3. La lourdeur et l'opacité du processus de décision communautaire : la confusion entre l'évaluation et la gestion des risques
La crise de l'ESB a mis en lumière la lourdeur et l'opacité du processus de décision communautaire, qui n'assure pas une véritable séparation entre l'évaluation et la gestion des risques.
La commission rappellera que toute démocratie repose sur le principe de la séparation des pouvoirs, ainsi que l'énonce l'article XVI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. »
Ce principe, cher à Montesquieu, est mis en oeuvre dans l'ensemble des régimes démocratiques contemporains où les pouvoirs -législatif, exécutif et judiciaire- ne sauraient être confondus. Or, il serait vain de retrouver ce principe au sein de l'ordre institutionnel communautaire. Parce que le système institutionnel européen constitue un « ordre juridique propre », ni fédéral, ni confédéral, il ne répond à aucun schéma institutionnel connu et « tourne résolument le dos à la séparation des pouvoirs » 39 ( * ) .
Ainsi, la fonction législative fait intervenir à la fois la Commission européenne, le Conseil et le Parlement européen. La fonction judiciaire est, certes, dévolue à la Cour de justice des communautés européennes et aux juridictions nationales, mais la Commission, en tant que gardienne des traités, détient elle aussi des compétences en la matière. Cette complexité est encore plus marquée en ce qui concerne la fonction exécutive, qui est détenue à des titres divers à la fois par le Conseil, la Commission et les Etats membres.
Un terme, issu du jargon communautaire, illustre la complexité et la confusion des pouvoirs du mode de décision communautaire : la « comitologie ».
Il s'agit là d'un thème récurrent du débat communautaire qui est souvent présenté comme un problème technique, mais dont les enjeux sont bien plus importants. La comitologie a commencé à se développer dans les années soixante, à propos de la politique agricole commune, avant de s'étendre à d'autres domaines.
La « comitologie » en matière agricole Trois principaux types de comités, au sein desquels la Commission est représentée, assistent celle-ci dans ses fonctions de proposition, d'exécution ou de contrôle de la politique agricole commune. Ce sont les comités de gestion, les comités de réglementation et les comités consultatifs. Ils sont présidés par la Commission, à l'exception des comités consultatifs qui élisent leur président en leur sein. • Les comités de gestion rassemblent des représentants des Etats membres dans un domaine spécifique. Ils constituent la formule la plus utilisée dans la PAC. Sur proposition de la Commission, ils donnent un avis sur des mesures de gestion des marchés agricoles. Il existe un comité de gestion pour chaque catégorie de produits : céréales, produits laitiers, viande bovine, vin, fruits et légumes, etc. • Les comités de réglementation jouent un rôle analogue à celui des comités de gestion pour les décisions de réglementation dans des domaines de portée générale comme le droit alimentaire ou les normes communes. • Les comités consultatifs rassemblent des représentants des milieux socioprofessionnels nommés par la Commission sur proposition de groupes d'intérêt de dimension communautaire. Ils permettent à la Commission de connaître l'opinion de ces milieux sur les différents secteurs de production agricole, le développement rural, etc. D'autres comités de type consultatif, les comités scientifiques, se prononcent sur des questions techniques. |
Si la commission d'enquête n'a pas vocation à instruire ici le procès d'une simple technique de prise de décision qui, au demeurant, présente des avantages certains en termes de prise en compte des intérêts de tous les Etats membres, il semble néanmoins que l'affaire de l'ESB ait mis en évidence certains dysfonctionnements. Comme le note le rapport de la commission d'enquête temporaire du Parlement européen, « la complexité du système de la comitologie et l'opacité des procédures qui y sont inhérentes rendent encore plus malaisée l'attribution des responsabilités, que ce soit aux institutions ou aux comités, et permettent le rejet des responsabilités politiques et administratives d'une institution à une autre » .
La procédure de comitologie, qui a été utilisée pour l'ensemble des mesures relatives à l'ESB prises au niveau communautaire, intervient à un double titre :
- d'une part, en amont de la prise de décision, puisque la Commission européenne est assistée d'un comité composé de scientifiques qui délivre des avis sur la base desquels la Commission peut s'appuyer pour élaborer ses propositions. Il s'agit d'un type particulier de comité consultatif ;
- d'autre part, en aval de la prise de décision avec une procédure d'adoption des décisions qui associe la Commission, le Conseil et un comité composé des représentants des services vétérinaires des Etats membres : le Comité vétérinaire permanent.
a) En amont de la prise de décision : l'expert et le politique
Il s'agit de la phase d'élaboration d'une proposition. L'originalité du système communautaire réside dans le monopole de l'initiative législative attribué à la Commission européenne, dont le corollaire est la possibilité, pour la Commission, de retirer, à tout moment, une proposition, ce qui présente une certaine importance au regard des modifications que voudraient y apporter le Conseil ou le Parlement.
Dans certains domaines spécifiques la technicité de la matière rend indispensable le recours à une expertise extérieure. C'est notamment le cas en matière vétérinaire ou de santé humaine.
L'organisation de l'expertise scientifique en matière d'ESB a connu plusieurs bouleversements à la suite des dysfonctionnements constatés.
Jusqu'en 1996, c'est le Comité scientifique vétérinaire qui fut amené à rendre un certain nombre d'avis, en particulier un sous-groupe « ESB ». A la demande du Président de la République française, le Conseil européen des 29 et 30 avril 1996 décida la création d'un « comité multidisciplinaire ».
Un an plus tard, la Commission européenne réorganisa profondément les comités scientifiques avec la création d'un comité scientifique directeur, chargé de la coordination des autres comités et plus spécialement chargé du dossier de l'ESB (décision du 10 juin 1997 97/404/CEE).
(1) Le comité scientifique vétérinaire : une impartialité contestable
Le rapport de la Commission temporaire d'enquête du Parlement européen a répertorié les nombreux dysfonctionnements de ce comité.
Tout d'abord, il a révélé une « présence prépondérante d'experts et de fonctionnaires du ministère de l'agriculture britannique au sein du sous-groupe ESB du Comité scientifique vétérinaire » alors que ses membres sont nommés par la Commission européenne. Certes, cette prépondérance s'explique par l'expérience acquise par le Royaume-Uni en matière d'ESB, mais, comme le souligne le rapport, « le sous-groupe ESB du Comité scientifique vétérinaire a presque toujours été présidé par un Britannique, ce qui rendait particulièrement important les aspects d'objectivité et d'impartialité. De surcroît, les procès-verbaux 40 ( * ) sont rédigés par un fonctionnaire temporaire de la Commission de nationalité britannique » .
Le rapport ajoute que : « la prépondérance des experts et des fonctionnaires britanniques a donc eu pour résultat que le Comité scientifique vétérinaire avait tendance à refléter la pensée du ministère britannique de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation » .
Le journal Le Monde du 14 juin 1996 a également révélé les relations ambiguës entretenues par la Commission européenne avec les experts scientifiques.
En effet, les experts du Comité scientifique de l'alimentation humaine auraient alerté la Commission européenne avant même l'annonce du ministre de la santé britannique, sur la possible transmission à l'homme de l'ESB. Ces scientifiques, qui ont souhaité garder l'anonymat, ont déclaré avoir fait l'objet de « très fortes pressions de la part de la direction générale en charge de l'agriculture ».
« On voulait très clairement nous empêcher de donner cet avis. On nous faisait notamment valoir qu'un tel avis allait conduire à inquiéter inutilement les populations. Nous avons toutefois tenu bon. La tension a été vive et nous nous sommes quittés très fâchés » a précisé l'un d'entre eux.
Le même article révèle aussi que la Commission européenne a décidé de passer outre l'avis des scientifiques européens, en date du 15 avril 1996, à propos de la gélatine, pour assouplir l'embargo sur certains produits dérivés de bovins en provenance du Royaume-Uni.
Comme il ressort également des conclusions du rapport de la commission temporaire d'enquête du Parlement européen, il apparaît que la Commission européenne a cédé devant les pressions du Royaume-Uni et des industriels pour lever l'embargo sur le suif, le sperme et la gélatine.
Outre l'impartialité contestable du Comité scientifique vétérinaire, le rapport de la Commission d'enquête temporaire du Parlement européen relève plusieurs autres dysfonctionnements, dont le manque de transparence, l'absence de publicité des avis minoritaires, ou la mauvaise circulation de l'information entre la Commission et son comité consultatif. Dès lors, il n'est pas surprenant de constater le caractère contestable de certains des avis rendus par ce comité. La commission d'enquête tient à faire observer que ce comité a toujours affirmé que les risques de transmission de l'ESB à l'homme étaient très réduits.
* 39 « Le droit de la Communauté économique européenne », volume 9, J. Mégret, J-V. Louis, D. Vignes et M. Waelbroeck, Editions de l'Université de Bruxelles, Institut d'Études européennes, 1973, Introduction générale p. 1.
* 40 La commission d'enquête a essayé, sans succès, de se procurer les procès-verbaux en question auprès de la Commission européenne.