C. LES MODIFICATIONS CONCERNANT LES DÉCISIONS JURIDICTIONNELLES
1. Le contenu du jugement sur l'action publique : le problème de la motivation
Votre commission comprend les arguments avancés en faveur de l'exigence d'une certaine motivation (quelle que soit son appellation) des décisions des juridictions d'assises :
- le souci d'expliquer les considérations qui ont convaincu le jury sur la culpabilité de l'accusé ;
- la recherche d'une certaine cohérence intellectuelle, consistant à remédier au paradoxe qui résulte de l'exigence d'une motivation pour les peines plus moins graves et de l'absence d'information sur un raisonnement qui peut conduire au prononcé de la réclusion criminelle à perpétuité ;
- le souhait de rationaliser un processus de décision parfois trop empreint d'émotivité, en conduisant jurés et magistrats à s'appuyer sur des raisons concrètes, sans céder au sentiment d'un instant.
Au demeurant, la motivation des décisions juridictionnelles répond aux exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme selon laquelle l'article 6 §1 de la Convention " oblige les tribunaux à motiver leurs décisions " (9 décembre 1994 ; affaires " Ruiz Torija contre Espagne " et " Balani contre Espagne ").
Mais, si une certaine motivation des jugements criminels paraît nécessaire, il n'est ni indispensable, ni même souhaitable que celle-ci consiste en une réponse détaillée à tous les éléments de preuve ou à tous les moyens de défense invoqués .
Cela n'est pas indispensable car, comme l'a précisé la Cour européenne à l'occasion des deux affaires précitées, si l'article 6 §1 oblige à une certaine motivation, " il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. L'étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s'analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce ". M. Christian Le Gunehec a d'ailleurs fait observer que la chambre criminelle avait considéré, dans un arrêt en date du 30 avril 1996, " que l'ensemble des réponses, reprises dans l'arrêt de condamnation, qu'en leur intime conviction, magistrats et jurés ont donné aux questions posées conformément à l'arrêt de renvoi, tient lieu de motifs aux arrêts de la cour d'assises statuant sur l'action publique .
Que sont ainsi satisfaites les dispositions de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, sur l'exigence d'un procès équitable, dès lors que sont assurés l'information préalable des charges fondant l'accusation, le libre exercice des droits de la défense et la garantie de l'impartialité des juges ". Cette solution a été reprise tout récemment, dans un arrêt du 12 mars 1997.
Une motivation entrant dans le détail n'est par ailleurs pas souhaitable en raison des spécificités du procès d'assises : comme l'a souligné M. Georges Fenech, président de l'Association professionnelle des magistrats, il est peu réaliste d'exiger de douze personnes qu'elles s'accordent sur une rédaction entrant dans le détail des raisons, le plus souvent différentes, qui ont entraîné l'intime conviction de chacun. Cela sera d'autant plus difficile à obtenir que, dans certaines hypothèses, les trois magistrats pourront être en désaccord avec la décision prise : le risque existera devant la cour d'assises, quelle que soit la décision, puisque huit voix sur douze suffisent à la condamnation; il existera aussi devant le tribunal d'assises en cas d'acquittement, puisque celui-ci sera acquis avec trois voix (voire avec trois abstentions) sur huit.
Quand bien même un tel accord serait possible -ce qui reste à démontrer- il est des affaires pour lesquelles la mise en forme immédiate de la motivation serait matériellement irréalisable. C'est ce que reconnaît le projet de loi lorsqu'il admet que, à titre exceptionnel, la motivation soit mise en forme jusqu'à quinze jours après le prononcé du jugement.
Mais une large majorité des personnes entendues par votre commission et par votre rapporteur ont critiqué ce dispositif.
Ces critiques ont tout d'abord porté sur le principe même, sinon de la motivation, du moins de la motivation telle qu'elle est prévue par le projet de loi et que l'on peut qualifier de " littéraire " ou de " descriptive ".
A supposer qu'elle soit possible, la mise en forme des raisons du jugement ou de l'arrêt se heurte en effet directement au principe du secret du vote et du délibéré , comme l'ont notamment souligné M. Jean-François Burgelin et M. Henri-Claude Le Gall, vice-président de l'Association nationale des praticiens des cours d'assises :
- au secret du vote car, en donnant son avis sur tel ou tel élément de la motivation, le juré indique implicitement la position qui a été la sienne (il est ainsi évident qu'un juré qui déclare avoir été convaincu par telle preuve de culpabilité reconnaît avoir voté pour la culpabilité) ;
- au secret du délibéré car le juré qui aura accepté de signer la feuille de motivation sera inéluctablement considéré, à tort ou à raison, comme ayant approuvé son contenu (et ce d'autant plus que le projet de loi reconnaît explicitement au premier juré ou à son suppléant la faculté de refuser d'apposer sa signature). Certes, en l'état actuel du droit, le premier juré doit déjà signer la feuille de questions. Mais il se borne alors à attester que la cour a effectivement répondu par " oui " ou par " non " à une série de questions, c'est-à-dire que le nombre de voix exigé par la loi a ou n'a pas été obtenu. Il s'agit de constater une donnée objective, ce qui explique d'ailleurs que le premier juré ne puisse refuser de signer. Tel ne sera plus le cas avec une motivation littéraire, qui confère à chaque juré un pouvoir d'appréciation et donc de critique.
Pour certaines personnes entendues par votre commission, tel Me Ricour, la motivation proposée par le projet de loi conférerait un rôle trop important aux magistrats, avec le risque d'une dénaturation de la décision du jury qui deviendrait " une sorte d'alibi ".
Enfin, M. Christian Le Gunehec a mis en avant le risque de contradiction de motifs, cause de cassation.
A ces critiques portant sur le principe même de la motivation littéraire se sont ajoutées des objections portant sur la motivation différée :
- dans des affaires souvent médiatisées, le risque est grand de voir la motivation tourner à la justification, le rédacteur cherchant non pas à présenter les considérations qui ont effectivement convaincu la juridiction mais à répondre aux critiques adressées au verdict ; cette objection a notamment été soulevée par Mme Marie-Agnès Credoz ;
- il est également à craindre de voir le rédacteur mettre en forme une motivation qui ne traduise pas exactement les raisons du jury. Certes, la signature d'un juré est censée attester la fidélité de la motivation au raisonnement du jury. Mais peut-on légitimement permettre à un juré de parler au nom de tous les autres et ce en leur absence ?
- alors que la motivation a pour objet d'assurer une meilleure compréhension du verdict comment faire comprendre à un accusé que le tribunal s'est entendu pour le condamner mais n'est pas à même de lui dire pourquoi et trouvera d'ici quinze jours des raisons à lui fournir ?
- d'une manière générale, un jugement forme un tout et il est difficilement admissible que les motifs suivent de plusieurs jours un dispositif qu'ils devraient intellectuellement précéder.
Votre commission a été convaincue par ces critiques adressées sur ce point à l'encontre du projet de loi et a rejeté à l'unanimité le principe d'une motivation pouvant être rédigée postérieurement au prononcé du jugement ou de l'arrêt.
Elle estime que, si elle doit être retenue, la motivation doit intervenir sur le champ. Pour autant, elle reconnaît que la rédaction peut nécessiter un certain temps.
Elle considère néanmoins possible de sortir de cette quadrature du cercle, qui consiste à exiger une motivation immédiate, en modifiant la nature de la motivation qui ne serait plus " littéraire " mais résulterait de réponses à des questions précises portant sur les éléments de preuve. Plusieurs personnes entendues par votre commission -dont Me Christophe Ricour et Mme Marie-Agnès Credoz-, ont d'ailleurs préconisé un recours à des questions plus détaillées en lieu et place d'une motivation littéraire.
Selon le dispositif qu'elle vous propose, il appartiendrait à la juridiction, préalablement au vote sur la culpabilité, de délibérer et de voter sur les éléments de preuve.
Ainsi serait obtenue une motivation immédiate, connue en même temps que le verdict, et expliquant à l'accusé les raisons de sa condamnation tout en respectant le secret du vote et le secret du délibéré (le premier juré, privé de tout pouvoir d'appréciation d'ordre subjectif, ne pourrait pas refuser de signer la feuille de questions). Cette motivation servirait, conformément à l'un des objectifs du Garde des Sceaux, de cadre de référence à l'appel, puisqu'elle mettrait en avant les éléments considérés comme essentiels par le tribunal.
Il serait par là-même répondu aux inquiétudes émises par certaines personnes quant au risque de voir la motivation renforcer l'influence des magistrats sur les jurés. En effet, il n'est aucunement nécessaire d'avoir une formation juridique pour répondre par " oui " ou par " non " à une question portant sur le caractère convaincant de tel ou tel élément de preuve. Par ailleurs, chacun pourrait rappeler au président un élément de preuve sur lequel celui-ci aurait omis d'interroger le tribunal (et si personne ne pense à rappeler un élément invoqué au cours des débats, c'est que celui-ci n'est pas vraiment considéré comme convaincant).
Enfin, en exigeant une délibération et un vote sur les éléments de preuve avant la décision sur la culpabilité, ce dispositif rationalise le verdict, les jurés ne pouvant céder au sentiment d'un instant ou se prononcer pour des motifs inavouables.