2. Le dessaisissement de la gendarmerie de l'affaire de Pietrosella et la réalité d'une enquête parallèle menée par les militaires sur l'affaire Erignac.
La gendarmerie a subi, à la suite de l'assassinat du préfet Erignac, deux traumatismes profonds : d'une part, lorsque le pistolet dont l'assassin s'est servi pour assassiner le préfet s'est révélé être une arme de la gendarmerie, dérobée lors de l'attentat contre la brigade de Pietrosella, d'autre part, quand la gendarmerie a été dessaisie par le juge Thiel de l'enquête sur l'affaire de Pietrosella.
Le dessaisissement a été cruellement vécu par les gendarmes de Corse. Peut-être a-t-il même contribué à accentuer une certaine défiance vis-à-vis de la justice et le repli de la gendarmerie sur elle-même -sentiment d'isolement lourd de conséquences pour la période qui suivrait.
Aussi est-il indispensable de revenir sur les conditions du dessaisissement de la gendarmerie : ce dessaisissement se justifiait-il par les négligences répétées de la gendarmerie dans la conduite de l'enquête ou par un mouvement d'humeur excessif du juge Thiel à l'égard de l'accusation d'« inertie » portée contre lui par une note peut-être maladroite émanant de la gendarmerie ?
a) Le dessaisissement de la gendarmerie
(1) Un premier avertissement
Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1997, la brigade de gendarmerie de Pietrosella fait l'objet d'une attaque par un commando armé.
Après l'enquête de flagrance confiée à la 14 e section du parquet de Paris, une information judiciaire est ouverte le 17 septembre 1997 et le lendemain, le juge Thiel décide de confier la poursuite des investigations, d'une part, au SRPJ d'Ajaccio, d'autre part, à la section de recherches de la gendarmerie d'Ajaccio.
En effet, la gendarmerie généralement écartée des affaires de terrorisme -même si elle peut être la première à faire les constatations, se voit toujours confier l'enquête lorsqu'elle est elle-même victime d'attentats.
L'enquête suit son cours mais sans grand résultat. C'est alors que, le 6 février 1998, survient l'assassinat du préfet de Corse : l'arme du crime est, dès les premiers instants, identifiée comme appartenant à la gendarmerie. Le juge souhaite dès lors rappeler ses délégations judiciaires afin de faire le point exact des investigations réalisées sur Pietrosella
Il découvre, dans le travail accompli par les enquêteurs, plusieurs lacunes, en particulier l'absence de relevés relatifs aux objets -tenue vestimentaire, documents... et même armes- dérobés à l'occasion de l'attaque du commando.
Or ces investigations avaient été demandées dès la commission des faits. Sans doute peut-on comprendre que dans les circonstances du moment -les locaux administratifs avaient été entièrement détruits- ces différents éléments n'aient pu être réunis. Mais, depuis la commission des faits, cinq mois s'étaient écoulés et rien ne paraissait avoir été fait. Or, comme l'a remarqué l'un des magistrats entendus par votre commission, des effets vestimentaires des gendarmes, des documents militaires auraient pu être utilisés pour établir de faux barrages par exemple.
Le juge Thiel décide alors de retirer sa délégation générale à la section de recherches de la gendarmerie d'Ajaccio -tout en la maintenant au SRPJ-. Soucieux toutefois de « laisser une chance » à la gendarmerie et lui permettre de bâtir les « fondations » , sans quoi il n'est pas d'enquête solide, le juge délivre six commissions rogatoires spécifiques à la section de recherches (notamment une étude exhaustive du trafic téléphonique dans la nuit des faits et dans les jours suivants et précédents, et la recherche de l'identité de l'acheteur d'un minuteur « flashmatic » retrouvé sur le lieu de l'explosion et utilisé comme dispositif de temporisation de la charge explosive).
La gendarmerie s'acquitte avec rigueur et méthode de ce travail d'investigation austère (et aussi ingrat : l'identification des chaussures de l'un des auteurs du commando remplit à elle seule 8 volumes de la procédure judiciaire...) et, au début de l'été 1998, le juge Thiel confie de nouveau à la section de recherches la délégation générale qui lui avait été initialement consentie.
(2) La note déplaisante sur le juge Thiel
Le service des opérations et de l'emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), comprend, au sein du bureau animation-coordination, « BAC » dans le jargon de l'Arme, une section de lutte anti-terroriste.
L'officier responsable de cette section se rend aux différentes réunions organisées par le bureau de liaison Corse, sous l'autorité du directeur général de la police nationale ou par la 14 e section. Le 28 octobre 1998, il assiste à une réunion de coordination sur l'enquête de Pietrosella en présence du juge Thiel, des enquêteurs de la section de recherches et du SRPJ d'Ajaccio. Il en dresse ensuite le compte rendu pour sa hiérarchie.
Cette note constitue un indicateur intéressant du climat entre le juge et les services d'enquête.
D'une part, elle évoque les critiques du juge à l'encontre du SRPJ pour avoir communiqué à la DNAT des procès-verbaux relatifs à l'enquête de Pietrosella dont le service parisien n'était, à cette heure, pas encore saisi.
D'autre part, elle fait état, dans une note en bas de page, de l'« inertie » reprochée au juge par le bureau animation-coordination, relayant sans doute ici les griefs de la section de recherches. Cette observation presque marginale aura sans doute un retentissement non prévu par l'auteur du document.
La fiche en effet est destinée à rester dans les circuits internes de la gendarmerie. Toutefois, par une fâcheuse combinaison de négligence et de malveillance , ce document laissé dans un bureau ouvert de la direction générale est « recueilli » par l'officier de liaison de la direction générale de la police nationale auprès de la DGGN, transmis ensuite à M. Marion qui en fait alors une double photocopie communiquée au juge Thiel et au juge Bruguière .
Le juge apprécie modérément le commentaire porté sur lui par la gendarmerie : « (...) Il n'appartient pas aux militaires de la gendarmerie de faire des rapports sur leur juge (ils sont officiers de police judiciaire et s'ils veulent se plaindre d'une pseudo-inertie, qu'ils aient le courage de le faire devant la personne qui est en mesure d'y remédier) (...), cela leur vaut une engueulade et non pas le dessaisissement qui n'interviendra qu'un mois plus tard ». Telle est la version des faits présentée par un éminent représentant de la magistrature devant votre commission. Cette note aura cependant marqué le juge : d'après un officier de la gendarmerie entendu par votre commission, le juge Thiel reviendra à onze reprises sur ce document lors de l'entretien qu'il aura avec le colonel Mazères à la suite du dessaisissement.
(3) La sanction
Toutefois, les méthodes de la gendarmerie vont de nouveau donner prise aux critiques du juge Thiel.
Lors de la réunion du 28 octobre, le juge Thiel demande à la section de recherches d'Ajaccio de lui soumettre rapidement une liste des objectifs à interpeller fixés au nombre de six.
Fin novembre 1998, la gendarmerie soumet au juge des projets d'interpellations parmi lesquels figurent, sans que la gendarmerie ait pris la peine d'en informer au préalable le juge, deux nouvelles personnes dont les noms ont certes été cités à plusieurs reprises dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac mais qui n'ont aucun rapport avec l'enquête sur la brigade de Pietrosella. L'initiative des gendarmes paraît alors donner quelque crédit au soupçon d'une enquête parallèle conduite par la gendarmerie sur l'assassinat de Claude Erignac . Le juge décide alors, le 28 novembre 1998, de dessaisir la gendarmerie et de confier l'enquête à la DNAT.
La gendarmerie a été véritablement meurtrie par la décision du juge Thiel. Non seulement elle se trouvait dessaisie d'une enquête portant sur un attentat commis contre l'une de ses brigades -attentat particulièrement humiliant au cours duquel des gendarmes avaient été enlevés et une de leurs armes dérobée pour assassiner le préfet Erignac. En outre, les militaires éprouvaient le sentiment d'avoir beaucoup progressé sur ce dossier.
La gendarmerie a cependant joué le jeu : elle transmet l'ensemble de la procédure -soit le coffre entier d'une Renault Nevada, selon un témoin- au juge. Elle communique notamment tous les éléments relatifs aux réseaux de personnes reconstitués dans le cadre d'un logiciel (baptisé « analyse criminelle ») : au coeur du système figure le nom de Ferrandi, l'un des protagonistes essentiels de l'assassinat du préfet Erignac...
Toutefois, le colonel Mazères ne désespère pas de convaincre le juge Thiel de revenir sur sa décision. Il le rencontre à Paris peu de temps après le dessaisissement puis, sans en informer M. Thiel, obtient un rendez-vous avec le juge Bruguière. Ces sollicitations restent sans effet. Il saisit alors le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, ancien directeur général de la gendarmerie. Celui-ci appellera le juge Thiel. En vain.
b) L'aboutissement de deux logiques contradictoires
Comment interpréter ce dessaisissement ?
La note a été présentée par la gendarmerie devant votre commission comme l'élément déterminant du dessaisissement ; elle permet en effet de mettre l'accent sur la susceptibilité d'un juge ombrageux plutôt que sur les méthodes utilisées par la gendarmerie dans son enquête. Le juge Thiel, quant à lui, motive sa décision par l'effet cumulatif des trois « manquements » successifs de la gendarmerie dans la conduite de l'enquête.
A ses yeux, le retrait de la délégation générale dont bénéficiait la gendarmerie, puis les représentations faites après la rédaction de la note avaient valeur d'avertissements. Ces avertissements, les militaires n'ont pas su ou pas voulu les entendre : ils ont ainsi déclaré sous serment devant votre commission n'avoir fait l'objet d'aucun avertissement de la part du juge. Comment expliquer l'ampleur d'un tel malentendu ?
La clef du problème se trouve sans doute dans les logiques différentes dans lesquelles les enquêteurs d'un côté, les juges de l'autre, avaient souhaité inscrire leur action.
Pour les premiers, il s'agit avant tout d'avancer, d'utiliser toutes les informations. Dans cette perspective, les interpellations constituent moins l'aboutissement d'une enquête qu'un moyen de progresser dans les investigations. Le juge, quant à lui, ne cherche pas seulement à mettre la main sur les coupables éventuels, il veut aussi prouver leur culpabilité. Il est obligé ainsi de faire un usage pertinent de la garde à vue car, comme l'a souligné un magistrat évoquant, lors d'une audition, l'interpellation de suspects « si vous ne réussissez pas à les confondre, vous ne pourrez pas reprendre une nouvelle mesure de garde à vue par la suite ».
(1) Une enquête parallèle de la gendarmerie
Au-delà même de ces divergences de méthode, qui ont pu nourrir l'accusation d' « inertie » avancée à l'encontre du juge, la tension a été portée à son paroxysme par l'intervention incontestable de la gendarmerie dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac dont elle n'était pas saisie. L'Arme s'affranchissait du cadre fixé par le juge et mettait en cause directement sa responsabilité éminente dans la conduite de l'enquête.
A l'issue des auditions organisées par votre commission, il paraît désormais assuré que la gendarmerie, dans le cadre de l'enquête sur Pietrosella, a recherché l'identité des assassins du préfet. Le lien entre les deux affaires s'est imposé à la gendarmerie sous l'effet conjugué de trois facteurs. D'une part, les premières constatations, après l'assassinat du préfet Erignac, ont permis d'identifier l'arme du crime comme provenant de la brigade de Pietrosella. Ensuite, la gendarmerie s'est rapidement forgée la conviction que les auteurs de l'attentat contre Pietrosella et les responsables de l'assassinat du préfet se confondaient. Dans cette optique, les progrès sur l'affaire Pietrosella permettraient d'avancer sur une enquête dont le dénouement aurait évidemment -il faut aussi le noter- un tout autre retentissement.
Enfin, l'intervention du préfet Bonnet a incontestablement encouragé la gendarmerie à suivre cette pente : en effet, en demandant au colonel Mazères de faire vérifier par la gendarmerie les noms communiqués par un informateur, il l'impliquait de manière très consciente, dans l'enquête sur l'assassinat du préfet. Du reste, un officier de la direction générale l'a dit sans ambages devant votre commission : « Parallèlement [à la saisine sur Pietrosella] , nous avons collaboré à l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac en collectant tous les éléments susceptibles d'être recueillis sur cette affaire. »
Ainsi à la suite, sans doute, des éléments communiqués par le préfet, Ferrandi a fait l'objet d'une écoute administrative de la part de la gendarmerie. Le recours à une écoute administrative a permis de suivre une personne soupçonnée dans l'assassinat du préfet -personne que la gendarmerie n'aurait pu écouter sur la base d'une autorisation judiciaire- puisqu'elle n'était pas saisie de l'enquête. Il y a là un probable détournement de procédure.
La position de la gendarmerie n'a évidemment pas pu échapper au juge Thiel, en particulier lorsque deux noms sans aucun lien avec l'enquête sur Pietrosella ont été ajoutés à la liste des interpellations soumises pour autorisation au magistrat. Dès lors, le contrat de confiance indispensable entre le juge et les enquêteurs était définitivement rompu.
Le dessaisissement présente cependant un effet paradoxal . La gendarmerie avait levé le voile sur l'identité de la quasi-totalité des assassins du préfet même si, naturellement, ces avancées devaient encore être étayées par des preuves. Or elle se trouve dessaisie au profit de la DNAT, orientée à cette date encore, comme on le verra, sur une toute autre piste.
N'aurait-il pas été préférable de prendre acte des avancées de la gendarmerie et de co-saisir l'Arme de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ? Aussi est-on conduit à s'interroger aussi sur l'organisation de l'enquête par l'autorité judiciaire.
(2) Les responsabilités des juges
Certes la gendarmerie est sortie des limites du cadre judiciaire qui lui avait été fixé. Mais ce cadre même était-il cohérent ? A partir du moment où l'arme du crime se révélait être celle dérobée à Pietrosella, la justice aurait dû prévoir les interférences inéluctables entre les deux affaires.
Soit les voleurs avaient eux-mêmes utilisés les armes dérobées, soit ils les avaient cédées pour que d'autres les utilisent : les investigations conduites dans les deux affaires mettaient en cause un ensemble de personnes solidaires.
La saisine des services d'enquête ne paraît pas obéir à une véritable logique. Après l'assassinat du préfet Erignac, l'enquête aurait pu être concentrée avec celle de Pietrosella au sein d'un même service ; si cependant la gendarmerie devait garder sa compétence sur Pietrosella, il convenait alors d'étendre le champ de ses investigations à l'assassinat du préfet.
Dix mois après l'assassinat du préfet Erignac, le juge Thiel prend enfin conscience de la nécessité de ne pas dissocier les enquêtes et opte pour le service unique . Cette évolution de la position du juge n'est-elle pas la première raison du dessaisissement de la gendarmerie ? L'option est tardive. Est-elle pertinente ? Le choix de la DNAT ne permettra pas, dans un premier temps du moins, de tirer le meilleur parti des avancées de la gendarmerie.
Une association également plus rapide des juges sur l'enquête de Pietrosella aurait favorisé l'échange d'informations et encouragé peut-être une concertation au niveau des services de police judiciaire des deux enquêtes - Pietrosella et préfet Erignac. La position à l'égard de la gendarmerie aurait-elle été différente ? Il est difficile de l'affirmer. Le choix pour les magistrats d'une forme collégiale pouvait du moins conjurer le risque d'une personnalisation trop forte des oppositions et orienter les relations avec l'Arme sur des voies plus sereines. Votre commission ne peut que regretter que ce choix n'ait pas été retenu.