Audition de M. Philippe VASSEUR,
ancien ministre de l'Agriculture, de la
Pêche et de
l'Alimentation
(4 avril 2001)
M.
Gérard Dériot, Président -
Merci d'avoir
répondu à notre convocation, Monsieur le ministre.
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de
la commission d'enquête et fait prêter serment à M.
Vasseur.
M. le Président -
Je vous passerai la parole afin que vous
puissiez donner votre sentiment sur le problème qui nous
intéresse et auquel vous avez été confronté.
Ensuite nous vous poserons des questions.
M. Philippe Vasseur -
Merci, Monsieur le Président, mon
introduction sera relativement brève car, soit je retrace la
totalité des faits mais vous les connaissez déjà, soit je
plante quelques points de repère et je réponds aux questions.
J'ai exercé ma responsabilité entre mai 1995 et mai 1997, pendant
2 ans, mais je pense que l'on ne peut pas détacher sur une
période de 2 ans des faits qui se sont produits antérieurement et
ont continué de se produire ensuite .
Je rappellerai quelques dates qui me paraissent des dates clés et ferai
ressortir sur ces dates quelques points forts qui, de mon point de vue,
méritent que l'on s'y arrête.
La première période était celle de ces 3 années
(1988 1989 et 1990) au cours desquelles nous avons connu, en 1988,
l'interdiction au Royaume-Uni de nourrir les ruminants avec les farines,
période qui s'est traduite conjointement, entre 1988 et 1989, par une
très forte augmentation -pratiquement un doublement- des importations de
farines d'origine britannique en France, compte tenu du fait que ces farines
avaient vu leur coût baisser en Grande-Bretagne et qu'il y a eu, de la
part des exportateurs britanniques une attitude qui a consisté à
essayer d'en vendre un maximum en France. C'est un premier point sur lequel
nous insistons. En 1989, la France a interdit les importations de farines en
provenance du Royaume-Uni et en 1990 la décision a été
prise dans notre pays d'interdire de nourrir les bovins avec les farines
animales.
Deux années (1988-1989) pendant lesquelles cette mise en place a eu
lieu.
La date de 1990 est importante à rappeler car, si nous le savons bien,
j'ai encore entendu récemment, à propos du débat sur
l'interdiction des farines animales dans l'alimentation des animaux, des
personnes dire qu'il serait grand temps d'interdir de nourrir des bovins avec
de la farine de viande alors que cela existe depuis 1990.
Deuxième période, celle allant de 1993 à 1996 au moment
où nous avons eu connaissance par le secrétaire d'Etat à
la Santé britannique Stephen Dorrell de la transmissibilité
fortement probable de la maladie de l'ESB à l'homme. Pendant une
période se situant entre 1990 et 1993, il ne s'est pas passé
grand-chose. Quelques dérogations avaient été
accordées pour des importations entre 1989 et 1990 où cela n'a
plus été le cas.
A partir de 1993, la mise en place du marché unique a commencé,
d'où une libre circulation des marchandises sur le territoire de
l'Union. Nous avons constaté a posteriori, qu'entre 1993 et 1996, a eu
lieu un commerce de farines destinées à l'alimentation animale
sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne. C'est un point sur
lequel je reviendrai si vous le souhaitez, en raison d'une grande confusion sur
l'appréciation de ce qui s'est passé pendant cette période
avec des chiffres qui ont été diffusés, démentis,
et qui ont donné lieu a des vérifications. J'ai le sentiment
qu'il a fallu plusieurs vérifications et plusieurs mois pour y voir
clair.
Dans ce domaine, si vous le souhaitez, je suis prêt à m'appesantir
sur les éléments dont je dispose pour établir ce qui s'est
passé pendant cette période.
Comme vous le savez, en 1994 -et cela correspondait à cette
période-, l'Europe avec un peu de retard, a interdit au Royaume-Uni
d'exporter ses farines animales.
Troisième période : à partir du 21 mars 1996, avec
cette annonce brutale du ministre de la Santé et avec l'annonce d'un
embargo total de tous les produits bovins directs ou dérivés
pouvant provenir de Grande-Bretagne. Parallèlement, pour tenter
d'appréhender ce qui se passe et ce qu'il est nécessaire de
faire, il est décidé de créer un comité
pluridisciplinaire, un comité scientifique, présidé par le
Professeur Dominique Dormont et comprenant des chercheurs, des médecins
et des vétérinaires qui commencent très rapidement
à faire des préconisations. Certaines ont été
faites par le Comité Dormont, d'autres -à peu près dans la
même période- par le Conseil Supérieur d'Hygiène
Publique de France ou par l'Organisation Mondiale de la Santé.
Nous avons été amenés à prendre, à partir de
ces recommandations scientifiques, un certain nombre de décisions
concernant les farines animales. J'en citerai deux. Le 4 avril, à la
suite d'une communication de l'OMS, nous avons décidé de retirer
de la consommation humaine et animale certains abats (la rate, la cervelle, les
yeux, la moelle épinière, les amygdales, le thymus et les
intestins pour les bovins nés avant le 31 juillet 1991, date
à partir de laquelle il était considéré qu'il ne
devait plus y avoir, dans l'alimentation des animaux, de farines de viande et
d'os, à savoir de farines animales.
La deuxième décision, plus lourde, a été prise
à la suite du rapport remis par le Comité Dormont le 27 juin,
avec deux mesures principales : l'interdiction d'introduire dans
l'alimentation humaine et animale le système nerveux central des bovins
de plus de 6 mois et des ovins et caprins de plus de 12 mois, et l'interdiction
de faire entrer dans la composition des farines de viande, les cadavres et les
saisies d'abattoir. Les conséquences économiques très
lourdes de cette décision nous ont amenés ensuite à
créer un service public de l'équarrissage et à instaurer
une taxe sur les viandes que vous connaissez, puisque ce texte est passé
dans votre Assemblée.
Quelle conclusion puis-je tirer de ce regard ? Celle qui me paraît
la plus importante est que nous sommes dans un processus où nous devons
à tout moment nous baser sur des donnés objectives.
Ce n'est jamais simple ; l'opinion est parfois complètement
décalée par rapport à la réalité des faits
avec, à certains moments, des réactions fortement contradictoires
(je pense actuellement à la fièvre aphteuse dont nous savons
concrètement et de façon scientifique qu'elle ne fait pas courir
de risque à la santé humaine). Nous notons des réactions
de méfiance de la part de l'opinion alors qu'en même temps (je
lisais un sondage paru dans Le Monde hier), l'opinion trouve que nous en
faisons trop.
D'une part, il y a toujours cette volonté d'appliquer le principes de
précaution de manière absolue et, d'autre part, à un
certain moment, nous prenons trop de précautions, ce que nous avons
ressenti par rapport à d'autres pays qui estimaient que la France
prenait un luxe de précautions. De mon point de vue, la seule
façon de procéder est de tenter de s'appuyer sur des bases
scientifiques incontestables, ne venant pas de tel ou tel parti mais d'une
communauté scientifique pluridisciplinaire et incontestée. A
partir de là, nous avons le devoir d'appliquer le principe de
précaution tel que les scientifiques peuvent tenter de le
définir.
D'après moi, nous avons toujours la possibilité d'aller
au-delà de ce que nous demandent les scientifiques mais pas le droit de
faire moins que ce qui nous est dit. Dans le cas de l'interdiction des cadavres
et saisies d'abattoir dans la fabrication animales, le coût était
considérable, mais nous ne pouvions pas nous imaginer (et si nous
l'avions fait, les réactions auraient été brutales) que
l'on puisse ne pas suivre la préconisation qui était faite.
Nous avons des besoins de transparence scientifique et d'informations aussi
objectives que possible dans un domaine où l'on sait bien que toute
polémique, y compris sur les travaux scientifiques, a des
répercussions immédiates dans l'opinion et sur le devenir de la
filière. J'ai constaté qu'à chaque fois qu'il y avait une
polémique (y compris d'origine politique mais les polémiques se
déclenchent dans tous les domaines), même sans
éléments nouveaux ou susceptibles d'inquiéter davantage
l'opinion, nous notions des réactions de retrait.
En conclusion : besoins d'avis scientifiques, de transparence et
d'information.
Deuxième élément très net ; l'Europe n'a pas
suivi dans cette affaire. L'interdiction de l'importation des farines
britanniques remontait à 1994 alors qu'en France cette interdiction
avait été décidée en 1989. L'Europe a mis 5 ans
avant de suivre. De même, quand nous avons pris la décision de ne
plus incorporer les cadavres et les saisies d'abattoir dans la fabrication des
farines de viande, immédiatement nous avons vu ce que cette mesure
pouvait avoir d'insuffisant puisqu'en France nous ne les fabriquions plus, mais
les farines fabriquées dans d'autres pays d'Europe, sans parler du
Royaume-Uni, continuaient d'être fabriquées en incorporant ces
cadavres et ces saisies d'abattoir.
En dépit de notre insistance et de nos demandes
répétées, l'Europe a considérablement tardé
(la décision ayant été prise il y a peu de temps) à
suivre la France dans ce domaine. Cela pose un problème, quand on a une
confusion statistique sur les mouvements se produisant d'un pays à
l'autre de l'Union, sur la commercialisation de farines de viande et
simultanément une lenteur de l'Europe à intervenir dans le
domaine sanitaire et étendre des précautions prises dans certains
pays, que ce soit la Grande-Bretagne ou la France.
M. Jean Bizet, Rapporteur -
Monsieur le ministre, vous avez
imposé la séparation entre des matières à haut
risque traitées par le service public de l'équarrissage et les
co-produits à bas risques destinés à la fabrication de
farines valorisables. Cette mesure n'a pas été prise dans la
plupart des pays européens. Avez-vous pris les décisions visant
à contrôler les farines importées de pays moins stricts que
la France, concernant leur importation ?
M. Philippe Vasseur -
Plusieurs types de contrôle : des
contrôles vétérinaires ont eu lieu, mais ont
été diligentés dès le mois de mars 1996 et se sont
poursuivis pendant toute la période y compris aujourd'hui. Il s'agissait
de contrôles sur lesquels nous opérions, mais nous n'avions pas de
pouvoir réel pour interdire l'entrée des farines allemandes ou
belges.
Ni les contrôles vétérinaires qui contrôlaient ni la
DGCCRF ni la Direction Générale des Douanes ne disposaient des
textes leur permettant de pouvoir interdire l'entrée de ces farines.
Dans ce domaine, nous pouvons prendre toute la réglementation que nous
voulons, mais encore faut-il les faire respecter. Il n'est pas possible de
mettre un gendarme dans chaque ferme et derrière chaque sac de farine.
La réglementation est faite pour être respectée. Autant que
faire se peut, il faut procéder par réprobation et par
coercition. Je pense que dans le domaine qui nous occupe, la première
des opérations à effectuer était de diffuser une
information la plus complète possible vis-à-vis des utilisateurs,
des fabricants et des importateurs. Je rappelle que, s'agissant de ces farines
animales, de toutes les façons, ni les bovins depuis 1990 ni les autres
ruminants depuis 1994 ne pouvaient en être destinataires.
M. le Rapporteur -
Pour quelle raison vos services n'ont-ils pas
transposé la Directive européenne de juillet 1996 sur les normes
de cuisson des farines ? Jusqu'à ce qu'elle soit applicable en
France, en février 1998 il n'existait dans notre pays aucune obligation
de moyens concernant les températures, mais seulement une obligation de
résultat sur le plan purement microbiologique.
M. Philippe Vasseur -
Dans la directive que vous connaissez, il
était stipulé qu'il s'agissait de « ce procédé
ou un procédé jugé équivalent déjà
appliqué en France ». Il nous a été dit de
surcroît par le Comité Dormont que la simple directive sur les
températures (les 133 degrés, 20 minutes, 3 bars) était
jugée insuffisante. La préconisation européenne ne nous
garantissait pas la destruction du prion comme cela pouvait être fait par
le système français. Nous avons appliqué un système
reconnu par la Directive Européenne comme étant validé par
l'Europe et nous avons eu un débat avec les services de la Commission
sur le fait que nous souhaitions un dispositif plus contraignant et
garantissant mieux la sécurité.
M. le Rapporteur -
Quelle est la différence techniquement ?
M. Philippe Vasseur -
Je ne suis pas un scientifique et dans cette
affaire je ne pouvais que me référer à ce qui nous
était transmis par le Comité Dormont. Les documents sont à
votre disposition.
M. le Rapporteur -
Vous avez contribué à ma mise en place
du logo « Viande Bovine Française » après la crise de
mars 1996. Pensez-vous, au regard des évolutions récentes, que
l'origine française de la viande a été une garantie de
sécurité alimentaire ?
M. Philippe Vasseur -
Le logo « Viande Bovine Française
» n'était pas un logo disant : « Vous êtes certain
que cette viande est à 100 % exempte d'ESB » , mais un logo
destiné à assurer la traçabilité et à
permettre au consommateur de savoir qu'il ne risquait pas d'acheter une viande
en provenance d'un pays dans lequel existait des cas d'ESB supérieurs
aux nôtres. La traçabilité des viandes vendues a
été -je le crois- respectée, même si quelques
fraudes ont eu lieu mais qui ont été trouvées et
réprimées.
Cela étant dit, au moment où nous avons lancé ce logo
« Viande Bovine Française », nous devions être à
160 000 cas d'ESB en Grande-Bretagne. En France, nous étions en 1996
à 13 cas, et 15 si nous prenons la période de 1996. Notre taux
d'ESB était considéré comme extrêmement faible et je
pense qu'il est utile de rappeler que même après que les
contrôles aient été probablement renforcés,
même si notre réseau d'épidémio-surveillance a
été satisfaisant, quand nous avons procédé comme
récemment à des tests systématiques, les taux d'ESB dans
notre pays restent extrêmement bas par rapport au Royaume-Uni.
De ce point de vue, la sécurité de la viande française me
paraît supérieure à celle de la viande britannique d'autant
que des préconisations étaient indiquées sur les produits
pouvant être commercialisés et qu'encore à ce jour, en
2001, on n'a pas trouvé de présences du prion infecté dans
le muscle qui représente l'essentiel de la viande vendue.
Le logo « Viande Bovine Française » était
destiné à rassurer le consommateur sur la provenance de la viande
et nous n'avions pas caché qu'il y a eu quelques cas d'ESB en France,
mais que par rapport au cheptel français (20 millions de bêtes)
c'était infinitésimal.
M. le Rapporteur -
Quelle a été la réaction
première de la Commission européenne aux mesures
unilatérales prises par la France ?
M. Philippe Vasseur -
Le jour où nous avons
déclenché l'embargo, la réaction de l'Union
Européenne a été réprobatrice. Le commissaire nous
a fait savoir, dans un communiqué publié par la Commission, que
nous n'avions pas le droit.
Nous nous sommes appuyés sur une réglementation prévoyant
qu'en cas de péril sanitaire, on a le droit de procéder à
ce genre de mesure. La commission est revenue sur sa position.
De même quand nous avons lancé le logo « Viande Bovine
Française », nous avons déclenché les foudres de la
commission. Je ne mets pas le Commissaire Fischler en cause, car son approche
était pragmatique et il tentait de voir comment évoluait la
situation. Nous avons pu mesurer quels étaient les différents
groupes de pays qui agissaient en la matière et nous ne sommes pas
allés d'emblée vers une prise en compte au niveau européen
des mesures telles que nous aurions pu les souhaiter en France.
Les premières réactions ont été hostiles à
la France.
Par la suite (je n'ai pas de preuve de ce que j'avance, mais nous avons des
présomptions) quand nous faisions pression auprès de la
Commission et auprès d'un certain nombre de pays pour augmenter les
précautions prises, nous avons vu surgir quelques rumeurs soigneusement
entretenues dans les couloirs des bâtiments européens selon
lesquelles la France prenait un luxe de précautions parce qu'en fait la
situation était beaucoup plus grave chez elle alors que les autres pays
étaient exempts d'ESB. Nous avons eu à subir ce type de
difficultés. Cela n'a pas duré longtemps mais nous avons
constaté cette tentative de déstabilisation de la position
française consistant à dire que nous voulions aller trop loin.
J'ai relevé récemment un article de journal écrit par un
journaliste au Monde, Jean-Yves Nau, qui a bien suivi cette affaire, dans
lequel était dit : « La France, au nom d'une politique
fondée sur le principe de précaution tenta longtemps en vain de
mobiliser tant la Commission que ses partenaires de l'Union ».
Longtemps nous avons essayé, parce que nous étions tous
très préoccupés par la situation telle qu'elle existait
sur un plan sanitaire et économique mais nous n'avons pas eu en face de
nous, des institutions européennes -Commission et Conseil- aussi
sensibles que nous à ce qui se passait.
M. le Rapporteur -
Compte tenu de l'expérience qui a
été la vôtre à cette époque et maintenant du
recul qui est le vôtre, alors que nous sommes à un tournant de la
politique agricole commune, nous le voyons bien, au travers d'un certain nombre
de réflexions, et que nous sommes également à la veille de
l'élargissement de l'Union Européenne, comment voyez-vous la
réorientation, la modification de la politique agricole commune qui,
d'après moi, va au-delà de la problématique des
agriculteurs, mais qui doit prendre en compte l'ensemble de la
réalité ? Vous avez sans doute réfléchi
à tout cela. Pouvez-vous nous livrer vos réflexions ?
M. Philippe Vasseur -
C'est un sentiment et un regard d'observateur
engagé car je continue professionnellement à travailler avec
l'agriculture. De plus, ce que je dis là, je ne le dirais pas
nécessairement devant une assemblée syndicale (quelle qu'elle
soit) d'agriculteurs, ni même si j'avais une campagne électorale
à mener.
Que cela nous plaise ou non, que nous le souhaitions ou non, nous allons vers
une réforme très profonde de la politique agricole commune. Telle
que nous l'avons connue depuis 40 ans, elle a vécu et atteint ses
objectifs. Aujourd'hui, les problèmes qui nous sont posés ne sont
plus les mêmes que ceux que nous connaissions à la fin des
années 50 ou au début des années 60 et nous aurons une
réorientation profonde.
Deuxième réflexion que nous pouvons faire : plus il est
possible d'étaler dans le temps l'application de cette politique, mieux
cela vaut que les ruptures brutales sont plus difficiles à vivre que
d'autres), mais il ne faut pas considérer que le délai
gagné peut être mis à profit pour ne rien faire.
Plus il est possible d'anticiper et mieux cela vaudra, tout au moins dans
l'approche que l'on peut avoir. Je rappelle que nous avons eu tendance à
oublier que l'Organisation Mondiale du Commerce continue à
fonctionner ; contrairement à ce que certains imaginent, elle ne
s'est pas arrêtée à Seattle fin 1999 : une clause de
paix prendra fin en 2003 et remettra en question un certain nombre
d'éléments.
Troisièmement, nous ne pouvons imaginer une agriculture livrée
purement et simplement à elle-même. L'agriculture fait partie des
secteurs stratégiques d'un pays qui méritent d'être
soutenus, toujours encouragés et accompagnés, même si
l'attente de l'opinion et la légitimité des soutiens que l'on
peut accorder à l'agriculture ne sont plus de même nature que
lorsqu'il s'agissait d'assurer à la population française la
satisfaction de ses besoins en alimentation. Nous sommes aujourd'hui dans une
approche plus qualitative, certainement plus rurale, et la
légitimité des soutiens devra être revue dans ce sens.
Probablement, la justification que nous pourrons trouver vis-à-vis de
l'Europe et du reste du monde passera probablement plus dans des politiques de
promotion de la qualité et de soutien à l'environnement.
Cela dit, il faut le faire avec raison sans céder parfois à la
tentation de se replier sur une agriculture de type « jardin d'Eden
». Remontons 100 ans en arrière, si on faisait du lait et du
fromage au lait cru comme il y a 50 ans, il n'y aurait plus un camembert dont
la vente serait autorisée dans notre pays. Il faut avoir cette
perception et ne pas retomber dans une vision passéiste contre le
progrès.
Si aujourd'hui nous pouvons continuer de manger du fromage au lait cru dans
notre pays, c'est parce que nous avons fait des progrès
considérables en matière de génétique,
d'hygiène et de fabrication. Je prends cet exemple mais nous pourrions
en prendre d'autres. Nous avons des défis scientifiques à relever
y compris dans l'agriculture et il ne faudrait pas que la réorientation
de la Politique Agricole Commune revienne à condamner un outil
économique. L'agriculture doit rester un outil économique
important même si je pense qu'il faut revoir notre façon de
travailler.
Il est question aujourd'hui de productivisme. C'est un terme qui n'est pas tout
à fait approprié, car il est possible de produire, de mon point
de vue, et beaucoup, tout en ayant un respect de la nature et de
l'environnement. Tout ce qui est développé aujourd'hui, notamment
en faveur de l'agriculture raisonnée, pratiquée de façon
concrète dans un certain nombre de régions, me paraît
devoir être pris en considération au titre de la politique
environnementale et discuté dans le cadre européen, tout autant
que d'autres types de productions.
Nous ne ferons pas l'économie d'une réforme en profondeur d'une
politique agricole commune. Que cela nous plaise ou non, nous savons
pertinemment que notre système de quotas est remis en cause, de
façon abusive parfois, car certains d'entre eux ne coûtent
pratiquement rien au budget européen.
Je pense au domaine sucrier qui n'est pas budgétivore. L'un des
reproches à la Politique Agricole Commune est de coûter cher pour
des résultats qui ne sont pas avérés. La France doit, dans
ce domaine, être une force de proposition importante. J'ai vécu un
certain moment, dans une réunion où je disais qu'il faudrait
réfléchir à... et l'on m'a dit : « On ne parle
pas de cela. Tant que cela dure, cela dure ». Un jour ou l'autre on est
rattrapé par l'histoire sans avoir rien prévu. Il ne faudrait pas
reconduire une telle erreur et, d'après moi, nous avons 2 ou 3 ans
devant nous et pas davantage. Ce n'est pas un discours politique car je le
donne en tant qu'observateur.
M. Michel Souplet -
Je vous ai écouté avec beaucoup
d'intérêt et je partage la totalité de l'analyse que vous
venez de faire. Nous ne sommes pas là pour chercher des responsables
mais nous voulons voir clair.
Il a été dit que nous avions pris des décisions qu'il
fallait, en France au moment où il le fallait. Nous nous apercevons, au
sein de la commission, qu'un message n'est pas passé, celui qui aurait
consisté à prévenir les utilisateurs de farines animales
à partir du moment où elles étaient interdites pour la
viande bovine, et qu'il existait un grand risque de croisement d'utilisation
sur les exploitations : ceux qui faisaient du mouton ou du porc en
même temps que la viande, ou les patrons ne le savaient pas, ou les
employés se disaient : « Il n'y a plus de farine, on en prend
dans le tas d'à côté ».
Avons-nous suffisamment informé à ce moment ? Il est facile
de dire : « Il n'y avait qu'à » et « Il fallait que
». Nous ne connaissions pas l'importance du désastre. L'information
a-t-elle été suffisante ou pas ?
Ma deuxième réflexion concerne la disproportion énorme
entre la médiatisation des phénomènes et des risques
existants, qu'il ne s'agit pas d'occulter. Vous avez dit : « La
Commission a beaucoup trop tardé à prendre des mesures
énergiques ». Nous en sommes convaincus mais la Commission est
composée de personnes irresponsables et qui continuent de l'être,
car elles ne se sentent pas aujourd'hui fautives dans le cas présent qui
nous concerne.
Une médiatisation démoniaque a conduit des personnes au suicide.
J'aimerais que l'on parvienne à nous dire le nombre d'éleveurs
qui se sont suicidés depuis 1 an. Il est plus important que le nombre de
malades en France.
Troisième réflexion sur la réorientation de la politique
agricole commune. Je fais confiance aux agriculteurs et à leurs
responsables pour être capable de prendre le virage indispensable. Au
moment de la mise en place de la politique agricole commune, un mandat a
été donné au monde agricole : sécurité
alimentaire pour l'ensemble de l'Europe en volume et qualité.
Nous l'avons réussi pleinement mais ce que l'on ne dit jamais c'est que
la mise en place de la politique agricole commune, l'alimentation
représenta 45 % du budget des ménages, contre à peine
15 % aujourd'hui. Le consommateur doit savoir demain que la
réorientation de la politique agricole commune vers plus de
qualité et un meilleur environnement aura un coût et qu'il doit
être capable d'admettre de le payer.
Quand j'ai été rapporteur de la loi d'orientation agricole pour
le Sénat, des représentantes d'organisation de consommateurs,
deux dames, m'ont dit « Monsieur le sénateur, l'alimentation est un
besoin de première nécessité, cela devrait être
gratuit ». Pourquoi pas l'habillement et le logement. Tout est de
première nécessité, sauf le téléphone et les
produits de beauté qui représentent beaucoup plus que les
15 % de l'alimentation. Cela me révolte quelquefois car nous sommes
conscients qu'il existe une évolution importante à conduire, mais
face à cette exigence du consommateur nanti dans les pays
industrialisés, il ne faut pas oublier qu'un tiers de la population
mondiale est sous-alimentée et nous fera payer la situation dans
laquelle elle se trouve.
M. Jean-Paul Emorine -
L'ancien ministre de l'Agriculture a
participé pendant deux ans aux affaires européennes car le
ministre de l'Agriculture se réunissait au niveau de l'Europe. Nous
voyons bien le manque de réactivité de l'Union européenne.
Même si nous sommes tous des Européens convaincus. Comment
pourrions-nous améliorer l'intervention de l'Union européenne en
matière de santé animale ? Faut-il une agence
européenne, une recherche européenne pour que l'Europe puisse
prendre une décision immédiate ?
Je voudrais connaître l'avis de l'ancien ministre de l'Agriculture car
nous percevons que les difficultés auxquelles les éleveurs ont
été confrontés ont été imputables aux
difficultés de décision au niveau européen. Comment faire
évoluer la situation ? Existe-t-il des structures de recherche sur
la santé animale, pour qu'immédiatement l'Europe puisse avoir une
position, par rapport à toutes les épidémies, au niveau de
la santé animale ?
M. Roland du Luart -
Je suis d'accord avec l'analyse de M. Vasseur sur
tous les problèmes concernant la réforme de la PAC et il est
important d'y réfléchir, mais le problème de fond (car la
réforme de PAC s'impose et nous n'en sortirons pas autrement) est le
suivant : comment pourra-t-on, quel que soit le gouvernement, faire en
sorte -je rejoins les propos de M. Souplet- que le consommateur soit prêt
à payer le juste prix car on ne peut envisager une réforme de la
PAC que si l'agriculteur est dignement rétribué de son travail et
sort de l'assistanat ?
Comment préparer l'opinion publique à ce qu'il en soit
ainsi ?
M. Philippe Vasseur -
Tout d'abord : « A-t-on pris les
décisions qu'il fallait quand il le fallait et, notamment, en termes
d'information ? » J'ai le sentiment que l'information avait
été faite. Peut-être pas suffisamment, ni de façon
massive compte tenu de l'appréhension que l'on pouvait avoir du
problème de l'époque. J'ai regardé derrière moi,
dans un souci non polémique en me demandant ce que j'aurais fait
à la place d'Henri Nallet. Globalement -c'est un sentiment personnel- on
peut toujours dire : « Il aurait dû prendre telle mesure 6 mois
avant ».
D'après moi, il a pris les bonnes mesures compte tenu du contexte et des
connaissances de l'époque. Il faut se replacer dans ce que l'on savait
à l'époque et rechercher les articles de presse de 1988, 1989 et
1990. Nous aurions pu gagner 6 mois, mais il est facile de dire
ultérieurement que la mesure aurait du être prise en avril
plutôt qu'en décembre.
Globalement, je crois que les mesures qui ont été prises en
France ne sont pas parfaites et peut-être à tel ou tel moment
peut-on porter un jugement critique mais en comparaison de ce qui a
été fait dans d'autres pays, nous n'avons pas à rougir. Je
le dis depuis l'origine de la crise : 1988, 1989.
Sur la disproportion médiatique, je ne peux qu'être d'accord.
Antérieurement, j'ai exercé quelques responsabilités dans
le domaine des médias et il est vrai que j'ai parfois le sentiment (je
ne me souviens plus de ce qui s'était passé ou le monde a
changé) que la disproportion que prend la médiatisation d'un fait
par rapport à l'origine est redoutable.
Nous y pensons et oublions. Une semaine, un mois, un événement va
faire la Une de toute la presse et ensuite on passera à autre chose,
mais le dégât est là. Je n'ai pas la réponse.
J'ai vécu un cas difficile : un jour, une publication
imprimée (cela ne lui a pas porté chance et il ne suffit pas de
faire du sensationnel pour gagner des lecteurs que l'on perd à la
vitesse grand V) a publié : « Le Gouvernement vous ment, il y
a 200 cas d'ESB, et des cas cachés que le Gouvernement ne vous dit pas
» Quand vous lisez cela, vous tombez de haut Je me retourne vers mes
services en demandant : « Que se passe-t-il ? » Il
s'agissait de l'exploitation d'un communiqué fait par une association
pseudo-écologiste, que nous ne connaissions pas, et sur le financement
de laquelle nous nous posions des questions, toute la presse avait mis le
communiqué à la poubelle parce que n'importe qui peut
créer une association de loi 1901 : « Comité
français de protection contre l'encéphalopathie spongiforme
bovine » et faire un communiqué totalement erroné.
Si un journal le reprend, il est coupable. Ce titre à la Une
était scandaleux, il ne pouvait qu'apporter du trouble et de la crainte
supplémentaire à l'opinion. J'ai fait un procès en
diffamation pour propagation de fausse nouvelle que j'ai gagné
après les procédures classiques : première Instance,
Appel. Deux ans après, nous avons obtenu la publication du
jugement : cela a été quatre lignes, même un peu plus,
mais tout le monde s'en moquait et le mal était fait.
Dans une telle affaire, la seule façon de procéder
vis-à-vis de la médiatisation excessive était de jouer la
transparence totale, mais encore fallait-il convaincre les médias que
c'était le cas. En revanche, des journalistes, même
dépendant de médias qui voulaient gonfler l'affaire, se sont
comportés de façon responsable et sont par ailleurs toujours en
place. Ce n'est pas le journaliste qui tempérera qui sera
écouté de même que, dans un débat scientifique, si
99 scientifiques vous disent qu'il n'y a pas de problème, il suffit
qu'un seul évoque un grave problème pour qu'il soit
écouté, car il dérange et émet une opinion
différente.
Concernant la Commission européenne, ses pesanteurs et ses lourdeurs,
ainsi que les structures qui pourraient être mises en place : je
dirai que la Commission est irresponsable, puisque ce n'est pas elle qui
décide. Elle propose. Il est vrai que quand la Commission propose, son
pouvoir de proposition est supérieur à celui du Président
du Conseil. Si un représentant du Gouvernement fait une proposition et
la met aux voix, il lui faut obtenir davantage d'adhésions que si la
Commission qui propose.
La Commission dispose d'outils importants lui permettant de faire passer plus
facilement une mesure que si la mesure émane du conseil.
Néanmoins, les décisions sont prises par les politiques.
Il est arrivé plusieurs fois, et même relativement souvent, dans
des conseils que l'on s'oppose à une décision, notamment quand le
couple franco-allemand arrivait à se mettre d'accord pour faire
échouer telle ou telle demande (c'était donnant-donnant). Ce
n'est pas forcément un exemple car, si jamais pour faire fonctionner
l'opération, il faut un accord apparent entre 2 pays ou 2 groupes de
pays, ce n'est pas l'idée que l'on peut avoir de l'Europe. Mais la
Commission avait beau jeu de dire : « C'est vous qui avez pris la
décision. J'ai proposé et vous avez décidé ».
Dans le cas de réticences de la Commission, celles-ci n'étaient
que le reflet de la position de certains pays. A l'intérieur de la
Commission, tel Directeur de telle Direction ou à l'intérieur de
telle Direction et de telle nationalité, bien évidemment sera
sensible à la position de son pays. Nous-mêmes en avons
bénéficié à un certain moment. Quand nous avions la
direction de la DG 6, c'était plutôt un atout pour la France qu'un
handicap.
Le problème vient du conseil et des divergences existant entre
différents pays au sein du Conseil. Par exemple dans l'affaire de l'ESB,
certains pays ne voulaient pas dire qu'ils couraient un risque d'ESB. Contre
toute vraisemblance, des pays ont dit : « L'ESB ? Connaît
pas. Cela ne nous concerne pas. » Nous avons constaté ensuite,
quand il a été procédé à des
dépistages systématiques, qu'ils étaient aussi atteints
par l'ESB.
Nous pouvons soupçonner que dans tel pays européen qui ne fait
pas partie de l'union européenne, mais lorsque une vache se mettait
à trembler on disait qu'elle avait la rage et on l'enterrait. Ce que je
dis là ne pourrait arriver dans aucun pays de l'Union.
Nous avions des doutes certains sur la réalité du
phénomène ESB dans différents pays. Mais il existait
contre l'intérêt même des populations une volonté
dans certains pays de dire : « Nous n'avons pas d'ESB », de
façon à occulter le problème et à dire à
l'opinion publique : « Nous n'avons pas ce problème ».
Nous avons des structures et notamment un comité
vétérinaire permanent qui n'est peut-être pas parfait mais
qui existe. Nous constatons néanmoins qu'au travers de ce comité
vétérinaire, l'opinion des différents pays resurgit.
Faudrait-il une structure complètement indépendante et de
quoi ? La question mérite d'être posée. Une structure
composée de scientifiques complètement indépendants,
pourquoi pas ?
Faudrait-il un Comité Dormont au niveau européen avec des
personnes estimant devoir dire ce qu'elles ont à dire ? Les
scientifiques mettent leur point d'honneur à garder une forme
d'indépendance. Je ne serais pas contre. Il faudrait que ce soit une
autorité incontestable, indépendante avec des personnes dont la
préoccupation serait purement scientifique, qui ne soient pas les
représentants de leur pays, ce que l'on a très souvent tendance
à faire. Quand on crée un comité européen, on veut
y peser de son influence.
M. Paul Blanc -
Ou des lobbies.
M. Philippe Vasseur -
Le terme lobby n'est pas péjoratif. Ce sont
des personnes qui défendront leurs intérêts. Ce qui peut
être condamnable, c'est la méthode employée.
Concernant la réforme de la PAC, nous sommes tous convaincus qu'il se
passera quelque chose. Il est certain que si nous voulons détacher la
Politique Agricole Commune du soutien au prix, tel que nous l'avons
pratiqué pendant un certain temps, il faut mener une opération
vérité vis-à-vis du consommateur qui doit savoir que cela
un coût. Je partage l'avis de M. Souplet. Nous avons vu en cinquante ans
les dépenses pour l'alimentation divisées par trois. Nous sommes
passés de 42 % à 15 %, dont 4 % pour
d'agriculture.
J'avais fait le calcul : si le prix du blé est augmenté de
5 %, la répercussion sur le prix de la baguette est de 3 centimes.
Une baguette vaut 4 F chez moi. Nous ne ferons pas payer la baguette 3,97 F,
mais 4 F. Le prix payé à l'agriculteur ne représente pas
une inflation considérable vis-à-vis du consommateur.
J'ai également eu des contacts avec des associations de consommateurs
et, notamment une personne qui a évolué dans son approche de
l'agriculture, laquelle est aujourd'hui est moins manichéenne. Cette
femme disait qu'il était scandaleux d'avoir une alimentation à
deux vitesses. Concernant le poulet, il en existe trois sortes : le poulet
industriel, le poulet Label et le poulet AOC.
L'un est élevé pendant 42 jours et ils sont serrés les uns
contre les autres, un autre est élevé deux fois plus longtemps et
nourrit différemment dans davantage d'espace et le troisième...
Ils ne sont pas au même prix. Le consommateur doit demander la même
sécurité sanitaire pour le poulet industriel que pour le poulet
Label, mais il ne peut pas avoir la même qualité gustative.
Tout cela passe, de mon point de vue, par l'affirmation d'une volonté
politique forte, ne concernant pas seulement le gouvernement, mais plus
globale : la France et l'Europe veulent-elles encore d'une
agriculture ? Je commence à entendre des discours du type :
« Après tout, on fait venir le soja du Brésil, le boeuf
d'Argentine et on se fournit ainsi ».
D'après moi, il faut d'abord avoir une première affirmation,
à savoir une volonté politique : voulons-nous toujours d'une
agriculture et d'une agriculture qui gère notre espace ? Ensuite,
nous examinerons les moyens pouvant être mis en oeuvre.
La nécessité -parce qu'elle vient de l'extérieur- de la
réforme de la Politique Agricole Commune doit être l'occasion pour
le pays, son agriculture et la collectivité publique d'une façon
générale, de réaffirmer des principes -peut-être de
nouveaux principes ou des principes qui auront évolué- sur
l'agriculture, en tenant compte précisément de l'attente de
l'opinion en termes de sécurité, de qualité et de respect
de l'environnement.
M. le Président -
Monsieur le ministre, merci. Vous avez
apporté un certain nombre d'enseignements.