2. Un bilan décevant en termes de créations d'emplois
•
Le bilan présenté par le ministère de l'emploi le 20
septembre 1999 considère que les accords d'entreprise ont abouti
à la création ou à la préservation de 120.273
emplois, soit 83.826 créations nettes d'emplois, compte tenu des 18.820
emplois relevant du secteur public
63(
*
)
et des 17.627 emplois dont la
suppression aurait été évitée.
Les emplois
promis dans le cadre de la loi du 13 juin 1998 correspondent dans ces
conditions à 0,58 % des effectifs actuels du secteur marchand.
Ces 83.826 créations nettes d'emplois doivent être
comparées au nombre de demandeurs d'emplois qui oscillait entre
2.778.800 et 3.265.500 au mois d'août 1999 selon les catégories
retenues.
On peut rappeler que le taux de chômage au sens du BIT était de
11,3 % au mois d'août, soit 2.943.000 chômeurs, en hausse de
1,2 % par rapport au mois de juillet.
Il est peu de dire que ces quelques millions d'emplois -en imaginant qu'il
s'agit là de créations véritables, c'est-à-dire
sans effet d'aubaine- ne peuvent constituer une réponse satisfaisante au
problème du chômage en France.
•
L'estimation des effets d'aubaine est une question
essentielle
. Le Gouvernement a proposé une estimation des effets
d'aubaine dans son rapport présenté au Parlement
64(
*
)
.
En comparant l'évolution des deux entreprises selon qu'elles ont ou non
signé des accords Robien et Aubry, soit quatre catégories
d'entreprises, les services du ministère de l'emploi font
apparaître un " décrochage entre les deux courbes " qui
représente l'effet net sur l'emploi.
Une évolution symétrique des deux courbes suivie d'un
décrochage durable de l'échantillon d'entreprises ayant mis en
oeuvre la réduction du temps de travail pourrait, sans doute, signifier
que l'effet d'aubaine est négligeable, comme le souligne le
Gouvernement.
Toutefois, votre commission considère, à la lumière de
certaines données fournies par le Gouvernement, que l'affirmation de la
réalité d'une telle observation est pour le moins audacieuse.
Il apparaît en effet que le choix de signer un accord de réduction
du temps de travail est loin d'être sans rapport avec le
" trend " des effectifs dans les établissements. Lorsque l'on
examine l'évolution de l'emploi dans les entreprises ayant signé
un accord Robien ou Aubry par rapport à des entreprises
" comparables " sur la période 1990-1996, c'est-à-dire
avant même le vote de la loi Robien du 11 juin 1996, on observe, selon
les données mêmes du rapport présenté par le
Gouvernement au Parlement
65(
*
)
,
que l'emploi dans les entreprises ayant signé un accord a
augmenté de 7,8 % entre 1990 et 1996, contre 1,4 % pour celles
qui ont signé un accord Aubry, ces chiffres étant à
comparer à une baisse de 2 à 3 % des effectifs pour les
entreprises non signataires.
Il ressort de ce qui précède que les entreprises des
différents échantillons ne sont pas " comparables "
même si elles appartiennent au même secteur et ont la même
taille. D'autres facteurs entrent en effet en jeu
(l'avantage
concurrentiel, les marges bénéficiaires, les processus de
production)
qui font que les accords de réduction du temps de travail
avec aides financières ont souvent renforcé les entreprises qui
avaient déjà un " trend " positif en termes d'emplois.
Dans ces conditions, les emplois créés ne constituent souvent que
des anticipations, ce qui correspond à la véritable
définition de l'effet d'aubaine
.
Il convient à cet égard de mentionner les estimations qu'a pu
rassembler votre rapporteur et qui chiffrent ce fameux effet d'aubaine entre
50 % et la " quasi-totalité ".
Estimation du nombre d'emplois ayant bénéficié d'un effet d'aubaine
|
Estimation |
Gouvernement (1) |
12,5 % |
CJD (2) |
50,0 % |
CCIP (3) |
70,0 % |
Bernard Brunhes (4) |
" quasi-totalité " |
(1) Bilan d'application de la loi du 13 juin 1998,
rapport du ministère de l'emploi : " Les enseignements des
accords sur la réduction du temps de travail " ; septembre
1999.
(2) Audition du rapporteur, voir encadré p. 128.
(3) Audition du rapporteur, voir encadré p. 131.
(4) Audition du rapporteur, voir encadré p. 231.
Ce chiffre de 83.826 créations d'emplois recouvre donc à
l'évidence, même s'il est difficile de les mesurer, des
effets
d'aubaine
et des
effets de substitution
(transformation de CDD en
CDI, d'intérim en emploi définitif, rapatriement
d'activités...). Par ailleurs, il ne permet pas d'estimer l'impact
global des 35 heures sur l'emploi, compte tenu de
projets de
restructuration
dans certaines entreprises et de
disparitions possibles
d'emplois
liées aux coûts et aux rigidités
impliquées par la mise en oeuvre des 35 heures. La prise en compte
de ces " dégâts collatéraux " ne pourrait que
réduire les estimations de créations d'emplois
présentées par le Gouvernement.
Comme le remarquait encore dernièrement un grand quotidien du
soir
66(
*
)
:
" La
mise en place de l'aménagement et de la réduction du temps de
travail (ARTT) commence à être perceptible dans les entreprises et
confirme les premières appréciations portées sur la loi
Aubry :
les 35 heures semblent ne pas créer beaucoup
d'emplois
mais ne devraient pas valoir aux salariés de grands
sacrifices en matière de rémunération "
.
Il apparaît qu'une majorité d'entreprises -plus de 53 % selon
certaines études
67(
*
)
- a
décidé de diminuer ou de supprimer les augmentations
générales de salaires en particulier pour les dirigeants et les
cadres. En contrepartie, la tendance à accroître le poids de la
rémunération individualisée pourrait s'en trouver
renforcée. Les mêmes études estiment que seules 16 %
des entreprises seraient prêtes à créer des emplois
à l'occasion de la mise en oeuvre de l'ARTT tandis que 5 % en
sauvegarderaient et 79 % ne modifieraient pas leurs effectifs.
Les obstacles rencontrés dans l'application des 35 heures
tiendraient à l'incertitude des chefs d'entreprise (70 % des
réponses multiples), à la résistance des syndicats
(55 %), aux craintes des salariés (42 %), à la
difficulté d'impliquer les " opérationnels "
(30 %) et à définir une politique de groupe (30 %) et
à l'indifférence des salariés (13 %). Comme le
souligne l'auteur de l'article :
" d'après ces deux
enquêtes, les 35 heures semblent donc en passe de profiter surtout
aux titulaires d'un emploi, car elles leur apporteront, en principe, une
meilleure qualité de vie.
(Or), ce n'est pas ce qu'en attendait
Martine Aubry
"
68(
*
)
.
Mme Martine Aubry semble avoir pris acte des piètres
résultats en termes d'emplois de la loi du 13 juin 1998 puisqu'elle
a considéré, lors de sa présentation du nouveau projet de
loi à l'Assemblée nationale que
" faire que le temps de
la vie soit un peu plus le temps de la liberté (était) la
première ambition du projet de loi. "
69(
*
)
. On ne pouvait mieux
signifier que l'objectif de l'emploi était désormais second
après l'amélioration des conditions de travail des
salariés en place.