3. Des dysfonctionnements manifestes
Globalement à même de faire face à leur
programme, les sociétés d'autoroutes souffrent néanmoins
de difficultés croissantes liées au coût grandissant et
à la rentabilité incertaine des liaisons à construire.
Mais au lieu d'en améliorer la gestion, l'Etat, qui les contrôle,
contribue à accroître leurs difficultés, alors qu'il serait
nécessaire de leur restaurer des marges de manoeuvre pour garantir
l'achèvement du schéma directeur.
a) Une politique tarifaire longtemps inadaptée
Sur une
base 100 en 1970, les tarifs des péages autoroutiers ont atteint 364,8
en 1997, alors que les prix de détail atteignaient l'indice 532,8. Si la
politique tarifaire poursuivie dans les années 1970 pouvait se
justifier par la volonté de lutter contre l'excessive dérive des
prix de l'époque, il n'en était pas de même dans les
années 1980.
De 1980 à 1991, les tarifs ont reculé de 13 % en termes
réels, à une époque où la croissance du trafic
était très dynamique
52(
*
)
.
Cette politique avait à l'époque été constamment
dénoncée par la commission des finances du Sénat. Elle a
en effet eu pour conséquence de réduire la capacité
d'autofinancement des sociétés d'autoroutes.
L'ensemble du
secteur serait aujourd'hui nettement moins endetté si une politique
tarifaire adaptée avait été poursuivie.
A l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 1989, le rapporteur
spécial de la commission des finances pour les crédits des
routes, Paul Loridant, écrivait déjà :
"
Les prévisions font apparaître que l'endettement actuel
de 50 milliards de francs (soit plus de quatre fois le montant des
recettes de péages, ce qui est considérable) devrait fortement
progresser pour atteindre le montant de 125 milliards de francs à
l'horizon de l'an 2000.
Cependant, ces prévisions indiquent aussi que l'évolution
financière des sociétés après 2005 devrait
s'améliorer de façon extrêmement rapide, permettant ainsi
d'envisager favorablement la relance du programme autoroutier. Encore
convient-il d'observer que cette prévision d'amélioration prend
en compte une évolution des tarifs identique à celle de
l'évolution des prix (de l'ordre de 2 % par an), ce qui n'a pas
été le cas ces dernières années.
A défaut d'un maintien des tarifs de péage en francs constants,
la sortie du rouge des sociétés serait, selon ces
prévisions, retardée de cinq ans, soit 2010, en cas d'une
actualisation des tarifs, diminuée d'un point, et de beaucoup plus, en
l'absence totale de revalorisation des péages
"
.
Bien entendu, la commission des finances n'a pas été
écoutée du Gouvernement de l'époque, qui a gelé les
tarifs en 1988 et 1990, ne les augmentant que de 2,5 % en 1989
(l'inflation étant alors de 3,6 %).
La France était
à cette époque en pleine croissance économique et les
sociétés auraient pu accumuler des réserves pour
l'avenir
. Le changement de politique tarifaire n'est intervenu, à
contre-courant, qu'en 1991, à la veille du ralentissement puis de la
récession.
Dans son rapport spécial sur les crédits des routes pour le
projet de loi de finances pour 1992, Paul Loridant écrivait à
nouveau :
"
L'évolution du produit des péages conditionne la
capacité d'autofinancement et d'emprunt des sociétés
autoroutières.
Cette évolution est entièrement contrôlée par
l'Etat, la fixation des tarifs de péage étant
réglementée, pour toutes les sociétés
concessionnaires, par le décret du 30 décembre 1988.
Or, depuis de nombreuses années, les relèvements effectués
sont restés très largement inférieurs au rythme de
l'inflation.
Les tarifs ont diminué de 15 % en francs constants depuis 1980.
Votre rapporteur se félicite du réajustement tarifaire mis en
place le 1er août 1991 (+ 3 % pour les véhicules légers et
+ 8 % pour les poids lourds).
Ce réajustement intervient
après une période de trente mois de blocage des tarifs qui a
généré,
selon l'Association des sociétés
françaises d'autoroutes, un
manque à gagner équivalent
au financement de 50 kilomètres d'autoroutes nouvelles
(...).
Votre rapporteur tient à souligner la nécessité d'une
revalorisation régulière des tarifs afin d'assurer le maintien
à long terme du niveau des péages en francs constants, qui
apparaît comme une condition indispensable au financement d'un programme
d'investissement essentiel pour l'avenir des infrastructures de
transports
"
.
Il reste aujourd'hui à faire le calcul du manque à gagner
à la fois financier et en nombre de kilomètres de plus de dix ans
d'une politique tarifaire imprévoyante.
b) L'accumulation des prélèvements de toute nature
Nul
ne peut se prévaloir de sa propre turpitude
, dit l'adage juridique.
Or l'Etat, qui prétend que les sociétés d'autoroutes n'ont
plus aujourd'hui la capacité d'achever leur programme, a fait peser sur
elles des prélèvements de plus en plus lourds.
Les remboursements anticipés des avances de l'Etat ont conduit
globalement à un prélèvement de 27 milliards de francs
entre 1994 et 1996.
Et les prélèvements sur les recettes de péage sont
passés de 8 % en 1980 à 23 % aujourd'hui.
Impôts, taxes et prélèvements divers
(dont TVA nette, taxe d'aménagement du territoire,
taxe professionnelle et redevance domaniale)
(en millions de francs)
|
Acoba |
APEL |
ASF |
ESCOTA |
SANEF |
SAPN |
SAPRR |
AREA |
ATMB |
SFTRF |
COFI-ROUTE |
Total |
1985 |
3 |
10 |
153 |
33 |
28 |
20 |
44 |
20 |
14 |
|
|
325 |
1986 |
5 |
|
146 |
51 |
52 |
24 |
47 |
32 |
17 |
|
|
374 |
1987 |
5 |
|
141 |
44 |
59 |
15 |
50 |
27 |
18 |
|
201 |
560 |
1988 |
6 |
|
160 |
50 |
75 |
31 |
63 |
27 |
20 |
|
230 |
662 |
1989 |
8 |
|
224 |
56 |
78 |
31 |
67 |
35 |
27 |
|
531 |
1 057 |
1990 |
10 |
|
209 |
62 |
103 |
37 |
90 |
31 |
31 |
|
1 004 |
1 577 |
1991 |
|
|
613 |
172 |
232 |
73 |
347 |
72 |
37 |
|
498 |
2 044 |
1992 |
|
|
634 |
136 |
318 |
80 |
309 |
88 |
52 |
|
766 |
2 383 |
1993 |
|
|
416 |
121 |
194 |
45 |
242 |
77 |
163 |
5 |
632 |
1 895 |
1994 |
|
|
707 |
174 |
312 |
61 |
258 |
108 |
64 |
19 |
784 |
2 487 |
1995 |
|
|
1 008 |
289 |
450 |
85 |
486 |
180 |
232 |
31 |
1 215 |
3 976* |
1996 |
|
|
1 249 |
406 |
715 |
133 |
802 |
252 |
138 |
21 |
n.c |
3 716 |
1997 |
|
|
1 855 |
402 |
722 |
166 |
929 |
329 |
133 |
15 |
n.c |
4 551 |
1998 |
|
|
1 716 |
447 |
792 |
187 |
1 015 |
296 |
136 |
20 |
n.c |
4 609 |
*
1995 : instauration de la taxe d'aménagement du territoire
Dans son rapport public général de 1990, puis dans son rapport
public particulier de 1992, comme dans ses rapports de contrôle
particuliers non publics (relatifs à ESCOTA et à la SAPN
notamment),
la Cour des comptes a dénoncé la plupart des
prélèvements, considérant qu'ils n'ont aucun lien avec
l'exploitation des sections confiées aux concessionnaires
53(
*
)
. Ainsi les coûts
générés par ces prélèvements n'ayant aucun
investissement en contrepartie, entraînent une
détérioration de la rentabilité des sections
exploitées. La Cour visait notamment les fonds de concours à
l'Etat ou à des collectivités locales, destinés à
financer des tronçons de route ou d'autoroute sur lesquels la
société ne perçoit pas de péage, et qu'elle ne peut
donc rentabiliser.
Plus grave encore est la situation de deux prélèvements
spécifiques : le prélèvement relatif aux charges de
fonctionnement de la gendarmerie, et celui relatif aux frais de contrôle
des travaux réalisés sur les autoroutes. Ces
prélèvements sans aucun lien avec l'exploitation d'un point de
vue économique, ont été annulés par le Conseil
d'Etat lorsqu'ils avaient la forme de fonds de concours.
Le Conseil a en
effet considéré que les dépenses ainsi financées
relevaient de l'impôt, et ne devaient pas être financées par
l'usager des autoroutes.
Les fonds de concours " gendarme " et de " contrôle "
Les
dispositions des cahiers des charges des sociétés d'autoroutes
prévoyaient que ces dernières contribuent, par voie de fonds de
concours, à deux sortes de dépenses :
- d'une part aux dépenses relatives au financement des charges de
fonctionnement de la gendarmerie en service sur le réseau autoroutier.
Cette dépense a été instaurée par le décret
du 12 avril 1991 approuvant des avenants aux conventions de concession des
sociétés d'autoroutes ;
- d'autre part, aux dépenses pour les frais de contrôle incombant
à l'Etat concernant les travaux réalisés sur les
autoroutes. Cette dernière dépense existe depuis la mise en place
du système de concession, créé par la loi du 8 avril
1955.
Or, dans un arrêt du 30 octobre 1996, le Conseil d'Etat a annulé
les décrets du 7 février 1992 et du 18 septembre 1992 qui
approuvaient les dispositions des cahiers des charges des
sociétés ASF et SANEF prévoyant la prise en charge par les
sociétés concessionnaires d'autoroutes des dépenses de
gendarmerie et des frais de contrôle de l'Etat
. Dans le premier cas,
il a estimé que ces dépenses incombaient par nature à
l'Etat et qu'elles étaient en conséquence
étrangères à l'exploitation du réseau
concédé ; dans le deuxième cas, il a
considéré que, si les frais de contrôle du concessionnaire
par le concédant constituent des dépenses qui présentent
un lien suffisamment étroit avec la concession, leur fixation
forfaitaire n'était pas justifiée car elle ne tenait pas compte
du coût réel des frais de contrôle
.
L'ensemble des sociétés concessionnaires d'autoroutes ont ensuite
demandé le remboursement des sommes perçues par l'Etat, soit
3,157 milliards de francs en prenant en compte les intérêts.
Les sommes réellement versées par les sociétés
concessionnaires d'autoroutes depuis 1992 s'élèvent à :
Fonds
de concours " gendarmes " et frais de contrôle
réellement payés par les sociétés concessionnaires
d'autoroutes au 30 octobre 1996
|
FONDS
DE CONCOURS GENDARMES
|
FRAIS
DE CONTRÔLE
|
||||||
SOCIÉTÉS |
1992* |
1993 |
1994 |
1995 |
1996
|
1992 |
1993 |
1994 |
ASF |
111 |
136 |
146 |
143 |
133 |
32 |
35 |
42 |
ESCOTA |
53 |
34 |
36 |
35 |
32 |
8 |
7 |
8 |
SAPRR |
187 |
111 |
121 |
118 |
114 |
25 |
27 |
29 |
AREA |
46 |
30 |
31 |
31 |
28 |
8 |
8 |
8 |
SANEF |
135 |
83 |
88 |
86 |
84 |
17 |
24 |
24 |
SAPN |
28 |
16 |
16 |
16 |
17 |
6 |
8 |
12 |
ATMB |
7 |
9 |
9 |
10 |
8 |
2 |
2 |
2 |
SFTRF |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
1 |
3 |
COFIROUTE |
50 |
61 |
65 |
63 |
56 |
16 |
15 |
18 |
TOTAL |
617 |
480 |
512 |
502 |
472 |
114 |
127 |
146 |
TOTAL REELLEMENT DECAISSE |
|
|
||||||
TOTAL GENERAL |
2970 |
1992*
: inclut la somme due au titre de 1991
L'Etat n'ayant pas répondu aux demandes de recours gracieux des
sociétés, deux d'entre elles (ATMB et Cofiroute) ont
attaqué ces rejets implicites devant les tribunaux administratifs de
Grenoble et de Paris. La société ASF a, quant à elle,
demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler un titre de
perception de 1997 qu'elle n'avait pas honoré, pour un montant de
158 millions de francs.
Pour faire face aux conséquences budgétaires de cet arrêt,
le Gouvernement a mis au point une double riposte :
- une validation législative des titres de perception des fonds de
concours, intervenue dans la loi de finances rectificative pour 1998,
contre
l'avis du Sénat qui l'avait rejetée
;
- l'instauration d'une redevance domaniale en remplacement des fonds de
concours par un décret du 31 mai 1997. Cette redevance règle
peut-être le problème juridique pour l'avenir (elle a toutefois
été elle-même attaquée). Elle ne règle pas le
problème de fond.
L'accumulation de ces prélèvements, particulièrement
depuis le début des années 90, a provoqué un changement
d'orientation sensible dans la politique tarifaire imposée aux
sociétés d'autoroutes. Depuis 1992, les tarifs évoluent
plus vite que l'inflation. Mais cette politique se révèle tout
aussi inadaptée que la sous-tarification des années 80.
En effet, alors que le rapport du Commissariat au plan précité
concluait début 1996 que le trafic sur autoroute était insensible
au niveau des tarifs de péage, force est de constater, avec un recul un
peu plus grand, que tel n'est plus le cas après quelques années
d'augmentation supérieure à l'inflation. Cette
insensibilité supposée n'était probablement que le reflet
de la relative lenteur de l'évolution des tarifs dans les années
80. Il apparaît aujourd'hui que le seuil de 40 centimes du
kilomètre constitue une forte dissuasion du trafic. Psychologiquement,
les usagers de véhicules légers supportent mal que le poste
"
péage "
soit supérieur au poste
" carburant ".
Par
conséquent, alors même que la capacité d'autofinancement
des sociétés est grevée par l'accroissement des
prélèvements, le niveau de leurs recettes commerciales est
affecté par les conséquences tarifaires de ces
prélèvements.
En outre, ces prélèvements frappent les sociétés de
façon aveugle, car ils sont dénués de liens avec leurs
résultats. Ils aggravent les difficultés des
sociétés qui, telles que la SAPN ou la SFTRF, peinent à
achever leur programme.
L'expression la plus achevée de cet effet pervers se manifeste avec la
taxe d'aménagement du territoire (TAT, dite taxe
"
Pasqua ") créée par la loi d'orientation de
1995 pour alimenter le fonds d'investissement des transports terrestres et des
voies navigables.
c) Le fonds d'investissement des transports terrestres et des voies navigables, ou le piège de la débudgétisation
Prévu comme un outil de financement de
l'aménagement du territoire par ses concepteurs en 1995, le FITTVN a
été détourné de ses objectifs, pour ce qui concerne
les routes tout au moins.
Le FITTVN est ainsi devenu à la fois le meilleur et le pire des outils
de financement des infrastructures.
Le meilleur, il l'est par la taxe sur les ouvrages hydroélectriques
concédés, passée à 8 centimes par kilowattheure
dans la loi de finances pour 1998 ; et dans le financement des chemins de fer
et des voies navigables.
Le pire, il l'est par la taxe de 4 centimes par kilomètre parcouru sur
le réseau autoroutier concédé, et le financement des
autoroutes d'aménagement du territoire (les trois radiales de
désenclavement du massif central : A 75, A 20 et A 77).
FITTVN 1998
(Millions de francs)
Recettes |
|
Dépenses |
|
Taxe sur les titulaires d'ouvrages hydroélectriques concédés |
|
Investissement sur le réseau routier national |
|
Taxe sur les concessionnaires d'autoroutes |
|
Investissement sur les voies navigables |
430 |
|
|
Subventions d'investissement en matière de transport ferro-viaire et de transport combiné |
|
Total |
3 900 |
|
3 900 |
S'agissant du financement des lignes à grande vitesse
et des
voies navigables, le FITTVN fonctionne de façon rationnelle. Un
prélèvement est opéré sur la production d'ouvrages
hydroélectriques constituant pour EDF une forme de rente. Il ne s'agit
donc pas d'un prélèvement pesant sur des infrastructures de
transport.
Par ailleurs, les investigations menées par la commission
d'enquête auprès de la direction du budget ont montré que
le FITTVN avait apporté des moyens supplémentaires sur le
réseau ferroviaire et sur la voie d'eau :
TGV-Méditerranée, transport combiné, canal Seine-Nord ;
tous projets non auparavant financés par le budget.
En revanche, s'agissant des autoroutes, le FITTVN a un effet
désastreux
: il prélève des moyens de financement sur
le secteur autoroutier concédé, dont la capacité
d'autofinancement est ainsi réduite. Et il finance des programmes
auparavant financés par le budget de l'Etat : il s'agit d'une
débudgétisation se traduisant par une perte sèche de
moyens pour le réseau autoroutier.
En outre, à l'effet de la débudgétisation s'ajoute une
perte supplémentaire de 400 millions de francs pour le
réseau routier, résultant de la différence entre la taxe
d'aménagement du territoire et les dépenses sur le réseau
national.
Mais il y a plus grave : le financement par le FITTVN de la construction des
autoroutes A 75, A 20 et A 77, autoroutes disposant d'un niveau de service
équivalent à celui d'autoroutes payantes, accrédite
l'idée qu'il peut exister des autoroutes véritables sans
péage, ce qui est un leurre dangereux, à l'origine d'un cercle
vicieux.
L'Etat impécunieux ne pourra pas entretenir à l'avenir les
autoroutes non concédées qu'il construit, tant il est vrai qu'il
ne consacre déjà pas les moyens nécessaires à
l'entretien et aux réparations du réseau routier national. Leur
délabrement à terme est déjà programmé,
alors même qu'elles ne sont pas encore en service.
Par
conséquent, le Gouvernement sera tenté de faire financer cet
entretien par le FITTVN, qui n'a pourtant nullement été
conçu dans ce but. Cette tentation est déjà à
l'oeuvre, puisque le loi de finances pour 1998 a prévu que 83 millions
de francs serviraient à financer les actions de renforcement et de
réhabilitation des chaussées.
Or, ces autoroutes de l'Etat étant gratuites, elles seront
fréquentées davantage qu'elles ne l'auraient été
s'il y était perçu un péage, ce qui occasionnera des
coûts d'entretien croissants.
Dans le même temps, le prélèvement opéré sur
les autoroutes concédées pour financer les autoroutes gratuites
est répercuté en grande partie sur le péage, ce qui
occasionne des pertes de trafic et de recettes sur les autoroutes
concédées.
En outre, et pour contribuer à ce cercle vicieux, il est probable que
les autoroutes gratuites feront partiellement concurrence aux autoroutes
payantes.
Les recettes sur autoroutes concédées seront donc
altérées alors même que cette ressource devra servir
à financer l'entretien de plus en plus coûteux des autoroutes
gratuites.
En conclusion, tel qu'il fonctionne pour le financement des autoroutes, le
FITTVN est un facteur de pertes de ressources, alors qu'il avait
été imaginé pour les accroître.
Cette perte de
ressources comprend deux degrés :
- au premier degré, la débudgétisation par
prélèvement sur le financement des autoroutes
concédées ;
- au second degré, ce prélèvement tend à
réduire le niveau des recettes commerciales des sociétés
d'autoroutes du fait de ses répercussions tarifaires, alors même
que les besoins à satisfaire pour l'entretien du réseau non
concédé seront grandissants.
Une réforme de la partie autoroutière du FITTVN doit donc
être entreprise, ainsi qu'une réflexion sur le financement de
l'entretien.
d) Un processus de décision opaque fondé sur des critères non rationnels
Un
processus de " non décision "
Le processus de décision aboutissant aux choix effectués en
matière de construction autoroutière, régi par la loi
d'orientation des transports intérieurs de 1982, est complètement
irrationnel, à la fois dans sa procédure et dans ses fondements.
Le schéma directeur routier national, instruit par les services du
ministère de l'équipement, est décidé par
décret. Il est révisé relativement fréquemment,
mais irrégulièrement. Les derniers schémas datent de 1986,
1988 et 1992.
Il s'agit d'un document d'orientation dit de " planification à
long terme ", et non de programmation. Il n'a aucun caractère
prescriptif, et ne comporte a fortiori ni échéancier (que ce soit
pour la procédure de déclaration d'utilité publique ou
pour les travaux), ni moyens de financement.
Il est toujours donné au schéma directeur une publicité
spectaculaire. Celle-ci accompagne aussi les adjonctions de sections
décidées par les comités interministériels
d'aménagement du territoire successifs.
Le schéma directeur
fonctionne ainsi comme un guichet de demande, où les élus peuvent
faire " décider " par le Gouvernement des liaisons
autoroutières. Ces décisions ne sont en réalité
accompagnées d'aucun moyen de les réaliser.
Après cette prise de décision spectaculaire, les
collectivités concernées peuvent penser que l'autoroute à
réaliser viendra prochainement. Or, il n'en est
généralement rien.
Le tableau suivant démontre le caractère aléatoire du lien
entre la date d'inscription d'un projet au schéma directeur et sa
réalisation effective. La vie économique de régions
entières peut être perturbée par la perspective de la mise
en chantier d'une autoroute, sans savoir quand, ni même si, cette mise en
chantier interviendra. Des entreprises s'installent en misant sur l'autoroute.
Au contraire, des habitants s'inquiètent. Mais l'absence totale
d'échéancier empêche d'adopter une attitude rationnelle, et
peut scléroser la région au lieu de la dynamiser.
TABLEAU DES MISES EN CHANTIER DE 1992 À 1997
Années |
Autoroutes |
Sections |
Longueur en km |
Dates d'inscription aux SDRN |
1992 |
A5 |
Raccordements à la Francilienne |
20 |
|
|
A14 |
Orgeval-La Défense |
16 |
|
|
A16 |
L'Isle Adam-Amiens |
105 |
14.02.86 |
|
A19 |
Bretelle de Sens |
10 |
18.03.88 |
|
A29 |
Le Havre - Yvetot |
56 |
18.03.88 |
|
A83 |
Montaigu-Sainte Hermine |
53 |
18.03.88 |
|
A64 |
Toulouse-Muret |
15 |
|
|
A64 |
Bretelle de Peyrehorade |
7 |
|
|
|
TOTAL |
282 |
|
1993 |
A40 |
Doublement du tunnel de Chamoise et du viaduc de Nantua |
|
|
|
A54 |
Saint-Martin de Crau-Salon |
25 |
18.03.88 |
|
A64 |
Pinas-Martres |
55 |
18.08.88 |
|
|
Bretelles de Tancarville |
14 |
18.03.88 |
|
A85 |
Angers-Langeais |
76 |
01.04.92 |
|
|
TOTAL |
170 |
|
1994 |
A16 |
Amiens-Boulogne |
116 |
18.03.88 |
|
A39 |
Poligny-Bourg |
69 |
14.02.86 |
|
A43 |
Aiton-Ste-Marie de Cuines |
31 |
01.04.92 |
|
A83 |
Sainte-Hermine-Oulmes |
39 |
18.03.88 |
|
A51 |
Grenoble-Vif |
15 |
18.03.88 |
|
A719 |
Antenne de Gannat |
9 |
18.03.88 |
|
A837 |
Saintes-Rochefort |
37 |
18.03.88 |
|
|
TOTAL |
316 |
|
1995 |
A13 |
Bretelle de Louviers |
7 |
|
|
A19 |
Sens-Courtenay |
25 |
18.03.88 |
|
A20 |
Montauban-Cahors Sud |
40 |
18.03.88 |
|
A20 |
Brive-Souillac |
21 |
18.03.88 |
|
A39 |
Choisey-Poligny |
35 |
14.02.86 |
|
A43 |
Sainte-Marie de Cuines-St Michel |
20 |
01.04.92 |
|
A68 |
Bretelle de Verfeil |
9 |
|
|
A77 |
Dordives-Montargis |
27 |
18.03.88 |
|
A77 |
Montargis-Cosne sur Loire |
66 |
01.04.92 |
|
A404 |
Antenne d'Oyonnax |
13 |
|
|
|
TOTAL |
263 |
|
1996 |
A28 |
Alençon-Le Mans-Tours |
134 |
18.03.88 |
|
A29 |
Yvetot-Neufchâtel |
30 |
18.03.88 |
|
A43 |
Saint-Michel-Le Freney |
14 |
18.03.88 |
|
A51 |
Sisteron-La Saulce |
30 |
18.03.88 |
|
A66 |
Toulouse-Pamiers |
40 |
01.04.92 |
|
A131 |
Pont de Normandie-A13 |
16 |
01.04.92 |
|
A710 |
Antenne de Lussat |
7 |
|
|
|
TOTAL |
271 |
|
1997 |
A20 |
Cahors Sud-Cahors Nord |
23 |
18.03.88 |
|
A20 |
Souillac-Cahors Nord |
46 |
18.03.88 |
|
A29 |
Bretelle de Dieppe |
12 |
01.04.92 |
|
A41 |
Saint-Julien-Annecy |
17 |
18.03.88 |
|
A86 |
Section ouest |
14 |
|
|
A89 |
Arveyres-Coutras |
25 |
01.04.92 |
|
A89 |
Coutras-Montpon Est |
34 |
01.04.92 |
|
A89 |
Ussel Ouest-Laqueuille |
40 |
18.03.88 |
|
|
TOTAL |
211 |
|
Car,
à supposer que la déclaration d'utilité publique ait
ensuite été prise,
la véritable instance de
décision est le conseil de direction du comité des
investissements à caractère économique et social
(CIES).
Cette autorité administrative, présidée par le
ministre chargé de l'économie, dont le secrétariat est
assuré par la direction du Trésor, et qui rassemble les
administrations concernées, se réunit deux fois par an (au
printemps et à l'automne).
Le conseil de direction du CIES prend les
décisions de lancement des nouvelles infrastructures, et autorise les
entreprises publiques à contracter des emprunts pour les financer.
Peu connue des élus, cette autorité travaille en toute
discrétion. Il n'est donné aucune publicité à ce
qui s'y prépare, ni même à ce qui a été
décidé. La direction du Trésor y dispose d'un pouvoir
déterminant.
Or, ultime maillon de la chaîne de décision, c'est bien cette
autorité qui donne -ou ne donne pas- un contenu concret au schéma
directeur. Lors du dernier conseil de direction du CIES, c'est la direction du
Trésor qui s'est opposée à la réalisation de la
section Rouen-Alençon de l'autoroute A28 en raison des
difficultés excessives de la SAPN, concessionnaire pressenti.
Des fondements contestables
Si le processus décisionnel des choix autoroutiers est très
contestable, il en est de même des fondements de ces décisions.
Les critères de choix ne sont ni objectifs, ni impartiaux. Des calculs
de rentabilité financière, ou économique et sociale sont
réalisés mais ils ne déterminent pas nécessairement
les choix.
La durée des concessions
est calculée de façon
sommaire, et ne correspond pas à la durée de vie des
équipements autoroutiers, généralement d'au moins
50 ans. Il en résulte que les sociétés
autorisées à emprunter et à construire ont des charges
d'amortissement généralement très supérieures
à ce que leurs comptes peuvent absorber chaque année. Cette
situation les mettrait en faillite comptable rapidement si le conseil national
de la comptabilité ne les avait autorisées à constituer
des charges différées, qui sont épongées à
l'achèvement de la concession.
La direction du Trésor critique très fortement cette pratique qui
nuit à la sincérité des comptes des
sociétés, et aussi à une juste analyse de la
rentabilité des sections construites. Pour autant, elle s'accommode de
cette situation : elle n'exige pas que la durée des concessions soit
calculée pour éviter ce phénomène et surtout, elle
fait émettre les obligations de la caisse nationale des autoroutes au
profit des sociétés d'économie mixte sur une durée
de 15 ans, très inférieure à la durée de vie des
autoroutes alors qu'il serait de son ressort de développer des outils
d'endettement adaptés, cohérents avec la durée de vie
réelle des équipements autoroutiers.
En outre, des considérations n'ayant rien à voir avec la logique
de l'amortissement entrent en ligne de compte dans la durée de
concession. Ainsi, la création de la taxe d'aménagement du
territoire en 1995 a été intégralement compensée
par un allongement des durées
54(
*
)
, et son doublement en 1997 l'a
été à hauteur de 12 % (88 % dans les tarifs de
péage). Il s'agit d'une aberration comptable et financière.
Par ailleurs, pour des raisons qui échappent à la commission
d'enquête, l'Etat traite différemment les SEM qu'il possède
de la société Cofiroute. La durée des concessions de cette
dernière est calculée afin de garantir à ses actionnaires
la rentabilité de leurs fonds propres. A l'inverse, celle des SEM est
calculée au plus juste, quitte à les plonger dans des
difficultés financières. En outre, l'Etat n'a doté les SEM
de quasiment aucun fonds propres.
L'Etat ne fait donc pas son possible pour restaurer des marges de manoeuvre au
système autoroutier.
Les mésaventures de l'Autoroute A28, ou la péréquation Province-Paris à rebours
Les
déboires de la section Rouen-Alençon sont un concentré
illustrant l'ensemble des dysfonctionnements de la gestion de notre
système autoroutier, qui peut aboutir, contrairement à ses
objectifs, à une péréquation inversée entre la
province et l'Ile-de-France.
Est d'abord incriminée l'absence d'échéancier de
décision. Ainsi, l'autoroute A28 a été inscrite au
schéma directeur de 1988. Tout commence par aller très vite sur
le plan formel, mais rien ne suit sur le plan réel.
La concession de l'A28 Rouen-Alençon a été
attribuée à la SAPN plusieurs années avant la
définition précise du projet et sa déclaration
d'utilité publique. A cette époque, d'une part, la situation
financière de la société au moment où la concession
devait être régularisée ne pouvait pas être connue,
d'autre part, la coût de cette autoroute n'était pas
évalué.
La SAPN a été " pressentie
" comme
concessionnaire de cette section par lettre du ministre de l'équipement
du 12 avril 1988. Une convention de concession, parue le 12 avril
1991, a ensuite attribué à cette société la
concession de l'autoroute, mais seulement sur son principe puisque le projet
n'était pas réellement défini ; ceci signifie que
l'A28 figurait sous la forme d'une simple mention dans la concession, sans que
les paramètres, notamment financiers, de sa réalisation aient
été évalués.
La déclaration d'utilité publique de l'autoroute est intervenue
par décret du 5 décembre 1994, soit six ans après la
date à laquelle la SAPN avait été pressentie et trois ans
après la concession de principe. Le coût de cette section de
125 km était alors évalué à
4.280 millions de francs (aux conditions économiques de 1994).
A la suite d'échanges épistolaires intervenus avec la Commission
européenne en 1996 et 1997, le Gouvernement français s'est
engagé à intégrer avant le 31 décembre 1997
par avenants aux conventions de concession les conditions techniques et
financières de réalisation des sections d'autoroutes dont la
concession avait été attribuée sur le principe
après le 22 juillet 1990, date d'entrée en vigueur de la
directive " travaux ", sans publicité préalable, sur le
fondement d'un " pressentiment " antérieur de la
société et de sa participation active à la mise au point
du projet
55(
*
)
.
Parmi les
concessions à régulariser figurait la section
Rouen-Alençon.
C'est ensuite qu'intervient un second défaut du système de
décision : le mauvais suivi financier des sociétés et
l'absence de maîtrise du coût des travaux. Ce n'est en effet qu'au
cours de l'année 1997 que la capacité financière de la
SAPN à assumer le projet A28 a été examinée dans
cette optique
, d'une part en fonction du nouveau coût estimé
de ce projet, qui s'est accru par rapport au coût figurant dans la DUP
compte tenu de nouvelles contraintes de réalisation, d'autre part en
fonction de nouveaux éléments qui ont gravement
dégradé la situation de la société.
Le résultat de cette étude montre que la situation
financière de la société et de sa société
mère, la SANEF, ne permettait pas cette régularisation.
En effet, entre le moment où la SAPN a été pressentie
comme concessionnaire de l'A28 et où cette concession lui a
été attribuée sur le principe et l'année 1997
où cette concession devait être régularisée dans ses
paramètres financiers, notamment par un allongement de concession, la
situation financière de la SAPN s'est modifiée de façon
très significative, en raison de trois facteurs :
D'abord, les prévisions de hausse soutenue du trafic sur
l'autoroute A13, qui représente la quasi-totalité des
ressources de la SAPN, ont dû être revues, compte tenu d'une
tendance générale de ralentissement constatée à
partir de 1995. En 1996, et contre toute attente, le trafic a diminué
sur l'A13.
Ensuite, la SAPN a mis en service, en novembre 1996, l'autoroute A14,
concédée en 1987, et dont le coût, compte tenu des
aménagements successifs apportés au projet, est passé
d'une estimation de départ de 1,6 milliard de francs en valeur
1995, au coût final de 4,6 milliards de francs. Par ailleurs, et
dans le contexte général rappelé plus haut, les
prévisions de trafic sur l'autoroute ont dû être revues dans
une perspective plus prudente, malgré de bons résultats depuis la
mise en service.
Enfin, la SAPN a mis en service, en mai 1996, la section de 56 km Le
Havre-Yvetot de l'autoroute A29 et mettra en service fin 1998 la section de
30 km Yvetot-Neufchâtel, pour un coût total de près de
6 milliards de francs 1995. De plus, le trafic à l'ouverture de la
section Le Havre-Yvetot s'est révélé moindre que
prévu. Par ailleurs, la SAPN va mettre en service la section de
16 km Pont de Normandie-A13 de l'A29 en juillet 1998, pour un coût
final estimé à 733 millions de francs.
Enfin, le dernier défaut est l'excessif morcellement des SEMCA, qui
ne peuvent s'aider entre elles
.
La situation financière de la SAPN était donc fortement
dégradée lorsqu'a été examinée au fond la
confirmation de la concession de l'A28. Cette situation aurait
éventuellement pu être améliorée si la
société mère du groupe, la SANEF, avait pu aider sa
filiale dans d'importantes proportions. Mais la SANEF subit elle-même sur
son réseau les conséquences du ralentissement
général des progressions de trafic, ce qui rend sa situation
financière équilibrée mais tendue. Par ailleurs, il
n'existe aucun mécanisme de solidarité financière avec les
autres pôles : ASF - ESCOTAet PAPRR - AREA.
L'examen de la situation financière actuelle, c'est-à-dire sans
l'A28, des deux sociétés fait ainsi apparaître un
déséquilibre de la concession de la SAPN. Compte tenu de son
passif prévu, de l'ordre de 3 milliards de francs, que la
société mère SANEF devra prendre en charge, cette
dernière voit son propre équilibre financier menacé.
Si l'on voulait alors également assurer la prise en charge de l'A28 par
la SAPN, il faudrait envisager, outre un allongement de l'ordre de
12 à 14 ans de la concession de la SAPN pour l'ensemble des
autoroutes qui lui sont concédées un apport total de financement
de plus de 5 milliards de la part de la SANEF. Or, cette dernière
ne dispose pas de cette capacité financière.
Pour que la SANEF puisse soutenir sa filiale dans ces proportions, il serait
nécessaire d'allonger sa propre concession d'une durée de l'ordre
de cinq ans.
Dans ces conditions, il est apparu impossible de confirmer la concession de
l'A28 à la SAPN. On a ainsi assisté à une sorte de
péréquation inversée, le coût d'une autoroute
francilienne empêchant la construction d'une autoroute provinciale.