III. TIRER LES LECONS DE L'AMIANTE : LA NÉCESSITÉ DE DÉFINIR UNE NOUVELLE STRATÉGIE FONDÉE SUR UNE PRIORITÉ DE SANTÉ PUBLIQUE
Une nouvelle stratégie fondée sur une
priorité de santé publique doit aboutir à un projet global
audacieux et innovant dont les objectifs doivent dépasser le discours
habituel de l'amélioration de la santé de la population afin de
ne pas méconnaître le besoin de protection et de
sécurité qu'espère tout individu dans ses conditions de
travail. Aujourd'hui, il s'agit d'apporter aux travailleurs un niveau de
sécurité au travail optimum. Cette sécurité au
travail est un but à atteindre, mais c'est aussi un des principes
à mettre en oeuvre.
Prévoyance, prévention, précaution
sont les trois
expressions d'un même principe de responsabilité qui, aujourd'hui,
s'applique totalement à la santé publique. C'est un
véritable état d'esprit nouveau qui doit permettre de traiter les
problèmes complexes de façon transparente et cohérente.
Dans le cas de l'amiante, plus les risques que l'on cherche à
prévenir sont faibles, plus le principe de précaution doit
s'appliquer, en l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances
scientifiques et techniques du moment, et doit permettre l'adoption de mesures
visant à prévenir un risque de dommage grave et
irréversible. C'est bien en cela que la décision d'interdiction
prise par le Gouvernement de M. Alain JUPPÉ traduit la
volonté d'exprimer la responsabilité de l'Etat.
Cette volonté de l'Etat et du politique doit s'exercer au-delà de
cette décision d'interdiction, elle doit s'exprimer durablement,
définitivement. Ce volontarisme de l'Etat ne doit pas rester
isolé, mais mobiliser les experts scientifiques, les acteurs
socio-économiques et les citoyens. Le défi qui s'impose au monde
économique, et notamment à l'industrie, doit les conduire
à développer des produits sûrs et efficaces en
matière de santé et d'environnement, à multiplier les
activités de recherche et de développement de nouveaux
matériaux, fibreux ou non, tout autant que des activités de
publicité et de promotion, et s'appliquer plus spécialement
à l'enjeu des fibres de substitution. Ce défi impose
également que les citoyens soient plus acteurs que spectateurs, qu'ils
s'informent et à se forment à la gestion du risque.
Cette volonté de l'Etat doit se traduire par une politique
d'évaluation de l'ensemble des mesures déjà prises, ainsi
que par une définition et une mise en oeuvre d'un projet qui apporte des
solutions à ces impératifs que sont l'environnement, la
santé et notre sécurité. Il nous faut :
- un projet de société global : nous devons dire dans
quelle France nous voulons vivre et travailler, et affirmer que nous voulons
préserver notre santé et assurer notre sécurité au
travail et en tout autre lieu.
- un projet riche en moyens : il faut mobiliser les experts et
assumer totalement le coût des décisions politiques.
- un projet audacieux : la reproduction à l'identique de
schémas classiques qui se sont révélés
inadaptés serait suicidaire. L'audace nous impose le courage de briser
des habitudes qui ne sont bien souvent que l'expression du confort de
quelques-uns payé au prix de la santé du plus grand nombre.
A) AXER LA NOUVELLE POLITIQUE DE GESTION DU RISQUE AMIANTE SUR L'HOMME ET SA SANTÉ
Le problème posé par l'amiante est avant tout un
problème de santé publique et de sécurité au
travail ; il concerne l'homme en priorité. La politique à mettre
en place doit donc s'orienter vers la protection de la santé et, de ce
fait, bénéficier d'une priorité par rapport à la
protection de l'environnement.
Elle doit également intégrer les impératifs de la
santé au travail et ceux de la santé publique de manière
cohérente. Il n'est pourtant pas toujours facile d'avoir une politique
cohérente en ce domaine, puisque ce ne sont pas les mêmes
décideurs qui élaborent la politique vis-à-vis des
travailleurs et celle qui concerne la population générale. La
politique de santé au travail n'est pas toujours bien
intégrée dans la politique de santé publique ; elle est
souvent considérée comme un problème spécifique et
souvent davantage envisagée comme un problème d'assurance que
comme un problème de santé. D'un autre côté, les
priorités de santé publique ignorent bien souvent les
problèmes de la santé au travail.
1) définir une véritable politique de gestion du risque
a) assurer une détection efficace des sources d'exposition
La réglementation adoptée pour recenser les
bâtiments contenant des flocages et des calorifugeages susceptibles
d'exposer les populations au risque amiante est un élément
précieux et indispensable.
Elle est l'élément premier
de la connaissance des sources d'exposition génératrices du
risque. Elle a été conçue de manière
impérative, ce qui fait sa force. Grâce à l'inventaire
qu'elle impose, il sera possible d'assurer aussi bien une politique de
prévention du risque pour les travailleurs que de réparation des
populations exposées au risque. L'inventaire devra cependant être
tenu à jour et conservé pour demeurer un outil indispensable de
l'identification du risque amiante.
Pour l'instant limité aux flocages et aux calorifugeages des immeubles
bâtis collectifs, l'inventaire devra être élargi à
l'ensemble des matériaux amiantés du bâtiment et à
d'autres secteurs plus différenciés, comme les matériels
de la SNCF et de la RATP, les bateaux et les avions.
Il faut bien en effet distinguer l'inventaire des flocages et des
calorifugeages, axé sur le risque couru par les populations
environnementales qui vivent et travaillent dans les bâtiments, et
l'inventaire des autres matériaux amiantés (semi-dur et dur) et
des matériels d'autres secteurs, qui a pour objet essentiel de
prévenir le risque couru par les travailleurs qui auront à
intervenir dans les bâtiments et sur ces types de matériel.
Il faudra cependant s'assurer que la réglementation prévue est
réellement appliquée.
On peut espérer que les professionnels sauront se comporter de
manière appropriée avec ces matériaux, dès lors
qu'une formation et une information adéquates leur auront
été dispensées. Pour une plus grande
sécurité de ces travailleurs, il sera cependant plus sûr
d'une part d'établir
des plans de sécurité amiante qui
localisent de manière visuelle et simple les matériaux
amiantés
, et d'autre part d'évoluer vers un outillage qui
aspire les poussières à la source et qui génère
donc moins de poussières.
Il est probable que le grand public aura des difficultés à se
comporter de manière adéquate avec le matériau amiante.
Dans cette perspective, le répertoire de tous les produits,
matériaux et équipements contenant de l'amiante, et donc des
sources de risque amiante, est primordial. Comme nous le verrons infra, l'Etat
a en ce domaine un devoir d'information et donc de diffusion des connaissances
auprès du plus grand nombre.
b) assurer une évaluation optimale des risques
Toutes les situations d'exposition potentielle à
l'amiante ne présentent pas le même degré de risque pour la
santé.
Il convient donc de mettre en place une politique
basée sur deux approches :
-
catégoriser les différentes situations
d'expositions typiques selon une échelle relative de risque, en fonction
des connaissances actuelles de situations typiques et de stratégies
déjà mises en place ;
-
définir les situations dans lesquelles une mesure
objective sera nécessaire et quel type de mesure sera la plus
appropriée (microscopie optique, instrument à lecture directe ou
microscopie électronique).
La grille d'évaluation visuelle mise en place par la
réglementation française est un des éléments de
l'évaluation du risque puisqu'elle définit une échelle de
risque. Le matériau peut être non dégradé (chiffre 1
de la grille d'évaluation), commencer à se dégrader
(chiffre 2) ou être fortement dégradé (chiffre 3). Dans le
premier et le troisième cas, la grille d'évaluation se suffit
à elle-même : pas de travaux dans le premier cas, travaux
obligatoires dans le troisième cas. Cette grille de l'évaluation
du risque est si importante qu'il faudra procéder rapidement à
une évaluation de ses performances. En effet, elle ne se
préoccupe pas de
la notion d'utilisation du local
, notion qui
devrait pourtant être prise en compte pour évaluer la
priorité des travaux à effectuer
: il n'est pas possible de
traiter de la même manière un local de chaufferie et un lieu
fréquenté par des enfants.
La grille d'évaluation visuelle est complétée par des
mesures d'empoussièrement de l'air dans les cas incertains :
matériau commençant à se dégrader. Parmi les
différentes méthodes de métrologie utilisées par
les différents pays, la France a retenu la méthode de
microscopie électronique (méthode indirecte), qui est une
méthode beaucoup plus spécifique et plus sensible que la
méthode optique, mais aussi techniquement moins fiable. Il sera
important de s'assurer de la fiabilité des méthodes de mesures et
éventuellement, si des progrès ne peuvent pas être
réalisés rapidement, de passer à des méthodes plus
pragmatiques de mesures (type méthode américaine pour les
écoles) pour assurer un évaluation adéquate du risque.
c) définir une politique de gestion du risque
Une bonne politique de gestion du risque amiante doit
définir quel est le risque considéré comme acceptable pour
les populations exposées (professionnelles et environnementales). Elle
doit également déterminer de quelle manière évaluer
un tel risque. En effet, comme nous l'avons vu au chapitre II-A, il existe deux
stratégies de prélèvement des poussières d'amiante
dans un local donné : celle qui détermine le degré de
contamination du bâtiment et celle qui cherche à évaluer
l'exposition véritable des populations.
Une bonne politique de gestion du risque devrait donc employer concurremment
ces deux stratégies de prélèvement en fonction des
objectifs poursuivis.
- vis-à-vis de la population
L'objectif principal est de disposer de mesures des niveaux d'exposition pour
évaluer le risque de la population concernée.
Malgré toutes les incertitudes liées à la mesure de
l'exposition et à l'évaluation du risque, il faut
néanmoins prendre des décisions : c'est la base même de la
gestion du risque.
Il faut donc définir un risque acceptable pour les
populations exposées.
Pour ce faire, on utilise
généralement un risque exprimé sous la forme d'un nombre
de victimes (morts), dans un collectif de personnes exposées à ce
risque, sur une période donnée (soit une année, soit une
"vie entière").
Aux Etats-Unis notamment, en milieu professionnel (35-40 ans d'exposition
à raison de 8 heures par jour et de 5 jours par semaine), on
considère comme "tolérable" des risques de 10
-4
par an
(c'est-à-dire 1 victime sur 10.000 travailleurs par an), ce qui
correspond à un risque de 1,8 à 2 x 10
-3
pour une vie
entière, compte tenu du fait que l'exposition au risque n'existe que
durant la moitié de la vie entière.
Pour la population générale, on tolère des risques 10
à 100 fois inférieurs, à savoir 10
-5
à
10
-6
par année, ce qui correspond à des risques "vie
entière" de 7 x10
-4
à 7 x 10
-5
puisque l'on
admet une exposition continue sur 70 ans.
Le rapport de l'INSERM a fait le point sur les relations
"dose-réponse"
les mieux adaptées à nos connaissances actuelles. Sur cette base,
et en appliquant les risques "vie entière" cités ci-dessus, on
obtient des expositions tolérables, en terme de concentrations de fibres
dans l'air ambiant, de l'ordre de grandeur suivant :
-
0,1 f/ml pour une exposition professionnelle (santé au
travail)
.
-
1 à 10 f/l pour une exposition environnementale (santé
publique)
.
On peut donc souligner que les mesures prévues pour les travailleurs et
déjà décrites précédemment paraissent tout
à fait appropriées et suffisantes. Les normes actuelles de
protection des travailleurs en France (0,1 f/ml) sont en adéquation avec
les évaluations de l'INSERM ; elles sont parmi les plus
sévères d'Europe et sont équivalentes aux normes
américaines évaluées à partir de leur
définition du risque tolérable. Il est clair que leur application
devra être sérieusement contrôlée. Sur le terrain,
leur application risque en effet de poser quelques problèmes, vu
notamment le manque de professionnels formés en hygiène du
travail en France.
Pour la population générale, la maîtrise du risque se pose
en d'autres termes du fait que les niveaux de risque sont beaucoup plus faibles
et beaucoup plus difficiles à appréhender.
La méthode de prélèvement actuellement en vigueur en
France est adaptée à l'évaluation de l'exposition. Si elle
était maintenue, l'exposition tolérable ne devrait plus
être de 25 f/l (seuil retenu par le décret du 7 février
1996), mais être ramenée à un chiffre compris entre 1 et 10
f/l, si l'on se réfère à la courbe dose-réponse de
l'expertise collective INSERM. Il faudrait donc renforcer la
sévérité de la norme actuelle.
- vis-à-vis de la conduite à tenir par rapport au
bâtiment
La méthode la plus appropriée pour établir un diagnostic
de contamination d'un bâtiment est la méthode court terme, avec
remise en suspension artificielle des fibres (simulation des pics d'exposition).
Si cette méthode était retenue, les valeurs prévues par le
décret du 7 février 1996 de 5 et 25 f/l pourraient être
maintenues après validation de la méthode courte durée. En
effet, ces valeurs correspondent à des concentrations de plus de 2,5
à 25 fois supérieures à des concentrations moyennes
observées dans des bâtiments non contaminés. Ceci est
compatible et cohérent avec la notion de pic d'exposition de courte
durée et d'intensité élevée.
Cela correspondrait néanmoins également à un renforcement
de la sévérité des normes actuelles.
- pour une plus grande rigueur des méthodes de
prélèvements d'air
Au terme de cette analyse, il semble qu'une gestion optimum du risque implique
la combinaison des deux stratégies de prélèvement, car
leurs objectifs ont une valeur propre et peuvent être conciliés.
la méthode de prélèvement déterminant la
contamination des bâtiments, c'est à dire celle des
prélèvements de courte durée (quelques heures) devrait
s'appliquer lorsque les résultats de l'évaluation de la grille
prévue dans l'inventaire (décret du 7 février 1996)
correspondent au chiffre 2. Autrement dit, elle serait la norme de
référence dans tous les cas où les textes obligent
à une mesure de l'empoussièrement des locaux. Les chiffres de 5
et 25 f/l seraient maintenus, ce qui revient à renforcer la
sévérité des normes actuelles.
la méthode de prélèvement déterminant
l'exposition des populations, c'est à dire celle des
prélèvements de longue durée (cinq jours) devrait
être réservée pour mesurer les niveaux d'exposition
actuelle (et donc estimer les expositions antérieures) des occupants des
bâtiments contaminés, plus particulièrement dans les cas de
forte contamination (grille d'évaluation ayant comme résultat le
chiffre 2, avec une concentration de fibres supérieures à 25 f/l
avec la méthode de prélèvement de courte durée, et
grille d'évaluation ayant comme résultat le chiffre 3).