2) une décision diversement appréciée
Cette décision était attendue et
souhaitée par de nombreux décideurs. A l'été 1996,
la pire des attitudes eût été de laisser croire que le
statu quo pouvait perdurer, c'est-à-dire qu'il était possible de
poursuivre dans la voie empruntée depuis 20 ans, celle de l'utilisation
contrôlée de l'amiante. L'opinion publique était
préparée à un changement, le secteur industriel aurait pu
(ou dû) s'en douter, les pouvoirs publics avec les décrets de
février 1996, et les circulaires et arrêtés qui leur ont
fait suite, intervenaient à nouveau de manière offensive.
Cette décision ne pouvait être que politique, fondée sur
des expertises scientifiques et médicales. Elle pouvait être
exemplaire, pourtant elle n'est pas exempte de critiques. Elle a surtout
manqué de dialogue et de concertation : en effet, si cette
décision pouvait paraître imminente, elle est apparue brutale aux
différents acteurs de la vie économique impliqués dans ce
secteur industriel. Elle est apparue aussi tardive, mais bienvenue, à
ceux pour lesquels la santé au travail et la santé publique
constituaient une priorité. Cette décision ne rencontrera pas de
modalités d'interprétation plus ou moins
différenciées selon les régions, comme cela existe dans
des pays à structure fédérale (U.S.A., Allemagne et
Canada).
a) une décision tardive et brutale ?
La décision d'interdire l'amiante peut sembler avoir
été tardive en France. Il est certes regrettable que l'INSERM
n'ait été saisi qu'en 1995 d'une demande d'expertise collective,
alors que de nombreux pays avaient fait cette démarche une dizaine
d'années auparavant.
Il est certain également que la décision d'interdire l'amiante
est intervenue plus tôt chez plusieurs de nos voisins européens.
Mais cette affirmation doit être tempérée
aussitôt : ces pays ont, en effet, souvent accordés de grands
délais pour l'application de cette mesure, autorisant des calendriers
très larges, si bien que l'application presque totale de cette
interdiction n'est en vigueur que depuis peu ; par ailleurs, certains pays
classés abusivement, par certaines publications, parmi les pays ayant
interdit l'amiante, ne l'ont interdit que pour certains usages très
spécifiques. Il faut souligner également que de larges
dérogations existent encore dans certains de ces pays, et que même
dans les pays les plus restrictifs (Allemagne, Autriche, Suède), des
dérogations continuent à être accordées au cas par
cas par les services compétents quand il s'agit d'amiante chrysotile et
que l'on peut prouver que des produits de remplacement moins ou non nocifs ne
sont pas disponibles. D'autre part, sept pays européens, dont la
Grande-Bretagne et l'Espagne, permettent un usage contrôlé de
l'amiante comme le stipule la réglementation européenne. Enfin,
lorsque l'on examine certains secteurs particuliers, on est frappé de
voir que la décision d'interdiction avait largement été
anticipée par les industriels.
La situation des différents pays est donc beaucoup plus complexe qu'il
n'y paraît à première vue et rend difficile une
réelle exhaustivité.
Voici cependant les éléments recueillis sur la situation des pays
européens qui ont véritablement interdit l'amiante.
ALLEMAGNE
Accord volontaire avec l'industrie en 1979 avec pour objectif de parvenir au
bout de 10 ans à une interdiction de l'amiante.
Décret sur les substances dangereuses, dans sa version de 1990 :
- classement de toutes les fibres d'amiante dans le groupe 1 des
substances cancérogènes
- interdiction de la fabrication et de l'emploi de produits contenant de
l'amiante avec cependant les dérogations suivantes :
. Plaques grand format d'amiante-ciment : production autorisée
jusqu'au 1/1/1991, utilisation autorisée jusqu'au 1/1/1992,
. Canalisations d'amiante-ciment : production autorisée
jusqu'au 1/1/1994, utilisation autorisée jusqu'au 1/1/1995.
La seule exception qui demeure aujourd'hui à l'interdiction totale de
l'amiante concerne les diaphragmes pour les procédés
d'électrolyse, dont la production est autorisée jusqu'au
31/12/1998 et l'utilisation jusqu'au 31/12/1999.
AUTRICHE
Depuis le 1/1/1988, interdiction des garnitures de freins et des embrayages
pour voitures ;
Depuis le 27/6/1990, interdiction de tous les produits contenant des
amphiboles ;
Depuis le 1/7/1990, interdiction de toutes les plaques d'amiante-ciment ;
Depuis le 1/1/1994, interdiction de tout produit d'amiante-ciment dans la
construction.
Des dérogations sont toutefois autorisées pour les garnitures de
frein ou d'embrayage lorsqu'il est techniquement impossible d'utiliser des
garnitures sans amiante et pour les plaques en Fibrociment, à condition
qu'elles soient recouvertes d'un revêtement exempt d'amiante.
DANEMARK
Interdiction de produire, d'importer, d'utiliser et de travailler l'amiante ou
tout produit contenant de l'amiante à compter du 1/1/1986, en
application de l'arrêté 660 du 24 septembre 1986.
Toutefois, un échéancier était mis en place en fonction
des différents types d'amiante :
- plaques d'amiante-ciment : production autorisée jusqu'au
31/12/1986,
utilisation autorisée jusqu'au 30/6/1987,
- autres produits d'amiante-ciment pour usage extérieur (sauf en
crocidolite et amosite) : importation et utilisation autorisée jusqu'au
31/12/1987, utilisation autorisée jusqu'au 30/6/1988,
- commutateurs (sauf ceux en crocidolite et amosite) : importation et
utilisation autorisée jusqu'au 31 décembre 1989.
La fabrication, l'importation et l'utilisation d'amiante ou de produits
contenant de l'amiante continue à être autorisée pour les
produits suivants :
- joints et garnitures d'étanchéité (toutefois,
l'utilisation de joints d'étanchéité sera interdite pour
les systèmes d'eau d'une température inférieure à
110°C),
- matériaux de friction.
FINLANDE
Interdiction de l'importation d'amiante et de produits contenant de l'amiante
à compter du 1/1/1993.
Interdiction de la vente et de l'utilisation d'amiante et de produits contenant
de l'amiante, à compter du 1/1/1994, avec les dérogations
suivantes : matériaux de friction, et joints contenant du
chrysotile.
ITALIE
Loi du 27 mars 1992 interdisant l'importation et l'utilisation de l'amiante
SUEDE
Interdiction de la crocidolite en 1976.
Interdiction de l'utilisation, de la transformation et du traitement de
l'amiante depuis le 1/10/1992.
Dérogations possibles, sauf pour la crocidolite : avec autorisation
du Bureau national pour la sécurité et la santé au
travail, s'il n'est pas possible d'utiliser un matériau moins dangereux
et si les émissions de poussière d'amiante sont
empêchées.
Dérogations : garnitures de freins de véhicules anciens
(avant 1987), joints utilisés dans de conditions extrêmes de
pression et de température.
SUISSE
Interdiction de l'utilisation de l'amiante à compter du 1/9/1986, en
application de l'ordonnance sur les substances dangereuses du 9 juin 1986.
Des dérogations étalées jusqu'en 1995 sont
autorisées pour la vente et l'importation des produits suivants :
- plaques planes et plaques ondulées de grand format :
interdiction au 1/1/1991,
- conduits d'évacuation des eaux domestiques : interdiction au
1/1/1991,
- conduits de pression et de canalisation : interdiction au 1/1/1995,
- garnitures de friction pour véhicules à moteur, machines
et installations industrielles : interdiction au 1/1/1992,
- garnitures de friction de rechange pour véhicules à
moteur, véhicules ferroviaires, machines et installations industrielles
présentant des caractéristiques techniques
particulières : interdiction au 1/1/1995,
- joints de culasse pour moteurs de type ancien : 1/1/1995,
- joints plats statiques et garnitures dynamiques pour des
éléments soumis à de fortes contraintes :
interdiction au 1/1/1995,
- filtres et substances destinées à la filtration pour la
production de boissons : interdiction au 1/1/1991,
- filtres destinés à la filtration ultrafine ou
stérilisatrice pour la production de boissons et la production
pharmacologique : interdiction au 1/1/1995,
- diaphragmes pour les procédés d'électrolyse :
interdiction au 1/1/1995.
Par ailleurs, l'ordonnance précitée autorise, par
dérogation, la vente et l'importation des produits ci-dessus
lorsque :
- la technique ne connaît pas encore de substitut exempt d'amiante
et que la quantité d'amiante ne dépasse pas celle
nécessaire au but recherché, ou que
- les caractéristiques techniques du produit ou de l'objet sont
telles qu'il est impossible d'employer des pièces de rechange ne
contenant pas d'amiante.
Cette revue de la politique menée par nos voisins européens, si
elle montre une détermination plus précoce que celle de la France
à vouloir interdire l'amiante, révèle également les
difficultés de la mise en pratique d'une telle décision et la
nécessité de prévoir des délais, car il n'est pas
si facile de se débarrasser d'un produit aussi communément
employé et difficilement remplaçable. La décision
d'interdiction prise par la France lui permet de rattraper un retard qui, somme
toute, n'était pas aussi grand que certains ont pu l'écrire.
Par ailleurs, on peut noter que, dans le secteur des garnitures de friction de
freins et d'embrayage et dans celui des joints de véhicules automobiles
et de poids lourds, les constructeurs français avaient anticipé
la décision d'interdiction de l'amiante. Volvo est certes le premier
constructeur, en 1987, à ne plus utiliser d'amiante dans ces
équipements, aussi bien pour ses véhicules automobiles que pour
ses poids lourds. BMW décide de supprimer l'emploi d'amiante dans les
garnitures de freins et d'embrayages en juillet 1989, et dans les joints
moteurs en janvier 1991. Mais, Renault avait échelonné depuis
1987 un programme d'élimination de l'amiante : suppression de
l'amiante dans les embrayages de voitures neuves à partir de 1987,
suppression progressive de l'amiante dans les garnitures de freins de
première monte de 1988 à 1994, suppression progressive de
l'amiante des joints de 1985 à 1994. Quant au groupe PSA Peugeot
Citroën, il ne monte plus de garnitures de freins en amiante depuis
mi-1993 pour tous ses modèles sauf le véhicule utilitaire
léger C 1 et, depuis fin 1995, pour tous ses véhicules.
b) une décision qui a suscité quelques vives polémiques
Les vives polémiques qu'a rencontrées cette
décision d'interdiction sont de deux types. Elles sont bien sûr
nourries par le Canada, qui cherche à placer le débat sur un plan
économique en affirmant sa volonté d'en appeler à
l'Organisation Mondiale du Commerce et sur un plan scientifique en demandant
à la Société royale du Canada un rapport critique de
l'expertise de l'INSERM. On peut relever que le Président du
comité d'experts qui a élaboré ce rapport a lui-même
reconnu que le comité était d'accord avec de nombreuses
conclusions du rapport INSERM, y compris celle qui affirme que toutes les
formes d'amiante sont cancérogènes. Il est à noter
également que le Canada n'avait pas adopté la même attitude
lorsque d'autres pays européens (Allemagne, Suède etc...) avaient
pris une décision d'interdiction ; il est vrai que l'action du
Canada avait cherché à perturber la politique menée par
l'EPA aux Etats-Unis au cours des années 1980.
Enfin, il ne faudrait surtout pas laisser croire que le Canada autorise tous
les produits contenant de l'amiante. Les Canadiens reconnaissent que l'amiante
est un matériau toxique qui pose des problèmes de santé
publique. Ils ont donc interdit l'amiante pour tous les produits de
consommation courante friables, pour tous les produits textiles, pour tous les
produits destinés aux enfants et, d'une manière
générale, pour tous les produits qui peuvent libérer des
fibres d'amiante et qui sont destinés au grand public. Leur principal
argument en faveur de l'amiante repose sur le fait qu'ils considèrent
que ce matériau est le meilleur économiquement pour certains
produits (freins, tuyaux), et qu'il est possible de l'utiliser de
manière contrôlée grâce à des plans de gestion
bien conduits.
Même si elle est compréhensible de la part d'un pays pour lequel
l'extraction et la transformation de l'amiante représentent une richesse
naturelle importante, cette polémique paraît un peu vaine, si l'on
considère la position somme toute restrictive du Canada vis-à-vis
de l'amiante, et largement émotionnelle et hors de proportion avec
l'impact de la décision française.
c) une décision aux conséquences limitées d'un point de vue économique
La grande raison invoquée par les industriels pour
s'opposer à la prise d'une décision d'interdiction de l'amiante a
toujours été le coût des répercussions
économiques et des répercussions sur l'emploi qu'engendrerait une
telle mesure. Le chiffre d'affaires total de l'industrie de l'amiante
s'élevait en 1995 à 1,7 milliard de F.
Les deux grandes sociétés se partageant le marché de
l'amiante-ciment en France -St-Gobain (avec sa filiale Everite et Pont à
Mousson) et Eternit- employaient environ 15.000 salariés dans les
années 1970 mais n'en employaient déjà plus qu'environ
2.000 en 1996 (en raison de la crise du bâtiment et du
développement de l'automatisation).
Avec la décision d'interdiction de l'amiante, des plans sociaux ont
été annoncés chez Eternit et Everite. Mais, il faut
souligner que, depuis dix ans, Eternit s'était engagée dans une
politique de reconversion : elle employait environ 6.000 personnes dans
les années 1974-1975 et l'usine de Thiant 2.600 personnes. Il est donc
fort probable que les industriels vont profiter de la situation pour enclencher
des plans sociaux qui auraient de toute façon dus être mis en
oeuvre. La fermeture du site de Triel (126 personnes) a été
annoncée mais, à moyen terme, sa suppression avait
déjà été programmée. Le site de
St-Rambert-d'Albon doit également fermer. Les emplois de l'usine de
Descartes sont préservés. En revanche, des licenciements ont
été annoncés à Thiant (114 personnes sur 308),
à Vitry en Charolais (16 personnes sur 239), à St-Grégoire
(10 personnes sur 154), à Albi (36 personnes sur 57), et à
Vernouillet (67 personnes sur 206);
Même si tout licenciement est toujours douloureux, et qu'il l'est
d'autant plus que ces industries sont bien souvent le seul employeur dans les
sites concernés, il saute aux yeux que, d'un point de vue
macro-économique, l'effet de la décision d'interdiction est des
plus limité.
Par ailleurs, en dépit de leur discours officiel, il semble bien que les
industriels de l'amiante étaient prêts à une reconversion
rapide. Alors que la décision officielle d'interdiction date du 3
juillet 1996, c'est le 8 juillet que l'usine Eternit de Thiant a
arrêté toute fabrication de produits d'amiante-ciment :
l'amiante a été remplacé dans la chaîne de
production par une autre fibre artificielle, le PVA (fibre de gros
diamètre).
d) une décision qui concerne l'opinion publique et qui a pour effet de la rassurer
C'est pour avoir tardé à apporter une réponse définitive que le dossier de l'amiante s'inscrit aujourd'hui dans un tel contexte médiatique et que l'opinion publique a pu en être fortement déroutée. C'est trop souvent le cas dans le traitement des dossiers de santé publique, dans notre pays. D'un côté, l'opinion ressent un sentiment d'imprévoyance, de l'autre, elle ne peut admettre que les impératifs économiques l'emportent sur les enjeux de santé publique, que les pouvoirs publics soient insuffisamment éclairés et n'accèdent pas à toutes les informations nécessaires à bien fonder leurs décisions. Enfin elle ne comprend pas qu'ils puissent faire abstraction de ses besoins et de ses attentes profondes. La décision politique d'interdiction consiste globalement à mettre en place toutes les mesures nécessaires afin de garantir, de protéger la santé et le bien-être des travailleurs exposés à l'amiante et de la population au sens large, et de réduire ainsi le risque à un niveau acceptable.