N° 1
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997
Annexe au procès-verbal de la séance du 1er octobre 1996.
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission spéciale (1) chargée d'examiner le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, APRÈS DÉCLARATION D'URGENCE, relatif à la mise en oeuvre du pacte de relance pour la ville,
Par M. Gérard LARCHER,
Sénateur.
TOME I :
EXPOSÉ GÉNÉRAL
EXAMEN DES
ARTICLES
TABLEAU COMPARATIF
(1) Cette commission est composée de MM. Jean-Pierre Fourcade, président ; Serge Franchis, Mme Jacqueline Fraysse-Cazalis, MM. Jean-Marie Girault, Paul Girod, Philippe Marini, Alain Richard, vice-présidents ; Alex Türk, Robert-Paul Vigouroux, secrétaires ; Gérard Larcher, rapporteur, Nicolas About, José Balarello, Daniel Bernardet, Paul Blanc, Mme Annick Bocandé, MM. André Boni, Dominique Braye, William Chervy, Jean-Paul Delevoye, Gérard Delfau, Christian Demuynck, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. André Diligent, Alain Dufaut, Xavier Dugoin, Mme Joëlle Dusseau, MM. Daniel Eckenspieller, Guy Fischer, Jacques Mahéas, Jean-Pierre Masseret, Gérard Miquel, Mme Nelly Olin, M. Jean-Marie Poirier, Mme Danièle Pourtaud, MM. Jacques Rocca Serra, Louis Souvet, François Trucy.
Voir les numéros :
Assemblée nationale (10ème législ.) : 2808, 2876 et TA 564
Sénat : 461 (1995-1996).
Aménagement du territoire
Réunie le 1er octobre 1996, sous la présidence de M. Jean-Pierre Fourcade, la commission spéciale chargée de l'examen du projet de loi relatif à la mise en oeuvre du Pacte de relance pour la ville a approuvé, à la majorité de ses membres, les grandes lignes du texte proposé par le Gouvernement.
À l'initiative de son rapporteur, M. Gérard Larcher, et conformément aux conclusions de la mission sénatoriale d'information sur l'aménagement du territoire de 1994, elle a souhaité souligner que toute politique de la ville est indissociable d'une politique en faveur de l'espace rural. Elle s'est donc félicitée de l'annonce faite par le ministre de l'Aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration, lors de son audition, d'un plan concernant le monde rural qui sera présenté par le gouvernement d'ici la fin de l'année. Tout en partageant l'approche globale du Pacte de relance pour la ville qui comporte près de 70 mesures, elle a considéré que sa réussite serait conditionnée par la possibilité pour les pouvoirs publics de relever un triple défi : - la sécurité : le rétablissement de l'ordre républicain et de la sécurité des personnes et des biens, sans lesquels les incitations de nature financière seront dépourvues d effets, constitue un objectif absolument prioritaire. La commission spéciale suggère notamment que l'implantation et les horaires d'ouverture des services publics qui y concourent, soient, dans les zones définies par le projet de loi, aménagées en conséquence ; - la cohérence des actions de l'État : il est nécessaire que, parallèlement à la mise en place des mesures annoncées, l'État assure, sur le long terme, une continuité des actions qu'il mène en partenariat avec les collectivités territoriales, dans les différents domaines de la politique de la ville (habitat, insertion, urbanisme...) et parvienne à une meilleure coordination de ses services déconcentrés sous l'autorité du préfet. De plus, le modèle d'intégration fondé sur les valeurs républicaines doit être fermement réaffirmé ; - la cohésion sociale au plan local : le maire doit être placé au coeur du dispositif en tant que représentant de la démocratie locale et qu'interlocuteur privilégié des différents acteurs de la politique de la ville, compte tenu de sa connaissance irremplaçable du "terrain". La commission spéciale propose, par ailleurs, d'apporter au projet de loi soumis à l'examen de la Haute Assemblée sept modifications principales en tirant notamment les conséquences de l'expérience des zones franches à l'étranger et des zones d'entreprises en France : 1. La mixité sociale doit être placée au premier rang des objectifs à prendre en compte dans les différents aspects de la politique de la ville (logement, développement économique), en particulier dans les programmes locaux de l'habitat ; 2. Dans chaque zone franche urbaine, un comité d'orientation et de surveillance sera chargé d'évaluer les conditions de mise en oeuvre des mesures dérogatoires et de prévenir les risques pouvant en résulter : distorsions de concurrence à l'intérieur des zones et à l'égard des quartiers périphériques, lutte contre les "chasseurs de primes", mise en cause des équilibres économiques et sociaux de la zone ; 3. Comme l'avait également prévu la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995, les modalités de la compensation des exonérations fiscales figureront dans la loi. Par ailleurs, le volet fiscal sera rendu plus lisible et plus incitatif, notamment en matière d'exonérations d'impôts sur les bénéfices et de taxe professionnelle ; 4. Les commerçants et les artisans installés dans les zones franches bénéficieront d'une exonération de cotisations dans la limite d'un taux que votre commission spéciale suggère de fixer à 50 % ; 5. La place du maire sera mieux assurée au sein des différentes instances réunissant les représentants de l'État et les représentants des collectivités territoriales. Le rôle des associations qui accomplissent dans les quartiers difficiles un travail remarquable, sera également conforté tout en recherchant la plus grande souplesse dans les procédures les impliquant ; 6. L'organisation et les procédures d'intervention de l'établissement public national pour l'aménagement et la restructuration des espaces commerciaux et artisanaux (EPARECA) seront déconcentrées et la place des collectivités territoriales dans son fonctionnement sera mieux affirmée ; 7. Les spécificités de l'outre-mer seront prises en compte tant pour la définition des différentes zones prioritaires (délimitation prenant en considération les particularités de l'habitat local et les éléments de nature à faciliter l'implantation d'entreprises et le développement économique) que pour l'octroi des exonérations fiscales et sociales (droit d'option en faveur du dispositif institué par la loi Perben, suppression des restrictions à l'exportation). |
Mesdames, Messieurs
Le Sénat a décidé, le 26 juin 1996, de confier l'examen du projet de loi relatif à la mise en oeuvre du Pacte de relance sur la ville, à une commission spéciale. Placée sous la présidence de M. Jean-Pierre Fourcade et composée de 37 membres, elle a mené ses travaux au cours de l'été afin de pouvoir présenter ses conclusions dès l'ouverture de la présente session parlementaire.
La commission spéciale a procédé à une trentaine d'auditions auxquelles s'ajoutent celles menées par son rapporteur. Elle a souhaité ainsi éclairer les membres de la Haute Assemblée sur les enjeux liés à la politique de la ville, rappeler ses réflexions et ses initiatives dans ce domaine et analyser les apports du présent projet de loi.
Dans la droite ligne des travaux antérieurs du Sénat, votre commission spéciale a estimé que la politique de la ville est indissociable d'une politique cohérente de l'espace rural et que la recherche d'une complémentarité entre ville et monde rural doit prévaloir.
Votre commission spéciale se félicite donc de l'annonce faite par le ministre de l'Aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration lors de son audition, le 3 septembre dernier, d'un plan en faveur de l'espace rural dont le volet législatif pourrait être déposé au Parlement au début de l'année 1997.
Elle a également constaté que le diagnostic porté par le Sénat sur les quartiers urbains en difficulté, en particulier dans le rapport d'information sur la politique de la ville de 1992 et dans les conclusions de la mission sénatoriale d'information sur l'aménagement du territoire de 1994, était plus que jamais d'actualité.
Tout en approuvant les grandes lignes du texte et l'approche globale proposées par le Gouvernement, la commission spéciale a considéré que la réussite du Pacte serait conditionnée par la possibilité, pour les pouvoirs publics, de relever trois défis majeurs : la sécurité, la cohérence des actions de l'État, la cohésion sociale au plan local.
Tirant les conséquences de l'expérience des zones franches à l'étranger et de celle des zones d'entreprises en France, elle a, enfin, souhaité soumettre au Sénat un certain nombre de propositions qui seront développées ci-après.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. LA POLITIQUE DE LA VILLE DEPUIS 20 ANS (1976-1996)
A. REFLEXIONS ET INITIATIVES
Comme le mettent en évidence les réflexions menées dans le cadre de la préparation du schéma national d'aménagement et de développement du territoire, les villes ont joué un rôle incontestablement positif dans l'évolution du territoire depuis trente ans. Elles ont, en particulier, été le lieu de la dynamique de l'emploi notamment dans le domaine des services. La métropolisation qui a caractérisé l'évolution du territoire a ainsi permis à des villes régionales de constituer des relais essentiels pour celle-ci. Les villes moyennes et petites peuvent, par ailleurs, jouer un rôle important dans la solidarité entre la ville et la campagne. Ce constat doit être rappelé afin d'appréhender correctement le problème de l'intégration urbaine des quartiers en difficulté.
À compter du milieu des années 1970, les éléments d'une « politique de la ville » se sont progressivement mis en place en réalisant la synthèse de plusieurs actions dispersées. Avec la création d'un ministère de la ville en 1991 et le vote de la loi d'orientation pour la ville, la même année, la politique de la ville a acquis un statut de politique transversale et cohérente.
1. Du groupe de travail « habitat et vie sociale » (1977) à la « politique de la ville » (1991-1996)
Afin de lutter contre la dégradation de cités HLM, les pouvoirs publics ont, dès 1977, créé un groupe de travail interministériel « habitat et vie sociale » (HVS). Ce groupe eut pour mission de financer une partie de l'aménagement de cinquante sites de banlieues et d'y réaliser un accompagnement social.
Malgré la prise de conscience qu'elle suscita, cette première tentative de décloisonnement de la politique des banlieues ne prit pas assez en compte l'environnement des quartiers et ne permit pas une implication suffisante des habitants et des élus locaux. En outre, elle était soumise à une procédure administrative assez rigide.
C'est la raison pour laquelle, en 1981, la commission pour le développement social des quartiers fut créée afin d'agir sur les causes de la dégradation des quartiers, de faire des habitants des acteurs du changement et de rendre les collectivités responsables des opérations. La commission, présidée par M. Dubedout puis par MM. Pesce et Geindre, eut pour mission de mettre au point des plans de développement économique et social dans une quinzaine de quartiers d'importance nationale ainsi que de concevoir une politique globale et décentralisée visant l'ensemble des quartiers d'habitat social.
Dans le cadre du plan intérimaire (1981-1983), plusieurs opérations contractuelles furent réalisées avec des communes volontaires. À la même époque, le ministère de l'Éducation nationale créa les zones d'éducation prioritaire (ZEP), la délégation à l'insertion professionnelle pour l'emploi des jeunes ainsi que les missions locales pour l'emploi et les missions locales pour l'emploi des jeunes furent instituées, tandis qu'était mis en place le Conseil national pour la prévention de la délinquance (1983).
Dans sa première phase, l'amorce de politique de la ville pâtit d'une approche essentiellement « urbanistique » des problèmes posés par les grands ensembles. Les travaux de la mission « Banlieue 1989 » créée en 1983 auprès du Premier ministre en furent l'illustration, partant de la constatation que les problèmes de la ville résultaient dans une large mesure de l'urbanisation massive consécutive aux destructions opérées durant la seconde guerre mondiale.
À compter de 1984, l'instrument de la politique de la ville fut le Comité interministériel des villes, placé sous la présidence du Premier ministre.
- Quatre objectifs lui furent assignés :
- rendre les villes plus solidaires et plus équilibrées ;
- attirer les projets dans les quartiers existants ;
- lutter contre l'insalubrité ;
- innover dans l'urbanisme et l'habitat pour améliorer le cadre de vie urbaine.
Le Comité interministériel était chargé de l'affectation des crédits du fonds social urbain qui contribuèrent, dans le cadre du IXème Plan (1984-1988) au financement des contrats de plan État-régions pour 23 sites nationaux et 122 sites régionaux.
À compter de 1988, l'État renforça la coordination de ce qui était désormais la « politique de la ville ».
Un décret n° 88-1015 du 25 octobre 1988 créa :
- le Conseil national des villes et du développement urbain qui se substitua à la commission nationale pour le développement social des quartiers et au Comité interministériel des villes ;
- un Comité interministériel des villes et du développement social urbain ;
- une Délégation interministérielle à la ville (DIV).
En 1990, une étape importante fut franchie : un ministère de la ville, confié à un ministre d'État, fut créé afin de coordonner les initiatives.
Le programme d'action du Comité interministériel des villes procéda largement de programmes territoriaux dans le cadre de conventions signées à l'échelon des quartiers et de la ville : conventions ville-habitat, contrats de ville, programmes d'aménagement concerté du territoire (ou PACT-urbains).
Des programmes nationaux furent également lancés. Ils tendaient, à améliorer la structure de la ville grâce à l'expertise de la mission « Banlieue 89 » et à la mise en valeur du patrimoine et des quartiers anciens dans les villes, ainsi qu'à prévenir la délinquance et à améliorer le fonctionnement urbain (circulation, services publics, insertion par l'économique, accueil des familles).
2. Premier bilan de la loi d'orientation sur la ville (1991)
Texte au « titre trompeur» 1 ( * ) , la loi d'orientation sur la ville (LOV) n'a pas totalement traduit le grand dessein qui aurait dû sous-tendre la politique de la ville ; d'ailleurs, la doctrine a regretté la timidité des principes qu'elle posait. 2 ( * )
En outre, bien qu'elle ait été discutée dans l'urgence, la loi n'avait, plus d'un an après sa promulgation, pas fait l'objet de tous les décrets d'application nécessaires à son entrée en vigueur. Elle resta donc partiellement inapplicable et inappliquée.
Après avoir posé des principes généraux tels que le « droit à la ville » et rappelé que la politique de la ville était un élément de la politique d'aménagement du territoire, la loi d'orientation en a restreint le champ à quatre domaines principaux :
- l'équilibre de l'habitat ;
- le maintien de l'habitat à vocation sociale ;
- l'évolution urbaine et sociale des grands ensembles ;
- la politique foncière.
Une partie du dispositif de la loi d'orientation résultait d'une philosophie du « d'abord la pierre », dont les assises, organisées par la mission « Banlieues 89 » à Bron en décembre 1990 et intitulées « pour en finir avec les grands ensembles », s'inspiraient déjà.
Bien que, dans le discours qu'il prononça à Bron, le Président François Mitterrand eut souligné l'importance de la concentration des efforts, du maintien de la diversité dans les quartiers, de la participation des habitants, et de la création d'emplois, la loi d'orientation fut essentiellement axée sur la lutte contre la concentration de l'habitat social et la politique foncière.
Au cours de l'examen du projet de loi au Sénat, votre rapporteur au nom de la commission des Affaires Économiques estima que le texte de la loi n'était pas assez ambitieux eu égard à son intitulé. Il jugea, en outre, que la LOV reposait sur une vision un peu passéiste du logement social, qui ne prenait pas en compte le logement intermédiaire et l'accession à la propriété.
Il considéra également que la LOV ne contenait pas de dispositions accroissant l'effort financier de l'État.
Lors des débats, le Sénat manifesta sa désapprobation vis-à-vis des dispositions qui révélaient un esprit hostile aux élus locaux, comme en témoignait l'institution de procédures contraignantes sanctionnant l'absence de programme local de l'habitat ou encore la possibilité pour l'État de créer des zones d'aménagement différé dans les communes pourvues d'un plan d'occupation des sols au moyen du droit de préemption.
D'autres critiques furent également émises à l'encontre de cette loi.
Le Conseil économique et social, releva, pour sa part, que « l'État témoignait d'un étonnante discrétion sur ses propres responsabilités en matière de services publics et d'équipements collectifs de proximité » et que « la loi d'orientation apparaissait comme une loi d'étape plutôt que comme un texte destiné à tracer des voies parfaitement assurées, [qu'] elle marqu[ait] une hésitation [et qu'] elle compor[ait] d'évidentes omissions 3 ( * ) ».
Trop contraignante, la LOV obligeait 466 communes à construire des logements sociaux locatifs entre 1995 et 1998, après élaboration d'un programme local de l'habitat.
À défaut, ces communes étaient tenues de verser une contribution correspondant à 1 % de la valeur locative des immeubles imposés à la taxe foncière. Ces pénalités auraient, si elles avaient été appliquées, pu représenter jusqu'à 3 à 4 % du produit fiscal de ces communes.
Pour éviter l'incidence néfaste de ces mesures très rigoureuses et difficiles à mettre en application dans un tel délai, le législateur dut, par deux fois, en 1992 et 1994, repousser la date d'entrée en vigueur de la loi.
Force est donc de constater que le manque d'ambition de la loi d'orientation la conduisit, malgré plusieurs dispositions utiles, à connaître un « semi-échec » pour deux raisons principales : d'une part car elle instituait des mécanismes trop complexes (participation à la diversité de l'habitat) ou trop longs (règles d'élaboration des programmes locaux de l'habitat) ; d'autre part, elle prévoyait des principes trop rigides.
En ce qui concerne les programmes locaux de l'habitat, la loi ne modula pas les contraintes en fonction de la taille de l'agglomération : toutes les communes étaient astreintes à établir un PLH dans les agglomérations de 200.000 habitants et plus, quelle que soit leur taille propre.
La loi d'orientation choisit également une conception dépassée de la diversité de l'habitat qui limitait le logement social pris en compte pour évaluer l'accroissement de la mixité de l'habitat, au logement locatif aidé.
Finalement, afin de modifier les dispositions dont l'incidence était trop lourde pour les communes, le Parlement adopta la loi n°95-74 du 21 janvier 1995 relative à la diversité de l'habitat, issue d'une proposition de loi du député Gilles Carrez qui remédia aux principales lacunes du texte voté en 1991.
Texte trop partiel, la loi d'orientation n'a donc pas apporté de véritable solution aux problèmes de la ville.
3. Le rapport d'information du Sénat sur la politique de la ville (1992) : des propositions pour une réforme en profondeur
Après avoir, lors du débat sur la loi d'orientation, souhaité une prise en compte de l'ensemble des aspects qui devraient composer une politique de la ville plaçant l'homme au coeur du débat, votre rapporteur présenta au nom de la commission des Affaires Économiques, en 1992, un rapport d'information sur la politique de la ville 4 ( * ) .
Le rapport se fondait sur le diagnostic suivant : l'insécurité, l'immigration incontrôlée, l'inactivité et l'isolement étaient parmi les principaux défis posés en ville. Dans cette perspective, l'objet de la politique de la ville avait dépassé les « grands ensembles » ou les « quartiers » pour prendre en compte la commune et l'agglomération comme des entités complètes et complexes.
Même si des mesures ont été prises, l'essentiel des observations formulées en 1992 reste toujours d'actualité.
Bien que le niveau de violence dans les banlieues françaises soit nettement moins élevé que celui des banlieues des États-Unis, le rapport estimait que la situation était préoccupante dans la mesure où apparaissaient de nouvelles formes de violence en particulier par la constitution de « bandes » de délinquants toujours plus jeunes tandis que le système pénal accordait aux mineurs une impunité relative.
La violence, la drogue et plus encore le sentiment diffus d'une justice impuissante, conduisaient le rapporteur à souhaiter que disparaisse le climat d'insécurité grâce au rétablissement de l'ordre républicain et à la mise en place de sanctions alternatives à la prison.
L'inactivité était stigmatisée comme le second mal qui frappait les banlieues les plus défavorisées et ajoutait à leur exclusion, malgré le travail remarquable accompli notamment par les entreprises d'insertion. L'échec de la formation ainsi que l'impuissance de l'école confrontée aux problèmes de l'insécurité, de l'instabilité des enseignants et de la dévalorisation de son image, traduisaient la crise d'une institution longtemps symbole de promotion sociale et de libération par le travail. Le rapporteur constatait de surcroît que les formules d'assistance, nécessaires dans de nombreux cas, pouvaient, si elles n'étaient pas dispensées avec discernement, renforcer la xénophobie ou des réactions de rejet de la part des habitants des autres quartiers.
S'agissant de l'isolement, le rapport rappelait la forte proportion de familles monoparentales, et la sur-représentation des chefs de famille isolés dans les quartiers difficiles. Il déplorait le repli des services publics auxquels il reconnaissait « un rôle de solidarité essentiel », tant en matière de transports en commun qu'en matière de police ou de formation et de services (Poste, ...). Il observait également que la marginalité résultait de la structure des lieux et considérait que l'urbanisme et l'architecture contribuaient à la marginalisation : isolement des centres villes, sous équipement en installations culturelles et sportives, mauvaise desserte en transports en commun...
En ce qui concerne l'immigration et l'intégration, le rapporteur souhaitait que l'immigration clandestine soit réellement sanctionnée dans la mesure où elle avait des conséquences déstabilisantes, et réfutait l'idée que le culte de la différence puisse être érigé en principe d'organisation sociale.
Ayant posé ce diagnostic, le rapport apportait des solutions précises et appelait de ses voeux une réforme en profondeur.
Afin de tracer les perspectives de réforme d'une politique de la ville jusqu'alors parcellisée, dépourvue d'objectifs clairs et toujours encline à l'effet de mode, le rapport du Sénat préconisa plusieurs mesures dans une perspective à long terme.
Les travaux du Sénat mirent également en relief l'absence d'antinomie et même, la complémentarité de la politique de la ville et de la politique de développement de l'espace rural.
Ainsi que le relevait le rapport précité :
« Les trois millions de personnes qui vivent dans les quartiers difficiles ne vont pas être les seuls à avoir emprunté, contraints ou libres, la deuxième vitesse. Ce serait oublier la majeure partie de l'espace rural et de ses habitants, qui subit elle aussi le même phénomène d'exclusion progressive. Si « relégation » il y a, elle touche autant certaines banlieues des grandes villes que les cantons ruraux qui se désertifient.
Des symptômes identiques les frappent : disparition des services publics, en premier lieu l'école et la poste, et des activités économiques, sous équipement culturel, niveau de vie inférieur à la moyenne nationale, isolement par absence de moyens de communication, manque de perspectives d'avenir pour les jeunes. Ce qui distingue les banlieues en crise et les campagnes en friche, ce n'est pas tant le mal qui les atteint que la façon dont elles réagissent à ce mal. Les uns par un engourdissement progressif, les autres par des accès de violence.
Toutes deux sont, d'une certaine manière, les victimes d'une économie de marché efficace mais négligente du long terme et des équilibres sociaux » .
Pour le Sénat, la problématique de la ville n'est donc, dès l'origine, nullement exclusive de celle de l'espace rural. L'erreur serait de considérer que le sort des bourgs-centre est distinct de celui des banlieues défavorisées alors que les deux sont liés.
Constatant qu'en 1992, « malgré l'apparence trompeuse du vocabulaire, la politique de la ville n'exist[ait] pas et qu'elle n'[était] que l'accumulation d'actions dispersées » 5 ( * ) , votre rapporteur prônait la simplification des procédures contractuelles et la rationalisation de l'organigramme administratif, sous l'égide d'un véritable ministère de la ville. Il estimait souhaitable qu'un délégué unique de l'État assume la coordination de tous les services extérieurs sur le terrain. Il jugeait cependant que le maire était le coordinateur le plus qualifié au plan local pour donner sur le terrain une orientation à la politique de développement social dans les quartiers.
La restauration de l'ordre républicain, de l'autorité et de la sécurité des personnes et des biens, apparaissait déjà comme la priorité : le rapport considérait qu'il était vain de tenter une revitalisation économique et un retour des entrepreneurs dans des zones de « non droit ». Ainsi appelait-il de ses voeux une plus grande concertation entre les bailleurs sociaux, les gérants de services publics de transports et les responsables de gardiennage, les services de sécurité, afin d'améliorer la sécurité. L'îlotage, la prévention et la répression de la délinquance des mineurs étaient également considérés comme indispensables pour venir à bout du sentiment d'insécurité qui conduit les familles les plus stables à quitter ces quartiers.
La préservation de la tradition française d'intégration, le respect de la laïcité et le développement de l'esprit civique constituaient le troisième axe d'une politique tendant à renforcer la communauté nationale.
Partant du principe que la nation française repose sur la communauté de ceux qui ont vécu, vivent ou vivront sur le sol national en partageant le même idéal, le rapporteur défendait le principe d'une République généreuse et assimilatrice. Cette conception, reprenant les conclusions des travaux de la commission présidée par M. Marceau Long tendait à ce que l'expression de la volonté individuelle soit un fait déterminant de l'acquisition de la nationalité française, sans pour autant mettre en cause le principe d'acquisition de la nationalité par la naissance sur le sol national (jus soli). Souhaitant la poursuite du contrôle de l'immigration, le rapport du Sénat réclamait également la préservation de la tradition laïque d'intégration qui refuse la juxtaposition de communautés repliées sur elles-mêmes.
Alors que la politique de la ville conduite jusqu'alors ne prenait que timidement en compte la nécessité de développer un volet « emploi », le rapport du Sénat jugeait nécessaire de renforcer la cohésion sociale en luttant contre le chômage et de diversifier les formes de travail. Il prônait une nouvelle répartition du travail, obtenue par la voie de la négociation collective au niveau des entreprises et des branches d'activité. Il recommandait également une adaptation du régime fiscal de l'amortissement pour les entreprises qui financeraient la réduction du temps de travail et créeraient des emplois en augmentant la durée d'utilisation des équipements productifs.
Il envisageait aussi de favoriser l'embauche des jeunes sans qualification en diminuant les charges des entreprises employant une forte proportion de main d'oeuvre non qualifiée.
Afin de soutenir l'implantation d'activités économiques dans les quartiers, le rapport prônait encore l'utilisation de l'arme fiscale.
Plusieurs des observations et des recommandations formulées en 1992 servirent de base aux réflexions conduites ultérieurement dans le cadre de la mission d'information sur l'aménagement du territoire.
4. Les conclusions de la mission sénatoriale d'information sur l'aménagement du territoire (1994)
Créée en décembre 1992 pour étudier les problèmes de l'aménagement du territoire et définir la méthode et les moyens d'une reconquête de l'espace rural et de l'espace urbain, la mission d'information a accompli un travail considérable 6 ( * ) .
La mission d'information a relevé l'asphyxie concomitante des banlieues et de l'espace rural confrontés à des difficultés d'une ampleur sans précédent.
En conclusion, elle a dessiné les contours d'une politique ambitieuse de l'aménagement du territoire. En ce qui concerne la politique de la ville, ces conclusions tendaient d'une part à favoriser la sécurité et la démocratie en renforçant le rôle du maire, d'autre part à conduire des actions dans les domaines de l'urbanisme et des transports et enfin, à accroître les interventions économiques.
•
Sécurité,
identité, démocratie
Ces trois principes apparurent comme les priorités conditionnant la réussite de toute politique de la ville.
Le maintien de l'ordre et de la « sécurité » des personnes et des biens est le préalable d'une véritable politique de la ville. Il doit se doubler d'une politique d'intégration. Les problèmes du service militaire des doubles nationaux, de l'enseignement des langues d'origine, de l'éducation civique et des mariages de complaisance furent évoqués
Reconnaissant l'importance d'une vie démocratique locale qui suppose l'existence d'interlocuteurs représentatifs, la mission d'information a considéré que le renforcement du rôle des maires était indispensable. Elle a souhaité de surcroît que le maire puisse définir les priorités de la politique de la ville et en contrôler la mise en place. En ce sens, la mission souhaitait que la politique de la ville dépasse réellement le niveau des quartiers dégradés et des banlieues pour assurer la cohésion de toute la collectivité communale.
• Des actions sur l'urbanisme et les
transports
Si la politique d'urbanisme ne peut à elle seule prétendre résoudre les aspects multiformes du mal de vivre des villes, elle tient une place fondamentale. Aussi, la mission d'information a souhaité que l'action concrète sur l'urbanisme et le logement soit pragmatique. Elle a jugé que le démantèlement des lieux de vie dégradés n'était envisageable que lorsque la dégradation était irrémédiable ou lorsque ces bâtiments se trouvaient dans des communes trop lourdement dotées en logement sociaux.
Elle a également considéré que les opérations d'aménagement, telles que les liaisons avec d'autres quartiers ou les dispositifs anti-bruits étaient souhaitables et que cette politique d'aménagement devait se doubler d'une meilleure desserte des zones en transports en commun afin de désenclaver les quartiers les plus isolés.
• Des interventions
économiques
Selon ses recommandations, l'action locale devait permettre de reconquérir les zones en difficultés. Le rapport de la mission notait que « l'arrivée d'entreprises dans les zones urbaines ne devait pas être passivement attendue mais systématiquement organisée » .
À cette fin, il préconisait « d'octroyer des exonérations partielles et temporaires de l'impôt sur les sociétés et sur les bénéfices industriels et commerciaux pour les zones les plus durement touchées » .
Il suggérait, en outre, d'accroître l'aide aux entreprises d'insertion et de favoriser l'emploi des habitants lors des opérations de réhabilitation de leur quartier.
Les travaux de la mission d'information ont conduit, en 1994, au vote de la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire.
5. Les innovations de la loi n° 95-115 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995
Véritable charte de l'aménagement du territoire, la loi d'orientation n° 95-115 du 4 février 1995 relative à l'aménagement et au développement du territoire a permis de traduire dans le droit, la nécessité d'une reconquête simultanée des villes et de l'espace rural.
Comme l'a rappelé M. le président Jean François-Poncet, la stratégie de l'État en matière d'aménagement du territoire doit être une « stratégie de rupture, une stratégie globale et une stratégie de long terme » . Dans ce cadre général, le Sénat a souhaité que les villes et l'espace rural apportent leur contribution respective à l'équilibre du territoire national.
L'un des principaux apports de la loi d'orientation est la détermination d'un zonage permettant d'accorder des avantages en fonction des handicaps propres à chaque portion de territoire.
À cette fin, la loi a défini des zones de redynamisation urbaine ou (ZRU) et des zones de revitalisation rurale ou (ZRR) répondant à un certain nombre de critères.
Situées au sein des zones urbaines sensibles (ZUS) caractérisées par la présence des grands ensembles ou de quartiers d'habitat dégradé et par un déséquilibre accentué entre habitat et emploi, les ZRU sont confrontées à des difficultés particulières et situées dans les communes éligibles à la dotation de solidarité urbaine.
Quant aux ZRR, elles correspondent aux zones confrontées à des difficultés particulières, situées dans les territoires ruraux de développement prioritaire ou TRDP, eux-mêmes caractérisés par un faible développement économique.
Preuve du souci exprimé par le Sénat de voir le sort de l'espace rural durablement amélioré, l'article 61 de la loi d'orientation prévoit expressément l'examen d'une loi complétant les mesures en faveur des ZRR.
Votre commission spéciale se félicite de la parution du décret n° 96-695 du 7 août 1996 pris pour l'exonération de cotisations patronales de sécurité sociale en faveur de l'emploi dans les zones de revitalisation rurale qui permet l'entrée en vigueur des dispositions de l'article 58 de la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire qui prévoit une exonération de charges sociales pour les entreprises créant des emplois. L'intervention de ce texte est l'une des traductions au plan réglementaire de l'équilibre qui doit inspirer les mesures en faveur des villes et celles dont bénéficie l'espace rural.
C'est sur la base de ces expériences, de ces réflexions et de ces travaux et après une large concertation que le Gouvernement a présenté en janvier 1996 le Pacte de relance pour la ville.
* 1 Henri Jacquot, "Chronique de Législation" dans L'actualité juridique du droit administratif, 20 décembre 1994.
* 2 Jacqueline Morand-Deviller, "L'apport de la loi d'orientation pour la ville" dans L'actualité juridique du droit administratif , 20 juin 1992
* 3 Avis du Conseil Economique et Social sur le projet de loi d'orientation pour la ville du 17 avril 1991, p. 44.
* 4 Rapport d'information n° 107 (1992-1993) sur la politique de la ville
* 5 Rapport n° 107 précité p. 81
* 6 Cf rapport Sénat n°334 (1993-1994).