II. LA DÉPENDANCE DE LA COUR PÉNALE À L'ÉGARD DES ETATS
Comme les autres juridictions internationales, la Cour pénale internationale, instituée pour juger des individus, sera cependant très largement dépendante des Etats, à de nombreux égards.
A. DÉPENDANCE POUR SA MISE EN oeUVRE
Comme toute convention internationale, l'entrée en vigueur de la convention de Rome et donc de la CPI sera conditionnée à un nombre minimal de ratifications, en l'occurrence soixante. A ce jour, 94 Etats l'ont signée et 6 seulement l'ont ratifiée.
La lenteur des ratifications n'est pas propre à la convention de Rome, elle affecte nombre d'instruments multilatéraux. Il reste cependant que le processus peut se trouver ralenti par l'importance des Etats qui, pour différentes raisons, ont voté contre le Statut, en particulier les Etats-Unis et la Chine, l'Inde ou même Israël, et dont on ne peut escompter à ce jour un revirement d'attitude. Ces absences pourraient entraîner un éventuel scepticisme parmi certains partisans de la Cour, les incitant à l'expectative et retardant d'autant l'entrée en vigueur de l'institution.
Enfin, de très nombreux pays devront procéder à des amendements constitutionnels -la France a déjà réalisé cette adaptation- ou législatifs afin d'adapter leur droit interne aux dispositions du Statut.
La dépendance de la CPI à l'égard des Etats se trouve également formalisée par la convention de Rome elle-même, à travers, d'une part, la nécessaire coopération des Etats à son action et, d'autre part, le rôle spécifique du Conseil de sécurité.
B. L'INDISPENSABLE COOPÉRATION DES ÉTATS
La Cour pénale internationale aura en effet besoin de la coopération des Etats pour mener à bien enquêtes et poursuites. Pas plus que le TPY ou le TPR, la Cour ne disposera, en propre, de forces de police lui permettant une totale autonomie dans ces fonctions. C'est pourquoi le Statut de la Cour consacre un chapitre (Chapitre IX) à cette nécessaire coopération des Etats à son action en prévoyant, à l'article 86 intitulé " obligation générale de coopérer " que " les Etats Parties coopèrent pleinement avec la Cour dans les enquêtes et poursuites qu'elle mène pour les crimes relevant de sa compétence ".
Cette obligation générale nécessitera, en premier lieu, pour les Etats parties, d'adapter leurs textes constitutionnels et leur législation interne afin de pouvoir répondre aux demandes de coopération formulées par la Cour (article 88), et en particulier de prévoir, dans leurs législations pénales, l'incrimination et l'imprescriptibilité des crimes relevant de la compétence de la Cour.
Ainsi la France, qui a déjà modifié la Constitution pour tenir compte de la création de la CPI, devra-t-elle bientôt procéder à l'examen d'une loi d'adaptation unique qui permettra de recouvrir plusieurs sujets :
- les modalités de coopération avec la Cour pénale internationale doivent, en vertu du Statut, être déterminées par la loi interne de chaque Etat Partie. Une législation comparable avait été adoptée pour déterminer les modalités d'application de la coopération entre la France et le TPY, à ceci près que dans ses communications avec la Cour, la France aura recours à la voie diplomatique -à la différence de ce qui se passe avec le TPY, dont les demandes sont adressées directement au ministère de la justice-. De même, la loi devra-t-elle prévoir les modalités de remise à la Cour des inculpés, y compris d'éventuels inculpés de nationalité française.
- des compléments au Code pénal français destinés à ajouter des incriminations qui n'y figurent pas ou à préciser la définition de celles qui existent déjà : ainsi des actes de " grossesse forcée ", de " stérilisation forcée ", ou d'apartheid qui ne sont pas explicitement inscrits dans notre code ;
- des mesures d'exécution sur le territoire français des décisions de la Cour , notamment en ce qui a trait aux réparations en faveur des victimes, à l'exécution des peines d'amende contre une personne condamnée résidant en France, ou l'exécution de mesures conservatoires ou de confiscation.
Enfin, la France pourra être conduite à préciser dans le code pénal, le caractère imprescriptible des crimes de guerre , ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Le Statut précise que les demandes de coopération demandées par la Cour pénale internationale aux Etats peuvent viser l'arrestation et la remise de personnes, ou encore l'autorisation de transit sur leur territoire d'une personne transférée à la Cour. Ces demandes peuvent également être liées aux enquêtes et aux poursuites menées par la Cour et concerner l'identification d'une personne, le rassemblement de preuves ou l'interrogatoire de personnes poursuivies, le transfèrement temporaire d'un détenu pour recueillir son témoignage, etc...
La coopération des Etats en vue de l'arrestation de personnes poursuivies est d'ailleurs d'autant plus indispensable pour le bon déroulement de la justice internationale que la culture de common law, qui inspire largement les règlements de procédure, a exclu du Statut de la CPI la possibilité de jugement " par contumace ", soit en l'absence de l'accusé. Le fait de ne pas arrêter l'accusé aboutit donc de facto à prolonger une impunité inacceptable.
Cette coopération des Etats, requise par le Statut, semble cependant n'être qu'une obligation formelle : aucune véritable sanction n'est prévue pour contrer un refus éventuel opposé par un Etat à une demande de la Cour pénale internationale. L'article 87, § 7, précise ainsi seulement que " si un Etat Partie n'accède pas à une demande de coopération de la Cour (...) et l'empêche ainsi d'exercer les fonctions et les pouvoirs que lui confère le présent Statut, la Cour peut en prendre acte et en référer à l'Assemblée des Etats Parties ou au Conseil de Sécurité lorsque c'est celui-ci qui l'a saisie ".
Un Etat réticent à coopérer avec la Cour, en dépit de l'obligation qui lui est faite par le Statut, a-t-il beaucoup à craindre d'une " prise d'acte " de ce refus par la Cour et de sa transmission par celle-ci à l'Assemblée des Etats Parties au Traité ? On peut en douter, le Statut ne prévoyant pas de doter l'Assemblée des Parties de pouvoirs particuliers de coercition à l'égard d'un tel Etat.
Il en irait différemment dans l'hypothèse où, le Conseil de Sécurité ayant saisi la Cour, celui-ci serait avisé d'un refus de coopération. Le Conseil pourrait alors -agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte- recourir à des formules plus contraignantes et plus efficaces, à l'instar de ce qui lui est possible de faire dans le cas d'un refus de coopération avec l'un ou l'autre des deux tribunaux spéciaux.
Le Statut de la Cour pénale internationale limite cependant la faculté de refus par un Etat de coopérer avec elle. Un premier tempérament à l'obligation de coopérer inscrit au Statut concerne la prise en compte, par l'Etat sollicité, du risque de divulgation d'informations touchant à sa sécurité nationale.
L'article 72 du Statut de la Cour pénale internationale concerne la protection de renseignements touchant la sécurité nationale des Etats parties. Toute procédure judiciaire peut entraîner en effet, à telle ou telle phase de son déroulement et en particulier dans le cadre de l'instruction, le besoin, pour le juge, d'accéder à des informations couvertes par le secret de la défense nationale. Des témoignages, des preuves, peuvent être sollicités par le juge et celui-ci peut se heurter alors à la protection particulière dont peuvent être l'objet tant les personnes physiques détentrices de l'information, que les éléments d'information ou de preuve eux-mêmes.
Le statut de la Cour pénale internationale établit cette protection de documents sensibles dans plusieurs hypothèses rappelées au premier alinéa de l'article 72. Il en ressort qu'un Etat peut notamment intervenir pour protéger tel ou tel renseignement, retenir telle ou telle information dans le cadre de l'instruction, lors du rassemblement des preuves, ou lorsque la chambre préliminaire ou la chambre de première instance entend procéder à la divulgation de tel ou tel renseignement.
Lorsqu'une opposition est ainsi formulée par un Etat, celui-ci engage avec la Cour une concertation afin de trouver une solution amiable : modification de la demande ou de la forme sous laquelle les documents pourraient être présentés... Si aucune solution amiable ou alternative ne s'avère possible, la Cour pénale internationale peut réagir de deux façons : si le refus par un Etat de communiquer l'information intervient dans le cadre de la coopération obligatoire des Etats, la Cour peut, après avoir tenu des consultations supplémentaires, conclure à un refus de coopération et en saisir l'Assemblée des Etats parties. Si le refus intervient dans d'autres circonstances et si la Cour détient déjà le document, elle peut soit ordonner la divulgation de l'information malgré l'opposition de l'Etat, soit " tirer toute conclusion qu'elle estime appropriée en l'espèce, lorsqu'elle juge l'accusé, quant à l'existence ou à l'inexistence d'un fait ".
Dans le même souci, l'article 68, paragraphe 6, relatif à la protection des témoins, précise qu' " un Etat peut demander que soient prises les mesures nécessaires pour assurer la protection de ses fonctionnaires ou agents et la protection d'informations confidentielles ou sensibles ".
Par ailleurs, l'article 98 du Statut, relatif à la coopération " en relation avec la renonciation à l'immunité et le consentement à la remise " d'une personne recherchée, peut constituer une seconde exception à cette obligation de coopérer. Cet article, en son premier alinéa, précise que : " La Cour ne peut présenter une demande d'assistance qui contraindrait l'Etat requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d'immunité des Etats ou d'immunité diplomatique d'une personne ou de biens d'un Etat tiers, à moins d'obtenir au préalable la coopération de cet Etat tiers en vue de la levée de l'immunité ".
Cette disposition est à mettre en relation avec l'article 27 du Statut qui précise que " la qualité officielle de Chef d'Etat ou de Gouvernement de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant élu ou d'agent d'un Etat n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent statut (...) ".
C. LA CPI ET LE CONSEIL DE SÉCURITÉ
Sa dépendance à l'égard des Etats, la CPI l'expérimentera également à travers le Conseil de sécurité des Nations Unies qui est en quelque sorte l'émanation de la société internationale. Le Conseil de sécurité peut tout à la fois contribuer à élargir les compétences de la Cour, tout comme il peut décider de suspendre une action judiciaire qu'elle aurait engagée.
. Saisie par le Conseil de sécurité, la Cour dispose de compétences élargies : l'article 13 du Statut précise que " La cour peut exercer sa compétence à l'égard des crimes visés à l'article 5 4 ( * ) , (...) b) si une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir été commis est déférée au Procureur par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies ". Cette saisine, par le Conseil de sécurité, constitue l'une des trois possibilités de saisine de la Cour, aux côtés de celle reconnue à un Etat partie (article 13a) et au Procureur lui-même (article 13c).
Le Conseil de sécurité ne peut saisir la Cour que dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations unies, c'est-à-dire " en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression ". Cette faculté de saisine de la Cour par le Conseil présente deux caractéristiques contradictoires : sa mise en oeuvre est aléatoire ; en revanche, elle confère à la Cour des compétences assez étendues.
Aléatoire, la procédure de saisine par le Conseil de sécurité l'est, en premier lieu, en ce que toute résolution du Conseil suppose un vote que peut venir entraver le recours, par l'un des cinq membres permanents, à son droit de veto. Si tel ou tel de ces Etats entend " protéger " un pays où se dérouleraient des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale, la saisine de celle-ci s'avérerait vite impossible.
En second lieu, la nécessité pour le Conseil de sécurité de se placer dans le cadre du chapitre VII suppose qu'au préalable le Conseil ait constaté " une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression ". Or cette constatation ne va pas de soi, dans les hypothèses de commissions de crimes relevant de la compétence de la Cour, si celles-ci interviennent dans le cas de conflits armés non internationaux ou dans le cadre d'une répression, purement interne, conduite par le gouvernement d'un Etat contre un groupe ou des membres d'un groupe, ethnique ou religieux.
Pourtant, la saisine de la Cour par le Conseil de sécurité est de nature à conférer à la Cour des compétences que ne permettent pas les deux autres modalités de saisine en lui conférant une meilleure universalité.
En effet, la saisine de la Cour pénale internationale, soit par un Etat partie, soit par le Procureur de la Cour, suppose que soit Partie au Traité (article 12) les deux ou l'un seulement des deux Etats suivants :
- " l'Etat sur le territoire duquel le comportement en cause 5 ( * ) s'est produit ou, si le crime a été commis à bord d'un navire ou d'un aéronef portant pavillon ou l'immatriculation de l'Etat en question " ;
- ou " l'Etat dont la personne accusée de crime est un national ".
Or, il ressort de cet article 12§2 du Statut que ces conditions restrictives ne sont pas requises lorsque c'est le Conseil de sécurité qui est l'auteur de la saisine. Cela signifie donc, a contrario , que le Conseil peut saisir la Cour de crimes survenus sur le territoire d'un Etat non partie ou commis par les ressortissants d'un tel Etat. L'extension des compétences de la Cour en une telle occurrence est considérable, puisqu'elle exclurait tout risque d'impunité du ou des auteurs de crimes selon qu'ils auraient eu pour théâtre de leurs agissements, ou pour nationalité, respectivement celui ou celle d'un Etat qui aurait refusé la juridiction de la Cour pénale internationale.
. le Conseil de sécurité peut par ailleurs suspendre des actions conduites par la Cour pénale internationale. L'article 16 du statut de la Cour octroie au Conseil de sécurité la faculté de demander à la Cour de surseoir aux enquêtes ou aux poursuites qu'elle a engagées ou qu'elle mène " pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle (il) a fait une demande en ce sens à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies ". L'article précise enfin que " la demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes conditions ".
Cette disposition a suscité de nombreuses critiques. Certains ont ainsi déploré qu'un rôle aussi déterminant soit conféré au Conseil de sécurité sur le fonctionnement de la Cour alors même qu'ils souhaitaient précisément " déconnecter " le plus possible la nouvelle juridiction de cette instance politique et interétatique suprême.
Cette disposition s'inscrit cependant dans le cadre plus général des responsabilités particulières reconnues, par les Etats parties à l'ONU, au Conseil de Sécurité en cas de menace contre la paix. C'est dans ce contexte de menace contre la paix (chapitre VII) que le Conseil de sécurité pourrait être conduit à formuler à la Cour pénale internationale une demande de suspension de ses enquêtes ou de ses poursuites. On peut en effet imaginer des situations où la saisine de la Cour pénale internationale, par un Etat, d'agissements commis par un autre Etat risquerait de créer une situation conflictuelle pouvant déboucher sur une guerre. Dans ce cas, d'ailleurs, en l'absence même de la disposition incriminée figurant au Statut, le Conseil de sécurité pourrait fort bien agir pour faire en sorte que la Cour pénale internationale n'engage pas de poursuites, compte tenu des compétences que lui reconnaît le chapitre VII de la Charte.
Par ailleurs, la procédure à suivre au sein du Conseil -l'adoption d'une résolution comportant la demande de sursis à enquêtes ou à poursuites- est plutôt favorable à la Cour. Il suffirait en effet qu'un seul des cinq membres permanents recoure à son droit de veto pour que la demande elle-même, ou son renouvellement, ne soit pas adoptée et que la Cour puisse ainsi poursuivre son travail.
Ainsi, tant la procédure retenue que les compétences générales reconnues par la Charte au Conseil de sécurité concourent à faire de cette disposition l'une des traductions de l'équilibre complexe, que le Statut tend à établir tout au long de son dispositif, entre la primauté reconnue aux Etats et la responsabilité du Conseil de sécurité, d'une part, et la possibilité, d'autre part, pour la Cour de dépasser la logique politique et de souveraineté des Etats qui régit la société internationale.
* 4 Crime de génocide, crime de guerre, crime contre l'humanité, crime d'agression.
* 5 La commission de crimes relevant de la compétence de la Cour.