IV. DES AUTOROUTES DE L'INFORMATION AU MULTIMÉDIA
A. LES CONSÉQUENCES DES AUTOROUTES DE L'INFORMATION POUR LA TÉLÉVISION
1. De l'enthousiasme à la prudence...
Le préalable le plus important à la création de nouveaux réseaux, au prix d'investissements considérables, est de savoir si les services et programmes que la société de l'information est supposée faire naître, seront suffisamment développés et s'ils rencontreront un public.
Or, l'urgence de bâtir de nouveaux réseaux semble d'autant moins évidente que la seule intégration des secteurs des télécommunications, de l'informatique et de l'audiovisuel aboutit en soi à augmenter les capacités de transmission de données.
Lors de son allocution au CNIT, le 7 décembre 1994, dans le cadre du colloque organisé par le Ministère de l'Industrie, consacrant l'engagement du Gouvernement français en faveur du développement des autoroutes de l'information, Jacques-Henri DAVID, Directeur général de la Compagnie Générale des Eaux, décrivait ainsi la diversité des approches : « Pour Bill Gates (Président de Microsoft), les autoroutes de l'information sont d'abord un micro-ordinateur géant. Pour Time Warner ou Canal +, c'est un gigantesque « Entertainment » à domicile. Pour ATT et FRANCE TÉLÉCOM, c'est d'abord un téléphone à images ».
En fait, chacun de ces grands groupes industriels, constatant sa potentialité à rivaliser avec le voisin, développe les stratégies nécessaires (technologique, industrielle, financière...) qui pourraient lui permettre d'occuper une position déterminante sur les marchés de la télévision, des télécommunications et de l'informatique, en maximisant les avantages acquis sur l'un de ces secteurs.
a). L'eldorado audiovisuel ?
Les autoroutes de l'information, comme cette expression imagée l'évoque, sont d'abord des infrastructures.
Pour parler « d'autoroutes de l'information », il faut réunir trois éléments :
-des réseaux à double voie de circulation (câble en fibre optique, satellite et ondes hertziennes), capables d'acheminer par paquets des données numérisées (image, son et texte) ;
-des logiciels de pilotages capables d'acheminer des paquets numériques d'un point à un autre ;
-des logiciels de numérisation de l'information.
Sans ces deux types de logiciels, les autoroutes seraient incapables de transporter le moindre service audiovisuel. Le coût du raccordement terminal en fibre optique est estimé, pour la France, entre 150 et 200 milliards de francs. Un investissement massif semble nécessaire pour abaisser les coûts de raccordement : les réseaux en cuivre doivent être entièrement remplacés par de la fibre optique pour autoriser une circulation de l'information en double sens. Or, le coût d'une prise optique, de l'ordre de 20 à 30 000 francs actuellement est loin d'être compétitif par rapport au coût d'une prise câble (350 à 400 francs).
Mais, pour autant, on peut s'interroger sur la nécessité d'un « nouveau plan câble », tel qu'il est esquissé dans le rapport Théry, d'autant que plusieurs schémas d'infrastructures sont proposés.
Les réseaux informatiques sont, en effet, capables de transmettre des images et des services de télécommunications.
Les réseaux de télécommunications peuvent transmettre des données informatisées, comme le prouve une expérience en cours Outre-Atlantique.
Les progrès réalisés dans la compression numérique offrent la perspective d'une diffusion de programmes télévisuels par le canal des fils téléphoniques.
Toutefois, l'expérience menée en Virginie du Nord par BELL ATLANTIC utilisant la norme de compression ADSL (29 ( * )) pour la transmission d'images par ce canal reste décevante. Les images ne sont pas d'une qualité suffisante pour la diffusion télévisuelle. Par ailleurs, Pacific Bell, qui détient le monopole des TÉLÉCOMmunications internes à la Californie, a annoncé, en mars 1995, qu'elle serait en mesure de diffuser des images auprès de 500 000 foyers en 1996. Mais l'investissement représente 16 milliards de dollars pour distribuer des images auprès de 4 millions de foyers à travers les lignes téléphoniques.
Dans le même temps, les opérateurs de télécommunication modernisent leurs infrastructures en accroissant l'utilisation de la fibre optique.
A l'instar de FRANCE TÉLÉCOM, ils ont contribué à l'aventure du câble, et à l'image des opérateurs américains, leur santé financière, née de l'exploitation des communications téléphoniques, leur permet de se lancer dans le rachat des câblo-opérateurs de la première génération, ou dans le développement des logiciels permettant d'accroître les potentiels de leur réseau.
Enfin, les ondes hertziennes peuvent diffuser des informations numérisées. Surtout, les téléviseurs acquièrent une capacité de gestion de l'information qui les rend de plus en plus aptes à se rapprocher d'un ordinateur. En effet, le téléspectateur recevant des dizaines de chaînes doit pouvoir choisir entre différents programmes munis des moyens technologiques qui lui permettent de réaliser un choix rationnel. Les interfaces de réception numérique représentent ainsi de véritables ordinateurs, capables de gérer l'information numérisée que représente chaque programme.
Ces interfaces, tels que le Visiopass commercialisé par FRANCE TÉLÉCOM, sont fabriquées autour de composants électroniques qui seront demain intégrés aux téléviseurs. Ces composants constituent toute l'intelligence des ordinateurs.
Toutefois, l'idée selon laquelle un « télé ordinateur » (que ce soit l'électronique ou l'informatique qui l'emporte sur l'autre) pourrait s'installer dans les foyers en intégrant toutes les fonctions en un seul appareil, paraît en décalage par rapport aux contraintes pratiques.
D'ores et déjà, un seul téléviseur est souvent insuffisant pour satisfaire les goûts de tous les membres d'une famille, confrontés à une multitude de programmes. Lorsque ce seront des dizaines de chaînes supplémentaires qui seront accessibles, qu'il sera concevable de visionner des CD-ROM, des jeux vidéo, de consulter des banques de programmes, de passer des commandes par téléachat, d'expédier son courrier électronique, etc., il est plus raisonnable d'imaginer que plusieurs appareils cohabiteront dans un foyer, même si des interfaces relieront certainement les fonctions des différents terminaux.
Cette combinaison est particulièrement poussée avec l'expérience PC Câble menée par la Lyonnaise Communication, en association avec FRANCE TÉLÉCOM.
Il s'agit de rendre opérationnelle une série de services interactifs, via le câble, permettant d'accéder à des commerces en réseau, des informations à la demande, des musées..., grâce à un PC relié au câble et à sa voie de retour, par l'intermédiaire du Visiopass, servant également de décodeur pour les programmes télévisés.
b). La prudence américaine
Dans le rapport qui a fait suite à une mission aux États-Unis, effectuée du 18 au 28 septembre 1994, et consacrée au développement des nouveaux services de communication audiovisuelle ainsi que de l'industrie multimédia, les membres de la commission des Affaires culturelles du Sénat (30 ( * )) ont nuancé l'idée, trop répandue, d'un « engagement massif des opérateurs économiques » sur un marché « aux contours encore flous ».
Pourtant, les perspectives de profits pour les câblo-opérateurs semblent considérables. Les réseaux sont, en effet, rentables grâce aux bénéfices engendrés, d'une part, par les temps de connexion, mais aussi, d'autre part, par l'utilisation de services interactifs. Les profits viendront autant des téléspectateurs consommateurs que des propriétaires d'application. Outre la vidéo à la demande, le système sera financé par la publicité, par les entreprises de vente par correspondance et par les détaillants qui paieront à la fois l'espace et le temps.
Le développement du marché du paiement à la séance se heurte, en réalité, aux réticences des utilisateurs. Ceux qui peuvent y accéder ne visionnent en moyenne que 2,5 films par mois.
Comme le montre l'expérience d'Orlando, cela ne ressemble guère à un Eldorado.
A Orlando, Time Warner a investi officiellement près de 30 millions de dollars pour réaliser la plus large expérimentation de nouveaux services (films à la demande, jeux interactifs, téléachat...) devaient également être expérimentés progressivement des services d'éducation à domicile, des services musicaux... L'infrastructure en fibre optique, assortie de commutateurs ATM apportés par ATT, de serveurs vidéo et de décodeurs (Set Top Boxes) devrait desservir 4 000 foyers.
Cent cinquante millions de francs d'investissement pour 4 000 foyers : cette expérimentation luxueuse est riche d'enseignement sur la prudence qu'il convient d'adopter lorsque l'on songe à la mise en place des autoroutes de l'information...
L'ambition de Time Warner a été de réaliser une plate-forme offrant la Panoplie la plus complète de services sur réseau. Baptisée « Réseau total » (Full Service Network), l'expérimentation d'Orlando serait pourtant loin d'atteindre les espérances de ses concepteurs. Alors que 4 000 foyers devaient être raccordés depuis 93, seuls quelques dizaines seraient aujourd'hui en mesure de recevoir des services sophistiqués. Mais ceux-là même ne sont pas à la hauteur des espérances, puisque les obstacles techniques s'avèrent considérables pour offrir des possibilités tels que l'arrêt sur image ou l'accès à la demande aux informations télévisées. De plus, tous ces services ne semblent pas passionner le public, et encore moins le convaincre d'augmenter son budget de dépenses en programmes télévisés. L'élasticité des dépenses ne dépasserait pas 4 dollars au plus par famille et par mois, ce qui est très loin d'offrir le moindre potentiel d'amortissement des infrastructures. Là réside tout l'intérêt de tels essais.
Une autre expérience est menée à Omaha.
Destinée à servir 90 000 foyers, elle est patronnée par Cox Câble. Elle a pour objectif essentiel de tester la concentration de l'intelligence nécessaire aux différentes applications interactives au niveau de la tête du réseau, et non pas dans le décodeur, présent dans chaque foyer. Il s'agit d'éviter que chaque évolution technique induise la nécessité de remplacer tout le parc des décodeurs, risque qui existe dans le schéma choisi à Orlando.
On peut conclure de ces expériences que, si le développement des autoroutes de l'information paraît inéluctable, d'énormes incertitudes demeurent au sujet du marché que cette révolution technologique présente.
Le rapport remis au ministre la Culture et de la Francophonie en mars 1995, intitulé « Tirer parti de l'introduction des technologies multimédia dans le domaine de la culture », relevait, en effet, que :
« Le discours sur les autoroutes de l'information s'est au début axé sur la vidéo à la demande. Mais, même si [elle] peut être considérée comme le cheval de Troie du concept de télévision interactive, économiquement, elle n'est pas suffisante pour financer les autoroutes attendues, sauf à s'accompagner de publicité abondante et à être la source d'un marketing très ciblé selon les demandes de films des abonnés ».
2. Nouveaux services, nouveaux enjeux
a) De nouvelles frontières entre audiovisuel et informatique
Les futurs véhicules qui rouleront sur les autoroutes de l'information seront des conglomérats associant toutes les sociétés intervenant sur le marché de l'information au sens large : sociétés d'informatique et sociétés de production cinématographique ou audiovisuelle.
Les Majors d'Hollywood (Warner, Columbia, Disney, 20th Century Fox, Paramount) ont récemment perdu leur monopole pour la production de programmes.
En effet, à la suite d'un récent amendement de la Loi régulant l'activité des grandes chaînes hertziennes, celles-ci viennent de voir levée l'interdiction qui leur était faite de créer leurs propres programmes. Sous l'impulsion de cette mise en concurrence, les Majors d'Hollywood se sont approchés des industries informatiques susceptibles de les aider à commercialiser leurs produits sous la forme de CD-ROM et CDI.
La solidarité d'intérêt entre fabricants de programmes et distributeurs en réseau a pour conséquence la constitution de structures verticales au sein desquelles quasiment tous les Majors hollywoodiens sont intégrés.
Ainsi, Paramount a été acquis par le câblo-opérateur VIA COM au prix de 9,6 milliards de dollars, mais aussi d'un endettement qui a forcé le groupe à céder une part de ses réseaux câblés à TCI. Toutefois, les réseaux de distribution ne sont pas uniquement câblés. Ainsi, VIA COM a acquis Block Baster, qui détient le premier réseau de distribution de vidéo, vendue ou louée, des États-Unis. 20th Century Fox est attaché au dernier né des networks américains, Fox (1986), détenue par Rupert Murdoch.
b) La bataille des droits
Détenir un catalogue permet de faire vivre un réseau qui a intérêt à s'agrandir afin d'amortir l'exploitation des programmes. La bataille des droits constitue un enjeu majeur.
C'est ainsi que Time Warner est devenu le premier câblo-opérateur en absorbant Câble Vision Industries, afin d'exploiter le catalogue de programmes de la Warner, déjà diffusés sur la première chaîne à péage HBO. Les fusions intervenues pendant l'été 1995 entre les géants de l'audiovisuel aux États-Unis, diffuseurs et producteurs, répondent à cette même logique.
De même, et dans le prolongement de leur accord du 21 juillet 1994 sur le développement conjoint de leurs activités de télévision, Canal+ et Bertelsmann -deuxième groupe de communication dans le monde avec un chiffre d'affaires de plus de 65 milliards de francs en 1993-1994- ont créé, le 22 mars 1995, une société commune d'acquisition de programmes audiovisuels, dénommé « Canal+UFA ». L'objet de cette société commune est d'acquérir des catalogues de droits audiovisuels et devenir un fournisseur de programmes approvisionnant tous les acteurs du marché.
Pour sa part, MATRA-HACHETTE MULTIMÉDIA a conclu, en février 1995, un accord avec MGM qui lui permet d'accéder au catalogue du producteur américain.
c). Les enjeux
Pour l'audiovisuel, l'enjeu majeur de la future société de l'information réside dans la capacité des diffuseurs à alimenter en images les multiples canaux qui se créeront.
A en croire M. Bruno Chetaille, président de TDF au colloque « 2005 la télé », du 9 janvier 1995, « la télévision sera numérique, interactive, multimédia. Ce sera une télévision d'abondance nous permettant d'élargir nos horizons de distraction, d'information et de connaissance avec en plus la possibilité de consommer de multiples télé services. Ceux qui seront abonnés au câble ou au satellite auront accès à plus d'une centaine de chaînes. L'offre hertzienne se sera aussi multipliée et le téléviseur, suivant en cela la radio ou le téléphone, sera devenu sans fil, voire mobile ».
Mais fort lucidement, il ajoute aussitôt que « si la technologie permet, dans la télévision comme ailleurs, de repousser les frontières du possible, elle ne suffit pas à elle-même. Une technologie existe par le service qu'elle rend. Or, entre les technologies et le service rendu, il y a le marché et ses acteurs, les sociétés de programme, les industriels, les régulateurs et bien sûr aussi les téléspectateurs »
Il ne faut pas, en effet, répéter en 1995 les erreurs commises, en France, depuis 1970 dans le secteur audiovisuel.
On a longtemps cru, en effet, que l'audiovisuel était uniquement une question de réseaux. L'expérience malheureuse du câble et du satellite montre à l'évidence qu'une politique audiovisuelle ne peut se résumer à cela.
De même, on a ensuite pensé que l'audiovisuel était avant tout des terminaux. Il faut aujourd'hui constater que le projet de TVHD fut également un échec. En quelque sorte, les techniques numériques ont causé leur premier mort analogique, le standard 16/9 ème .
L'enjeu des mutations technologiques s'est, en effet, déplacé. Pendant les années quatre-vingt, la recherche de la qualité de l'image semblait primordiale, et la passage de 625 à 1250 lignes inéluctable. Les années quatre-vingt dix sont celles où domine davantage la recherche de la quantité d'images. Aujourd'hui, la multiplication des canaux disponibles est devenue l'objectif prioritaire des diffuseurs.
Avec les innovations technologiques nécessaires pour satisfaire les besoins, il est clair aujourd'hui que le monde est bien entré dans l'ère du marché.
Le téléspectateur est devenu un énorme consommateur d'images.
En conséquence, un pays qui veut se faire entendre dans le secteur audiovisuel doit développer une industrie de la production audiovisuelle forte et dynamique, sous peine de voir les « autoroutes de "information » transformées en « autoroutes de l'uniformisation », largement dominées par l'intelligence, la langue et les références du monde anglo-saxon.
* 29 Asymmetrical Digital Subscriber Line, technique qui permet de transmettre sur une ligne téléphonique ordinaire de grands débits d'information, jusqu'à 8 millions de bits par seconde, mais de façon asymétrique, c est à dire dans un seul sens
* 30 Rapport de MM. Adrien Gouteyron, Pierre Vallon, Mme Danièle Bidart-Reydet, MM. François Autain, Pierre Jeambrun et Joël Bourdin, Sénat, seconde session ordinaire, n°245, 5 avril 1995.