les conventions internationales. La procédure d'examen simplifiée ne concerne donc que rarement d'autres projets ou propositions de loi, semble-t-il, en raison d'une réticence des groupes.