3. Des dysfonctionnements manifestes

Globalement à même de faire face à leur programme, les sociétés d'autoroutes souffrent néanmoins de difficultés croissantes liées au coût grandissant et à la rentabilité incertaine des liaisons à construire.

Mais au lieu d'en améliorer la gestion, l'Etat, qui les contrôle, contribue à accroître leurs difficultés, alors qu'il serait nécessaire de leur restaurer des marges de manoeuvre pour garantir l'achèvement du schéma directeur.

a) Une politique tarifaire longtemps inadaptée

Sur une base 100 en 1970, les tarifs des péages autoroutiers ont atteint 364,8 en 1997, alors que les prix de détail atteignaient l'indice 532,8. Si la politique tarifaire poursuivie dans les années 1970 pouvait se justifier par la volonté de lutter contre l'excessive dérive des prix de l'époque, il n'en était pas de même dans les années 1980.

De 1980 à 1991, les tarifs ont reculé de 13 % en termes réels, à une époque où la croissance du trafic était très dynamique 52( * ) .

Cette politique avait à l'époque été constamment dénoncée par la commission des finances du Sénat. Elle a en effet eu pour conséquence de réduire la capacité d'autofinancement des sociétés d'autoroutes. L'ensemble du secteur serait aujourd'hui nettement moins endetté si une politique tarifaire adaptée avait été poursuivie.

A l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 1989, le rapporteur spécial de la commission des finances pour les crédits des routes, Paul Loridant, écrivait déjà :

" Les prévisions font apparaître que l'endettement actuel de 50 milliards de francs (soit plus de quatre fois le montant des recettes de péages, ce qui est considérable) devrait fortement progresser pour atteindre le montant de 125 milliards de francs à l'horizon de l'an 2000.

Cependant, ces prévisions indiquent aussi que l'évolution financière des sociétés après 2005 devrait s'améliorer de façon extrêmement rapide, permettant ainsi d'envisager favorablement la relance du programme autoroutier. Encore convient-il d'observer que cette prévision d'amélioration prend en compte une évolution des tarifs identique à celle de l'évolution des prix (de l'ordre de 2 % par an), ce qui n'a pas été le cas ces dernières années.

A défaut d'un maintien des tarifs de péage en francs constants, la sortie du rouge des sociétés serait, selon ces prévisions, retardée de cinq ans, soit 2010, en cas d'une actualisation des tarifs, diminuée d'un point, et de beaucoup plus, en l'absence totale de revalorisation des péages
" .

Bien entendu, la commission des finances n'a pas été écoutée du Gouvernement de l'époque, qui a gelé les tarifs en 1988 et 1990, ne les augmentant que de 2,5 % en 1989 (l'inflation étant alors de 3,6 %). La France était à cette époque en pleine croissance économique et les sociétés auraient pu accumuler des réserves pour l'avenir . Le changement de politique tarifaire n'est intervenu, à contre-courant, qu'en 1991, à la veille du ralentissement puis de la récession.

Dans son rapport spécial sur les crédits des routes pour le projet de loi de finances pour 1992, Paul Loridant écrivait à nouveau :

" L'évolution du produit des péages conditionne la capacité d'autofinancement et d'emprunt des sociétés autoroutières.

Cette évolution est entièrement contrôlée par l'Etat, la fixation des tarifs de péage étant réglementée, pour toutes les sociétés concessionnaires, par le décret du 30 décembre 1988.

Or, depuis de nombreuses années, les relèvements effectués sont restés très largement inférieurs au rythme de l'inflation.

Les tarifs ont diminué de 15 % en francs constants depuis 1980.

Votre rapporteur se félicite du réajustement tarifaire mis en place le 1er août 1991 (+ 3 % pour les véhicules légers et + 8 % pour les poids lourds). Ce réajustement intervient après une période de trente mois de blocage des tarifs qui a généré, selon l'Association des sociétés françaises d'autoroutes, un manque à gagner équivalent au financement de 50 kilomètres d'autoroutes nouvelles (...).

Votre rapporteur tient à souligner la nécessité d'une revalorisation régulière des tarifs afin d'assurer le maintien à long terme du niveau des péages en francs constants, qui apparaît comme une condition indispensable au financement d'un programme d'investissement essentiel pour l'avenir des infrastructures de transports
" .

Il reste aujourd'hui à faire le calcul du manque à gagner à la fois financier et en nombre de kilomètres de plus de dix ans d'une politique tarifaire imprévoyante.

b) L'accumulation des prélèvements de toute nature

Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude , dit l'adage juridique. Or l'Etat, qui prétend que les sociétés d'autoroutes n'ont plus aujourd'hui la capacité d'achever leur programme, a fait peser sur elles des prélèvements de plus en plus lourds.

Les remboursements anticipés des avances de l'Etat ont conduit globalement à un prélèvement de 27 milliards de francs entre 1994 et 1996.

Et les prélèvements sur les recettes de péage sont passés de 8 % en 1980 à 23 % aujourd'hui.

Impôts, taxes et prélèvements divers

(dont TVA nette, taxe d'aménagement du territoire,

taxe professionnelle et redevance domaniale)

(en millions de francs)

 

Acoba

APEL

ASF

ESCOTA

SANEF

SAPN

SAPRR

AREA

ATMB

SFTRF

COFI-ROUTE

Total

1985

3

10

153

33

28

20

44

20

14

 
 

325

1986

5

 

146

51

52

24

47

32

17

 
 

374

1987

5

 

141

44

59

15

50

27

18

 

201

560

1988

6

 

160

50

75

31

63

27

20

 

230

662

1989

8

 

224

56

78

31

67

35

27

 

531

1 057

1990

10

 

209

62

103

37

90

31

31

 

1 004

1 577

1991

 
 

613

172

232

73

347

72

37

 

498

2 044

1992

 
 

634

136

318

80

309

88

52

 

766

2 383

1993

 
 

416

121

194

45

242

77

163

5

632

1 895

1994

 
 

707

174

312

61

258

108

64

19

784

2 487

1995

 
 

1 008

289

450

85

486

180

232

31

1 215

3 976*

1996

 
 

1 249

406

715

133

802

252

138

21

n.c

3 716

1997

 
 

1 855

402

722

166

929

329

133

15

n.c

4 551

1998

 
 

1 716

447

792

187

1 015

296

136

20

n.c

4 609

* 1995 : instauration de la taxe d'aménagement du territoire

Dans son rapport public général de 1990, puis dans son rapport public particulier de 1992, comme dans ses rapports de contrôle particuliers non publics (relatifs à ESCOTA et à la SAPN notamment), la Cour des comptes a dénoncé la plupart des prélèvements, considérant qu'ils n'ont aucun lien avec l'exploitation des sections confiées aux concessionnaires 53( * ) . Ainsi les coûts générés par ces prélèvements n'ayant aucun investissement en contrepartie, entraînent une détérioration de la rentabilité des sections exploitées. La Cour visait notamment les fonds de concours à l'Etat ou à des collectivités locales, destinés à financer des tronçons de route ou d'autoroute sur lesquels la société ne perçoit pas de péage, et qu'elle ne peut donc rentabiliser.

Plus grave encore est la situation de deux prélèvements spécifiques : le prélèvement relatif aux charges de fonctionnement de la gendarmerie, et celui relatif aux frais de contrôle des travaux réalisés sur les autoroutes. Ces prélèvements sans aucun lien avec l'exploitation d'un point de vue économique, ont été annulés par le Conseil d'Etat lorsqu'ils avaient la forme de fonds de concours. Le Conseil a en effet considéré que les dépenses ainsi financées relevaient de l'impôt, et ne devaient pas être financées par l'usager des autoroutes.

Les fonds de concours " gendarme " et de " contrôle "

Les dispositions des cahiers des charges des sociétés d'autoroutes prévoyaient que ces dernières contribuent, par voie de fonds de concours, à deux sortes de dépenses :

- d'une part aux dépenses relatives au financement des charges de fonctionnement de la gendarmerie en service sur le réseau autoroutier. Cette dépense a été instaurée par le décret du 12 avril 1991 approuvant des avenants aux conventions de concession des sociétés d'autoroutes ;

- d'autre part, aux dépenses pour les frais de contrôle incombant à l'Etat concernant les travaux réalisés sur les autoroutes. Cette dernière dépense existe depuis la mise en place du système de concession, créé par la loi du 8 avril 1955.

Or, dans un arrêt du 30 octobre 1996, le Conseil d'Etat a annulé les décrets du 7 février 1992 et du 18 septembre 1992 qui approuvaient les dispositions des cahiers des charges des sociétés ASF et SANEF prévoyant la prise en charge par les sociétés concessionnaires d'autoroutes des dépenses de gendarmerie et des frais de contrôle de l'Etat . Dans le premier cas, il a estimé que ces dépenses incombaient par nature à l'Etat et qu'elles étaient en conséquence étrangères à l'exploitation du réseau concédé ; dans le deuxième cas, il a considéré que, si les frais de contrôle du concessionnaire par le concédant constituent des dépenses qui présentent un lien suffisamment étroit avec la concession, leur fixation forfaitaire n'était pas justifiée car elle ne tenait pas compte du coût réel des frais de contrôle .

L'ensemble des sociétés concessionnaires d'autoroutes ont ensuite demandé le remboursement des sommes perçues par l'Etat, soit 3,157 milliards de francs en prenant en compte les intérêts.

Les sommes réellement versées par les sociétés concessionnaires d'autoroutes depuis 1992 s'élèvent à :

Fonds de concours " gendarmes " et frais de contrôle réellement payés par les sociétés concessionnaires d'autoroutes au 30 octobre 1996

 

FONDS DE CONCOURS GENDARMES
(source : FDES et Contrôle d'Etat)

FRAIS DE CONTRÔLE
(source : Sociétés d'autoroutes)

SOCIÉTÉS

1992*

1993

1994

1995

1996
10/12e

1992

1993

1994

ASF

111

136

146

143

133

32

35

42

ESCOTA

53

34

36

35

32

8

7

8

SAPRR

187

111

121

118

114

25

27

29

AREA

46

30

31

31

28

8

8

8

SANEF

135

83

88

86

84

17

24

24

SAPN

28

16

16

16

17

6

8

12

ATMB

7

9

9

10

8

2

2

2

SFTRF

0

0

0

0

0

0

1

3

COFIROUTE

50

61

65

63

56

16

15

18

TOTAL

617

480

512

502

472

114

127

146

TOTAL REELLEMENT DECAISSE


2583


387

TOTAL GENERAL

2970

1992* : inclut la somme due au titre de 1991

L'Etat n'ayant pas répondu aux demandes de recours gracieux des sociétés, deux d'entre elles (ATMB et Cofiroute) ont attaqué ces rejets implicites devant les tribunaux administratifs de Grenoble et de Paris. La société ASF a, quant à elle, demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler un titre de perception de 1997 qu'elle n'avait pas honoré, pour un montant de 158 millions de francs.

Pour faire face aux conséquences budgétaires de cet arrêt, le Gouvernement a mis au point une double riposte :

- une validation législative des titres de perception des fonds de concours, intervenue dans la loi de finances rectificative pour 1998, contre l'avis du Sénat qui l'avait rejetée ;

- l'instauration d'une redevance domaniale en remplacement des fonds de concours par un décret du 31 mai 1997. Cette redevance règle peut-être le problème juridique pour l'avenir (elle a toutefois été elle-même attaquée). Elle ne règle pas le problème de fond.

L'accumulation de ces prélèvements, particulièrement depuis le début des années 90, a provoqué un changement d'orientation sensible dans la politique tarifaire imposée aux sociétés d'autoroutes. Depuis 1992, les tarifs évoluent plus vite que l'inflation. Mais cette politique se révèle tout aussi inadaptée que la sous-tarification des années 80.

En effet, alors que le rapport du Commissariat au plan précité concluait début 1996 que le trafic sur autoroute était insensible au niveau des tarifs de péage, force est de constater, avec un recul un peu plus grand, que tel n'est plus le cas après quelques années d'augmentation supérieure à l'inflation. Cette insensibilité supposée n'était probablement que le reflet de la relative lenteur de l'évolution des tarifs dans les années 80. Il apparaît aujourd'hui que le seuil de 40 centimes du kilomètre constitue une forte dissuasion du trafic. Psychologiquement, les usagers de véhicules légers supportent mal que le poste " péage " soit supérieur au poste " carburant ".

Par conséquent, alors même que la capacité d'autofinancement des sociétés est grevée par l'accroissement des prélèvements, le niveau de leurs recettes commerciales est affecté par les conséquences tarifaires de ces prélèvements.

En outre, ces prélèvements frappent les sociétés de façon aveugle, car ils sont dénués de liens avec leurs résultats. Ils aggravent les difficultés des sociétés qui, telles que la SAPN ou la SFTRF, peinent à achever leur programme.

L'expression la plus achevée de cet effet pervers se manifeste avec la taxe d'aménagement du territoire (TAT, dite taxe " Pasqua ") créée par la loi d'orientation de 1995 pour alimenter le fonds d'investissement des transports terrestres et des voies navigables.

c) Le fonds d'investissement des transports terrestres et des voies navigables, ou le piège de la débudgétisation

Prévu comme un outil de financement de l'aménagement du territoire par ses concepteurs en 1995, le FITTVN a été détourné de ses objectifs, pour ce qui concerne les routes tout au moins.

Le FITTVN est ainsi devenu à la fois le meilleur et le pire des outils de financement des infrastructures.

Le meilleur, il l'est par la taxe sur les ouvrages hydroélectriques concédés, passée à 8 centimes par kilowattheure dans la loi de finances pour 1998 ; et dans le financement des chemins de fer et des voies navigables.

Le pire, il l'est par la taxe de 4 centimes par kilomètre parcouru sur le réseau autoroutier concédé, et le financement des autoroutes d'aménagement du territoire (les trois radiales de désenclavement du massif central : A 75, A 20 et A 77).

FITTVN 1998

(Millions de francs)

Recettes

 

Dépenses

 

Taxe sur les titulaires d'ouvrages hydroélectriques concédés


1 690

Investissement sur le réseau routier national


1 835

Taxe sur les concessionnaires d'autoroutes


2 210

Investissement sur les voies navigables

430

 
 

Subventions d'investissement en matière de transport ferro-viaire et de transport combiné



1 635

Total

3 900

 

3 900

S'agissant du financement des lignes à grande vitesse et des voies navigables, le FITTVN fonctionne de façon rationnelle. Un prélèvement est opéré sur la production d'ouvrages hydroélectriques constituant pour EDF une forme de rente. Il ne s'agit donc pas d'un prélèvement pesant sur des infrastructures de transport.

Par ailleurs, les investigations menées par la commission d'enquête auprès de la direction du budget ont montré que le FITTVN avait apporté des moyens supplémentaires sur le réseau ferroviaire et sur la voie d'eau : TGV-Méditerranée, transport combiné, canal Seine-Nord ; tous projets non auparavant financés par le budget.

En revanche, s'agissant des autoroutes, le FITTVN a un effet désastreux : il prélève des moyens de financement sur le secteur autoroutier concédé, dont la capacité d'autofinancement est ainsi réduite. Et il finance des programmes auparavant financés par le budget de l'Etat : il s'agit d'une débudgétisation se traduisant par une perte sèche de moyens pour le réseau autoroutier.

En outre, à l'effet de la débudgétisation s'ajoute une perte supplémentaire de 400 millions de francs pour le réseau routier, résultant de la différence entre la taxe d'aménagement du territoire et les dépenses sur le réseau national.

Mais il y a plus grave : le financement par le FITTVN de la construction des autoroutes A 75, A 20 et A 77, autoroutes disposant d'un niveau de service équivalent à celui d'autoroutes payantes, accrédite l'idée qu'il peut exister des autoroutes véritables sans péage, ce qui est un leurre dangereux, à l'origine d'un cercle vicieux.

L'Etat impécunieux ne pourra pas entretenir à l'avenir les autoroutes non concédées qu'il construit, tant il est vrai qu'il ne consacre déjà pas les moyens nécessaires à l'entretien et aux réparations du réseau routier national. Leur délabrement à terme est déjà programmé, alors même qu'elles ne sont pas encore en service.

Par conséquent, le Gouvernement sera tenté de faire financer cet entretien par le FITTVN, qui n'a pourtant nullement été conçu dans ce but. Cette tentation est déjà à l'oeuvre, puisque le loi de finances pour 1998 a prévu que 83 millions de francs serviraient à financer les actions de renforcement et de réhabilitation des chaussées.

Or, ces autoroutes de l'Etat étant gratuites, elles seront fréquentées davantage qu'elles ne l'auraient été s'il y était perçu un péage, ce qui occasionnera des coûts d'entretien croissants.

Dans le même temps, le prélèvement opéré sur les autoroutes concédées pour financer les autoroutes gratuites est répercuté en grande partie sur le péage, ce qui occasionne des pertes de trafic et de recettes sur les autoroutes concédées.

En outre, et pour contribuer à ce cercle vicieux, il est probable que les autoroutes gratuites feront partiellement concurrence aux autoroutes payantes.

Les recettes sur autoroutes concédées seront donc altérées alors même que cette ressource devra servir à financer l'entretien de plus en plus coûteux des autoroutes gratuites.

En conclusion, tel qu'il fonctionne pour le financement des autoroutes, le FITTVN est un facteur de pertes de ressources, alors qu'il avait été imaginé pour les accroître. Cette perte de ressources comprend deux degrés :

- au premier degré, la débudgétisation par prélèvement sur le financement des autoroutes concédées ;

- au second degré, ce prélèvement tend à réduire le niveau des recettes commerciales des sociétés d'autoroutes du fait de ses répercussions tarifaires, alors même que les besoins à satisfaire pour l'entretien du réseau non concédé seront grandissants.

Une réforme de la partie autoroutière du FITTVN doit donc être entreprise, ainsi qu'une réflexion sur le financement de l'entretien.

d) Un processus de décision opaque fondé sur des critères non rationnels

Un processus de " non décision "

Le processus de décision aboutissant aux choix effectués en matière de construction autoroutière, régi par la loi d'orientation des transports intérieurs de 1982, est complètement irrationnel, à la fois dans sa procédure et dans ses fondements.

Le schéma directeur routier national, instruit par les services du ministère de l'équipement, est décidé par décret. Il est révisé relativement fréquemment, mais irrégulièrement. Les derniers schémas datent de 1986, 1988 et 1992.

Il s'agit d'un document d'orientation dit de " planification à long terme ", et non de programmation. Il n'a aucun caractère prescriptif, et ne comporte a fortiori ni échéancier (que ce soit pour la procédure de déclaration d'utilité publique ou pour les travaux), ni moyens de financement.

Il est toujours donné au schéma directeur une publicité spectaculaire. Celle-ci accompagne aussi les adjonctions de sections décidées par les comités interministériels d'aménagement du territoire successifs. Le schéma directeur fonctionne ainsi comme un guichet de demande, où les élus peuvent faire " décider " par le Gouvernement des liaisons autoroutières. Ces décisions ne sont en réalité accompagnées d'aucun moyen de les réaliser.

Après cette prise de décision spectaculaire, les collectivités concernées peuvent penser que l'autoroute à réaliser viendra prochainement. Or, il n'en est généralement rien.

Le tableau suivant démontre le caractère aléatoire du lien entre la date d'inscription d'un projet au schéma directeur et sa réalisation effective. La vie économique de régions entières peut être perturbée par la perspective de la mise en chantier d'une autoroute, sans savoir quand, ni même si, cette mise en chantier interviendra. Des entreprises s'installent en misant sur l'autoroute. Au contraire, des habitants s'inquiètent. Mais l'absence totale d'échéancier empêche d'adopter une attitude rationnelle, et peut scléroser la région au lieu de la dynamiser.

TABLEAU DES MISES EN CHANTIER DE 1992 À 1997

Années

Autoroutes

Sections

Longueur en km

Dates d'inscription aux SDRN

1992

A5

Raccordements à la Francilienne

20

 
 

A14

Orgeval-La Défense

16

 
 

A16

L'Isle Adam-Amiens

105

14.02.86

 

A19

Bretelle de Sens

10

18.03.88

 

A29

Le Havre - Yvetot

56

18.03.88

 

A83

Montaigu-Sainte Hermine

53

18.03.88

 

A64

Toulouse-Muret

15

 
 

A64

Bretelle de Peyrehorade

7

 
 
 

TOTAL

282

 

1993

A40

Doublement du tunnel de Chamoise et du viaduc de Nantua

 
 
 

A54

Saint-Martin de Crau-Salon

25

18.03.88

 

A64

Pinas-Martres

55

18.08.88

 
 

Bretelles de Tancarville

14

18.03.88

 

A85

Angers-Langeais

76

01.04.92

 
 

TOTAL

170

 

1994

A16

Amiens-Boulogne

116

18.03.88

 

A39

Poligny-Bourg

69

14.02.86

 

A43

Aiton-Ste-Marie de Cuines

31

01.04.92

 

A83

Sainte-Hermine-Oulmes

39

18.03.88

 

A51

Grenoble-Vif

15

18.03.88

 

A719

Antenne de Gannat

9

18.03.88

 

A837

Saintes-Rochefort

37

18.03.88

 
 

TOTAL

316

 

1995

A13

Bretelle de Louviers

7

 
 

A19

Sens-Courtenay

25

18.03.88

 

A20

Montauban-Cahors Sud

40

18.03.88

 

A20

Brive-Souillac

21

18.03.88

 

A39

Choisey-Poligny

35

14.02.86

 

A43

Sainte-Marie de Cuines-St Michel

20

01.04.92

 

A68

Bretelle de Verfeil

9

 
 

A77

Dordives-Montargis

27

18.03.88

 

A77

Montargis-Cosne sur Loire

66

01.04.92

 

A404

Antenne d'Oyonnax

13

 
 
 

TOTAL

263

 

1996

A28

Alençon-Le Mans-Tours

134

18.03.88

 

A29

Yvetot-Neufchâtel

30

18.03.88

 

A43

Saint-Michel-Le Freney

14

18.03.88

 

A51

Sisteron-La Saulce

30

18.03.88

 

A66

Toulouse-Pamiers

40

01.04.92

 

A131

Pont de Normandie-A13

16

01.04.92

 

A710

Antenne de Lussat

7

 
 
 

TOTAL

271

 

1997

A20

Cahors Sud-Cahors Nord

23

18.03.88

 

A20

Souillac-Cahors Nord

46

18.03.88

 

A29

Bretelle de Dieppe

12

01.04.92

 

A41

Saint-Julien-Annecy

17

18.03.88

 

A86

Section ouest

14

 
 

A89

Arveyres-Coutras

25

01.04.92

 

A89

Coutras-Montpon Est

34

01.04.92

 

A89

Ussel Ouest-Laqueuille

40

18.03.88

 
 

TOTAL

211

 

Car, à supposer que la déclaration d'utilité publique ait ensuite été prise, la véritable instance de décision est le conseil de direction du comité des investissements à caractère économique et social (CIES). Cette autorité administrative, présidée par le ministre chargé de l'économie, dont le secrétariat est assuré par la direction du Trésor, et qui rassemble les administrations concernées, se réunit deux fois par an (au printemps et à l'automne). Le conseil de direction du CIES prend les décisions de lancement des nouvelles infrastructures, et autorise les entreprises publiques à contracter des emprunts pour les financer.

Peu connue des élus, cette autorité travaille en toute discrétion. Il n'est donné aucune publicité à ce qui s'y prépare, ni même à ce qui a été décidé. La direction du Trésor y dispose d'un pouvoir déterminant.

Or, ultime maillon de la chaîne de décision, c'est bien cette autorité qui donne -ou ne donne pas- un contenu concret au schéma directeur. Lors du dernier conseil de direction du CIES, c'est la direction du Trésor qui s'est opposée à la réalisation de la section Rouen-Alençon de l'autoroute A28 en raison des difficultés excessives de la SAPN, concessionnaire pressenti.

Des fondements contestables

Si le processus décisionnel des choix autoroutiers est très contestable, il en est de même des fondements de ces décisions.

Les critères de choix ne sont ni objectifs, ni impartiaux. Des calculs de rentabilité financière, ou économique et sociale sont réalisés mais ils ne déterminent pas nécessairement les choix.

La durée des concessions est calculée de façon sommaire, et ne correspond pas à la durée de vie des équipements autoroutiers, généralement d'au moins 50 ans. Il en résulte que les sociétés autorisées à emprunter et à construire ont des charges d'amortissement généralement très supérieures à ce que leurs comptes peuvent absorber chaque année. Cette situation les mettrait en faillite comptable rapidement si le conseil national de la comptabilité ne les avait autorisées à constituer des charges différées, qui sont épongées à l'achèvement de la concession.

La direction du Trésor critique très fortement cette pratique qui nuit à la sincérité des comptes des sociétés, et aussi à une juste analyse de la rentabilité des sections construites. Pour autant, elle s'accommode de cette situation : elle n'exige pas que la durée des concessions soit calculée pour éviter ce phénomène et surtout, elle fait émettre les obligations de la caisse nationale des autoroutes au profit des sociétés d'économie mixte sur une durée de 15 ans, très inférieure à la durée de vie des autoroutes alors qu'il serait de son ressort de développer des outils d'endettement adaptés, cohérents avec la durée de vie réelle des équipements autoroutiers.

En outre, des considérations n'ayant rien à voir avec la logique de l'amortissement entrent en ligne de compte dans la durée de concession. Ainsi, la création de la taxe d'aménagement du territoire en 1995 a été intégralement compensée par un allongement des durées 54( * ) , et son doublement en 1997 l'a été à hauteur de 12 % (88 % dans les tarifs de péage). Il s'agit d'une aberration comptable et financière.

Par ailleurs, pour des raisons qui échappent à la commission d'enquête, l'Etat traite différemment les SEM qu'il possède de la société Cofiroute. La durée des concessions de cette dernière est calculée afin de garantir à ses actionnaires la rentabilité de leurs fonds propres. A l'inverse, celle des SEM est calculée au plus juste, quitte à les plonger dans des difficultés financières. En outre, l'Etat n'a doté les SEM de quasiment aucun fonds propres.

L'Etat ne fait donc pas son possible pour restaurer des marges de manoeuvre au système autoroutier.

Les mésaventures de l'Autoroute A28, ou la péréquation Province-Paris à rebours

Les déboires de la section Rouen-Alençon sont un concentré illustrant l'ensemble des dysfonctionnements de la gestion de notre système autoroutier, qui peut aboutir, contrairement à ses objectifs, à une péréquation inversée entre la province et l'Ile-de-France.

Est d'abord incriminée l'absence d'échéancier de décision. Ainsi, l'autoroute A28 a été inscrite au schéma directeur de 1988. Tout commence par aller très vite sur le plan formel, mais rien ne suit sur le plan réel.

La concession de l'A28 Rouen-Alençon a été attribuée à la SAPN plusieurs années avant la définition précise du projet et sa déclaration d'utilité publique. A cette époque, d'une part, la situation financière de la société au moment où la concession devait être régularisée ne pouvait pas être connue, d'autre part, la coût de cette autoroute n'était pas évalué.

La SAPN a été " pressentie " comme concessionnaire de cette section par lettre du ministre de l'équipement du 12 avril 1988. Une convention de concession, parue le 12 avril 1991, a ensuite attribué à cette société la concession de l'autoroute, mais seulement sur son principe puisque le projet n'était pas réellement défini ; ceci signifie que l'A28 figurait sous la forme d'une simple mention dans la concession, sans que les paramètres, notamment financiers, de sa réalisation aient été évalués.

La déclaration d'utilité publique de l'autoroute est intervenue par décret du 5 décembre 1994, soit six ans après la date à laquelle la SAPN avait été pressentie et trois ans après la concession de principe. Le coût de cette section de 125 km était alors évalué à 4.280 millions de francs (aux conditions économiques de 1994).

A la suite d'échanges épistolaires intervenus avec la Commission européenne en 1996 et 1997, le Gouvernement français s'est engagé à intégrer avant le 31 décembre 1997 par avenants aux conventions de concession les conditions techniques et financières de réalisation des sections d'autoroutes dont la concession avait été attribuée sur le principe après le 22 juillet 1990, date d'entrée en vigueur de la directive " travaux ", sans publicité préalable, sur le fondement d'un " pressentiment " antérieur de la société et de sa participation active à la mise au point du projet 55( * ) . Parmi les concessions à régulariser figurait la section Rouen-Alençon.

C'est ensuite qu'intervient un second défaut du système de décision : le mauvais suivi financier des sociétés et l'absence de maîtrise du coût des travaux. Ce n'est en effet qu'au cours de l'année 1997 que la capacité financière de la SAPN à assumer le projet A28 a été examinée dans cette optique , d'une part en fonction du nouveau coût estimé de ce projet, qui s'est accru par rapport au coût figurant dans la DUP compte tenu de nouvelles contraintes de réalisation, d'autre part en fonction de nouveaux éléments qui ont gravement dégradé la situation de la société.

Le résultat de cette étude montre que la situation financière de la société et de sa société mère, la SANEF, ne permettait pas cette régularisation.

En effet, entre le moment où la SAPN a été pressentie comme concessionnaire de l'A28 et où cette concession lui a été attribuée sur le principe et l'année 1997 où cette concession devait être régularisée dans ses paramètres financiers, notamment par un allongement de concession, la situation financière de la SAPN s'est modifiée de façon très significative, en raison de trois facteurs :

D'abord, les prévisions de hausse soutenue du trafic sur l'autoroute A13, qui représente la quasi-totalité des ressources de la SAPN, ont dû être revues, compte tenu d'une tendance générale de ralentissement constatée à partir de 1995. En 1996, et contre toute attente, le trafic a diminué sur l'A13.

Ensuite, la SAPN a mis en service, en novembre 1996, l'autoroute A14, concédée en 1987, et dont le coût, compte tenu des aménagements successifs apportés au projet, est passé d'une estimation de départ de 1,6 milliard de francs en valeur 1995, au coût final de 4,6 milliards de francs. Par ailleurs, et dans le contexte général rappelé plus haut, les prévisions de trafic sur l'autoroute ont dû être revues dans une perspective plus prudente, malgré de bons résultats depuis la mise en service.

Enfin, la SAPN a mis en service, en mai 1996, la section de 56 km Le Havre-Yvetot de l'autoroute A29 et mettra en service fin 1998 la section de 30 km Yvetot-Neufchâtel, pour un coût total de près de 6 milliards de francs 1995. De plus, le trafic à l'ouverture de la section Le Havre-Yvetot s'est révélé moindre que prévu. Par ailleurs, la SAPN va mettre en service la section de 16 km Pont de Normandie-A13 de l'A29 en juillet 1998, pour un coût final estimé à 733 millions de francs.

Enfin, le dernier défaut est l'excessif morcellement des SEMCA, qui ne peuvent s'aider entre elles .

La situation financière de la SAPN était donc fortement dégradée lorsqu'a été examinée au fond la confirmation de la concession de l'A28. Cette situation aurait éventuellement pu être améliorée si la société mère du groupe, la SANEF, avait pu aider sa filiale dans d'importantes proportions. Mais la SANEF subit elle-même sur son réseau les conséquences du ralentissement général des progressions de trafic, ce qui rend sa situation financière équilibrée mais tendue. Par ailleurs, il n'existe aucun mécanisme de solidarité financière avec les autres pôles : ASF - ESCOTAet PAPRR - AREA.

L'examen de la situation financière actuelle, c'est-à-dire sans l'A28, des deux sociétés fait ainsi apparaître un déséquilibre de la concession de la SAPN. Compte tenu de son passif prévu, de l'ordre de 3 milliards de francs, que la société mère SANEF devra prendre en charge, cette dernière voit son propre équilibre financier menacé.

Si l'on voulait alors également assurer la prise en charge de l'A28 par la SAPN, il faudrait envisager, outre un allongement de l'ordre de 12 à 14 ans de la concession de la SAPN pour l'ensemble des autoroutes qui lui sont concédées un apport total de financement de plus de 5 milliards de la part de la SANEF. Or, cette dernière ne dispose pas de cette capacité financière.

Pour que la SANEF puisse soutenir sa filiale dans ces proportions, il serait nécessaire d'allonger sa propre concession d'une durée de l'ordre de cinq ans.

Dans ces conditions, il est apparu impossible de confirmer la concession de l'A28 à la SAPN. On a ainsi assisté à une sorte de péréquation inversée, le coût d'une autoroute francilienne empêchant la construction d'une autoroute provinciale.

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