III. UNE ACCUMULATION SINGULIÈRE ET MÊME CONFONDANTE DE DYSFONCTIONNEMENTS DANS LA PÉRIODE RÉCENTE
La commission d'enquête a constaté que des dysfonctionnements majeurs étaient intervenus dans l'engagement de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac : la jonction tardive de certains dossiers qui entretenaient pourtant des liens évidents, la transmission des notes Bonnet qui fournissaient des informations précieuses pour identifier plus rapidement les auteurs de l'assassinat et la priorité trop longtemps accordée à la piste agricole.
La fuite surprenante de l'assassin présumé du représentant de la République en Corse a constitué le point d'orgue de ces dysfonctionnements auxquels la presse a donné un écho tout particulier.
A. LES PÉRIPÉTIES DE L'ENQUÊTE SUR L'ASSASSINAT DU PRÉFET ERIGNAC
L'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac illustre jusqu'à la caricature les dysfonctionnements et la concurrence entre les services chargés de la sécurité en Corse.
1. Une enquête mal engagée par le SRPJ d'Ajaccio
Il semble d'abord que les premières constatations consécutives à l'assassinat du préfet Erignac n'aient pas été conduites avec toute la rigueur nécessaire par le SRPJ d'Ajaccio.
Ces premières constatations ont en effet été effectuées à la lueur des projecteurs. La nuit même, quelques heures après l'assassinat, le trottoir a été lavé à grande eau et le périmètre de sécurité levé. Au journal télévisé de TF1 du samedi 7 février, à 13 heures, un passant brandissait un résidu balistique trouvé sur les lieux de l'assassinat. De nouvelles constatations effectuées le samedi après-midi ont d'ailleurs permis de retrouver de nouveaux résidus.
Un juge d'instruction parisien a indiqué à la commission : « si j'avais été fonctionnaire de police chargé de faire les constatations de l'assassinat d'un préfet de région, j'aurais effectivement maintenu bouclés les lieux jusqu'au jour, car il n'est pas facile de faire de bonnes constatations la nuit ».
Le commissaire Démétrius Dragacci, chef du SRPJ à l'époque, s'est défendu devant la commission d'avoir commis de graves erreurs : « Je vais vous dire comment on a lavé le trottoir. Effectivement, on l'a lavé, mais il faut se mettre dans le contexte. Supporter l'assassinat d'un préfet... On s'est demandé ce que cela donnerait de laisser cette tâche jusqu'au lendemain. Alors qu'a-t-on fait ? On a tamisé le sang et on a fait des prélèvements. Une fois qu'il est tamisé, qu'on le fasse avec les lampes de la sécurité civile et des pompiers pour avoir le jour total dans la rue ou qu'on le fasse à six heures du matin, ça change quoi ?
« Après on vous dit qu'un passant a trouvé un projectile. Un projectile ! Il faut savoir qu'à une heure du matin on avait fait le tour de la question balistique, c'est-à-dire qu'on avait le décompte, on savait combien il y avait eu de coups, on savait qu'une seule arme avait tiré, que tous les éléments exploitables, au sol, étaient de l'arme provenant de la gendarmerie, et on trouve un débris le lendemain - un débris qui a pu être rapporté par quelqu'un hors enceinte....C'est inexploitable, c'est un débris inexploitable... On aurait annoncé le lendemain avoir trouvé une douille, alors là, cela aurait été une faute plus grave, parce qu'une douille laisse des empreintes... ».
Le commissaire Dragacci s'est également défendu d'avoir passé plus de temps dans le bureau du préfet que sur le terrain, évaluant à une vingtaine de minutes la durée de la perquisition effectuée à la préfecture, en présence du directeur de cabinet et d'un stagiaire de l'ENA.
L'enquête, sur le témoignage d'un lycéen, s'est de plus orienté au départ sur une mauvaise piste, mobilisant inutilement le personnel du SRPJ. Trois maghrébins ont été placés en garde à vue le soir même de l'assassinat et retenus pendant trois jours. La mesure a en effet été prolongée deux fois par le parquet de Paris, en dépit de tests négatifs de recherche de résidus de tir et de la solidité apparente des alibis fournis.
Dès le début de l'affaire, le conflit entre M. Marion, le chef de la DNAT, saisie de l'affaire, et M. Dragacci était patent, handicapant manifestement la bonne marche de l'enquête. Les deux hommes étaient en désaccord sur la méthode et le premier, soutenu par le préfet Bonnet, a obtenu le départ du second à la fin avril 1998.
Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils laissé les deux services se déchirer sans réagir pendant trois mois, à un moment où une enquête aussi lourde était en jeu ? Il semble que M. Dragacci avait le soutien de sa hiérarchie et du syndicat des commissaires. Un conseiller ministériel a indiqué à la commission que « le commissaire Dragacci avait une solide image dans la police... il jouissait d'une forte réputation, celle d'un homme de qualité ». Un autre conseiller a confirmé : « Des forces puissantes se sont mobilisées au sein de la police pour s'opposer au départ de M. Dragacci. ... Je peux témoigner du fait qu'il n'a pas été facile de procéder à (sa) mise à l'écart ».
Quoiqu'il en soit, M. Dragacci a été remplacé par M. Frédéric Veaux à la tête du SRPJ le 27 avril 1998. Avant de quitter le service, le 22 avril, il a adressé une lettre à tous ses collaborateurs dénonçant « l'action de quelques sujets qui n'ont jamais cessé de tenter, à des fins strictement personnelles, de déstabiliser notre service » et affirmant sa conviction que « les assassins du préfet Erignac ne pourront être découverts que par vous, par vos méthodes classiques et patientes de police criminelle . »