Annexe
III
Introduction du rapport au Premier Ministre
sur le service
public,
de M. Denoix de Saint-Marc
Service public : les mêmes mots désignent, en France, des missions très diverses. Ils s'appliquent tant au coeur de l'action de l'Etat, justice ou sécurité, qu'à l'éducation nationale, à la protection sociale ou aux services publics industriels et commerciaux. Bien plus que d'autres pays, la France prête à cet ensemble d'activités une grande cohérence, au point de les rassembler sous un concept unique. Plus que d'autres, les Français associent service public et secteur public, alors même qu'une partie des activités dont il s'agit, comme la distribution d'eau ou la propreté, sont assurées par des entreprises privées. Les Français sont profondément attachés à l'idée de service public, et lui accordent une place centrale dans leurs représentations collectives.
Par un glissement verbal, on passe aisément - trop aisément, on va le voir - du service public, principe unificateur, aux services publics , activités précises considérées une à une, puis aux organismes chargés de les fournir : le même mot désigne un concept général, un grand secteur comme l'énergie, une entreprise comme Electricité de France. A l'égard de tous ces services, manifestations diverses du service public, les Français nourrissent de fortes attentes. Ils veulent une prestation de bonne qualité, fournie dans le respect des principes de continuité et d'égalité. Pareille exigence s'enracine dans l'idée que, pour eux, les services publics sont un fondement de la cohésion de la société.
Parmi les services publics, ceux qui sont de nature industrielle et commerciale et qui sont organisés en réseaux - services nationaux ou locaux de transport, énergie, communication, eau ou assainissement - occupent une place particulière. Ils expriment de façon pour ainsi dire matérielle des valeurs essentielles, comme la solidarité entre les personnes qu'ils relient : ils branchent leurs utilisateurs sur la vie sociale et économique, tandis que ceux qui n'y ont pas accès peuvent se sentir exclus. De plus, en même temps qu'ils assurent des solidarités, ils contribuent à l'efficacité productive de l'économie.
Dans la plupart des pays, ces services en réseaux ont en général été fournis, jusqu'à une époque récente, par des entreprises bénéficiant d'un monopole légal, pour une durée déterminée ou indéterminée. Cette situation avait un fondement objectif : certaines activités de service public constituent ce que les économistes appellent un monopole naturel. En langage courant, il peut être moins coûteux d'en confier la production à une seule entreprise que de mettre en concurrence deux ou plusieurs entreprises pour les fournir. Ainsi, mettre en place deux réseaux ferroviaires pour desservir les mêmes lieux n'est pas économiquement efficace.
Les choses ont évolué : tous ces services en réseaux ont été exposés, depuis deux ou trois décennies, à des changements importants qui ont conduit, dans beaucoup de pays industriels, à remettre en cause les monopoles et, au-delà, à opérer de profondes réformes de l'organisation. Ces changements sont de diverses natures : des techniques de production concurrentes des anciennes sont apparues ; les services publics, dans une économie mondialisée, se sont mis à peser plus fort sur la compétitivité des économies nationales ; les consommateurs sont devenus de plus en plus sensibles à la qualité du service et désireux d'une prestation personnalisée. Tout cela a conduit beaucoup de gouvernements à adopter une organisation plus concurrentielle et plus flexible et à réformer leurs réglementations.
La France paraît ressentir plus vivement que d'autres pays les problèmes qu'éveille la transformation en cours des services publics en réseaux. Pourtant, elle est soumise aux changements survenus dans leur environnement de la même manière que les pays de développement comparable. Mais, plus peut-être que d'autres, elle a le sentiment de subir ces changements ou, plus précisément, de les rencontrer indirectement au travers de la construction communautaire : l'Union européenne agit comme le révélateur de questions que la société française est pour une part réticente à affronter, et comme l'accélérateur du calendrier de changements qu'elle peut avoir le sentiment de n'avoir pas voulus.
La crise de la fin de l'année 1995 a mis ce malaise en lumière. Ce malaise concerne, à des titres divers, tous les secteurs de services publics en réseaux. Il ne touche, en revanche, ni les services régaliens, dont les problèmes sont autres, ni l'éducation ou la santé, confrontés eux aussi à la crise du monopole, mais de façon différente et moins intense. C'est d'ailleurs, en général, des transports, de l'énergie, de la communication, des services locaux, et d'eux seulement, que l'on veut parler lorsque l'on évoque, ces jours-ci, le service public à la française . C'est donc à ces services en réseaux que le présent rapport est exclusivement consacré.
Un de ses principaux diagnostics, après plusieurs dizaines d'auditions de personnalités françaises et étrangères de toutes sensibilités, est que le débat de ces derniers mois a souffert de la confusion de deux registres de raisonnement : on a mélangé la doctrine du service public, d'une part, et les modalités de l'organisation des services publics en réseaux, d'autre part. Bien des français ont sincèrement cru qu'en réformant les secondes on attaquerait la première. Beaucoup de nos amis de l'Union européenne ont pensé de bonne foi qu'en brandissant la première nous voulions indéfiniment perpétuer les secondes.