DEUXIÈME
PARTIE
LES ÉLÉMENTS DU DÉBAT SUR UNE RÉFORME
DE LA PROCÉDURE CRIMINELLE
Selon l'exposé des motifs du projet de loi " depuis une vingtaine d'années, la nécessité de procéder à une réforme de la procédure de jugement des crimes paraît de plus en plus évidente ".
Cette affirmation ne saurait être interprétée comme une critique à l'égard des cours d'assises qui fonctionnent dans des conditions jugées généralement satisfaisantes par les praticiens. Elle signifie que de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer un renforcement du contrôle de leurs arrêts, allant plus loin que le simple pourvoi en cassation tel qu'il existe depuis deux siècles.
Mais ce renforcement est susceptible de prendre plusieurs formes. Si, pour certains, il s'agit d'instaurer un véritable appel des jugements rendus en matière criminelle, d'autres personnalités éminentes estiment possible, et même souhaitable, de s'en tenir à une réforme plus limitée, notamment en élargissant le contrôle de la cour de cassation. Un large consensus semble toutefois s'être dégagé autour de la nécessité de conserver un jury en matière criminelle.
I. LE CONSENSUS SUR LE MAINTIEN D'UNE COMPOSANTE POPULAIRE
Au cours du XIXe siècle, les jurés ont été l'objet de nombreuses critiques. Les magistrats leur reprochaient leur ignorance du droit et s'indignaient fréquemment que des profanes puissent prendre une décision en toute indépendance et imposer à des professionnels un acquittement ou une condamnation.
Il leur a aussi été reproché de rendre une justice inéquitable, influencés qu'ils étaient par leur origine sociale : ainsi, le juré rural jugerait différemment un agriculteur du juré citadin.
On a également objecté que le jury avait sa propre hiérarchie des valeurs, étant souvent indulgent pour le crime passionnel et sévère pour une atteinte aux biens : selon Tarde, " le jury est galant et propriétaire ".
Enfin, les jurés se montreraient trop sensibles à la presse et à l'éloquence des avocats.
Bérard des Glajeux, ancien président de cour d'assises, résumait ainsi toutes ces critiques : " quels qu'ils soient, les jurés sont toujours impressionnés par des sentiments plus que par des raisonnements. Ils ne résistent pas à une femme donnant à téter ou à un défilé d'orphelins... Pour se concilier leur bienveillance, il suffit qu'une femme soit agréable. Indulgents pour les crimes dits passionnels, ils se montrent volontiers impitoyables aux crimes qui semblent vouloir les atteindre et qui ne sont pas précisément les plus dangereux pour la société ; comme toutes les foules, ils sont très éblouis par le prestige ".
Selon Maurice Garçon, " le rôle du jury en matière de passion qui conduit au crime est loin d'assurer la garantie que la défense sociale est en droit d'exiger. Nerveux à l'excès, impondéré, généreux, humain, mais d'une humanité trop souvent artificielle, il n'a rien fait ou presque, surtout à Paris, pour maintenir l'ordre, assurer la répression et empêcher par l'exemplarité des décisions le renouveau des crimes quotidiens dont il porte une part de responsabilité ".
Enfin, Tarde écrivait : " l'ignorance, la peur, la naïveté, la versatilité, l'inconséquence, la partialité tour à tour servile ou frondeuse des jurés, sont prouvées surabondamment ".
Mais aujourd'hui, le jury paraît largement ancré dans nos moeurs, et, d'une manière générale, les propositions émises pour réformer la procédure criminelle prévoient toutes de conserver la composante populaire.
Selon le sondage réalisé à la demande du Haut comité, 82 % des citoyens français sont plutôt, voire tout à fait favorables à une cour d'assises composée de trois magistrats professionnels et de neuf jurés.
Les raisons de cet attachement au jury sont cependant fort diverses. Pour 36 % des personnes interrogées, la justification essentielle de cette composition réside dans le fait que le jury " est un des seuls liens qui existent entre la justice et le grand public " ; pour 34 %, elle s'explique avant tout par le souci de ne pas laisser le jugement des affaires criminelles à la seule appréciation des magistrats professionnels ; pour 24 %, il s'agit plutôt soit d'une conquête révolutionnaire essentielle pour la démocratie, soit d'un élément de la tradition historique de notre pays.
Le Haut comité a considéré que le jury n'était pas (ou n'était plus) un élément d'expression de la souveraineté mais plutôt un " élément de citoyenneté très symbolique ".
Après avoir rappelé que, selon l'article 3 de la Constitution, " la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ", il a fait observer que, de par leur désignation, les jurés ne peuvent être considérés " comme représentants du peuple, ces derniers n'étant pas tirés au sort ". " De surcroît, il paraît impossible de regarder le jury comme un représentant du peuple ou de la nation, faute de mandat, puisque seules les autorités législatives, aux termes de l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme (" la loi est l'expression de la volonté générale ") sont titulaires d'un mandat de représentation ".
Votre rapporteur n'estime pas indispensable d'entrer dans le débat sur les relations entre le jury et la souveraineté. A ses yeux, indépendamment de la notion de souveraineté, le jury présente une double utilité en tant qu'instrument d'une justice proche du peuple et en tant que facteur de renforcement du lien civique.
· Un lien essentiel entre le peuple et la justice , car la présence de jurés, citoyens ordinaires, siégeant avec des magistrats professionnels et investis des mêmes attributions, est à l'origine d'un double phénomène de nature à assurer une meilleure compréhension entre le peuple et la justice :
- d'une part, elle impose aux professionnels, un effort de pédagogie et de précision. Comme le souligne M. Maurice Peyrot, éminent spécialiste de la cour d'assises, " la force du jury, c'est justement sa faiblesse. Avec un jury, il faut être clair. Qu'il soit policier, expert, magistrat ou avocat, chacun doit sortir de son professionnalisme pour parler au jury. Avec un jury, l'habitude, la routine, la lassitude n'existent pas. Avec un jury, c'est à chaque fois un regard neuf sur la façon de rendre la justice " ;
- d'autre part, les décisions du jury reflètent souvent le sentiment de l'opinion publique et peuvent ainsi aider les magistrats et le législateur à prendre conscience de l'évolution de la société, des modifications dans l'échelle des valeurs. C'est par exemple à la suite de spectaculaires acquittements qu'ont été correctionnalisés l'avortement (loi du 17 mars 1923), ou la banqueroute frauduleuse et le faux en écritures privées (ordonnance du 23 décembre 1958).
Comme l'a parfaitement résumé le professeur Garraud, le jury permet " d'empêcher le droit pénal de se séparer du sentiment juridique populaire ".
· Un facteur de renforcement du lien civique , car comme l'a souligné le Haut Comité, le jury " connaît des atteintes majeures au pacte social dans ce qu'il a de plus fondamental : les crimes de droit commun contre la vie ou l'intégrité physique et la propriété.
" Le jury témoigne donc du lien civique, de sa force mais aussi de sa nécessité dans un de ses aspects les plus immédiats et de la façon la plus perceptible par tous. A cet égard, il remplit une véritable fonction d'intégration républicaine. Cette dernière est d'autant plus indispensable que le jury l'exerce de façon solennelle dans une société qui manque parfois de repères visibles ".
Dans ces conditions, être juré constitue non pas un droit mais un véritable devoir civique : sauf motif grave, un citoyen de moins de soixante-dix ans remplissant les conditions d'aptitude ne peut échapper à ce que l'on pourrait appeler le " service judiciaire ". Le code de procédure pénale prévoit d'ailleurs des amendes, certes modiques mais révélatrices du devoir qui est celui de tout juré désigné par le sort.