C. LA QUERELLE TF1-FRANCE TÉLÉVISION SUR LA PUBLICITÉ
En janvier 1995, les chaînes commerciales privées ont critiqué ce qu'elles ont appelé une « dérive commerciale des chaînes publiques » (titre d'une note de M6 du 15 décembre 1994). Elles ont, en conséquence, souhaité que la durée moyenne des écrans publicitaires sur les chaînes publiques passent de 12 à 9 minutes en prime time, aux heures de grande écoute (18H30 - 20H00).
1. L'origine de la querelle
Le cahier des charges de FRANCE TÉLÉVISION publié au Journal Officiel du 18 septembre 1994 avait, en effet, autorisé les coupures publicitaires au sein des émissions de sport et des émissions de plateau. De ce fait, les chaînes publiques avaient le droit, à plusieurs conditions, de diffuser un volume horaire de publicité plus important que précédemment.
Selon les nouvelles dispositions, les oeuvres (films, fictions, documentaires) échappent toujours à la publicité, mais des coupures sont possibles dans les intervalles des compétitions sportives (mi-temps de football par exemple), et des « émissions autres que les oeuvres audiovisuelles » (variétés, émissions de plateau), si trois conditions cumulatives sont remplies :
1- une autorisation délivrée par le CSA,
2- une diffusion avant 20 heures,
3- et qu'elles soient « composées de parties autonomes, identifiées et séparées par des éléments visuels et sonores ».
Cette décision a, par exemple, permis à « Studio Gabriel » -interrompu à 19 h 20 par le lancement des titres du journal de 20 heures, d'avoir accès à la publicité. En réalité, elle a rendu possible pour France 2 d'aligner ses recettes sur celles de 1993, année où une publicité coupait déjà deux émissions d'une demi-heure, dans la tranche stratégique du 19-20 heures, pour une recette de 83 millions de francs.
Le montant des recettes publicitaires étant fixé chaque année par la loi de finances, indépendamment de la conjoncture, la hausse annuelle est donc limitée par le Parlement. Pour 1994, celle-ci a été fixée à 9 %. Cet objectif a été atteint par France 2 en septembre et par France 3 en octobre.
Il n'est pas anodin que cette querelle soit survenue alors que TF1 perd des parts de marché, ce qui fragilise sa position de leader sur le marché de la publicité télévisuelle.
En 1994-1995, l'évolution de l'audience a nettement profité à FRANCE TÉLÉVISION, malgré la grève du mois de juin 1995. Cette progression est essentiellement due à France 3.
La progression de l'audience de FRANCE TÉLÉVISION, essentiellement due à France 3, menace donc directement le « leadership » de TF1 qui a perdu deux à trois points d'audience en un an, alors que ses ressources publicitaires ont augmenté de 11%.
Sur le long terme, la situation de forte concurrence entre sociétés de télévision a, en effet, conduit à renforcer les finances de celles qui se trouvaient en position dominante sur le marché de la publicité. Ainsi, de 1987 à 1992, les recettes publicitaires nettes de TF1 sont passées de 3,4 à 6,2 milliards de francs (de 94% à 85% du CA consolidé). Sur la même période, la part de marché publicitaire de cette société est passée de 49% à 55%, tandis que celle du secteur public diminuait de 40,6% à 25% (tableau 6). En 1991, la publicité assure moins de 39% du budget de France 2, contre 70% en 1986 et 43% en 1992.
Au-delà de la prédominance de TF1, on note des phénomènes de distorsion entre les parts de marché publicitaire et les parts de marché d'audience. Ainsi, en 1994, TF1 obtient 54 % (55% en 1992) de parts de marché publicitaire avec une audience moyenne de 38 % (42,6% en 1992).
Cette distorsion constitue une sorte de « prime au leader ». Ce que recherchent les annonceurs à la télévision, c'est avant tout la puissance de l'audience. C'est pourquoi ils concentrent leurs investissements sur TF1. A l'opposé, les parts de marché publicitaire du secteur public (27 % en 1994, 25 % en 1992) sont plus faibles que leurs parts d'audience (40 %), en raison de leurs contraintes réglementaires et d'une certaine désaffection du public depuis 1987 faisant suite à la privatisation de TF1.
Pour un volume horaire fixé par le cahier des charges et un plafond de recettes publicitaires déterminé par le Gouvernement, le secteur public n'a, d'une manière générale, qu'un intérêt très relatif à l'augmentation de ses tarifs.
En outre, l'interdiction faite au secteur public de couper ses programmes par des écrans publicitaires oblige France 2 et France 3 à diffuser de longs écrans publicitaires (certains durent plus de dix minutes), ce qui réduit considérablement l'attention des téléspectateurs et dissuadent ainsi les annonceurs. A contrario, 99,7% des écrans de TF1 avaient, en 1990, une durée inférieure à quatre minutes.
2. Les enquêtes sur les pratiques publicitaires de FRANCE TÉLÉVISION.
Des « organismes indépendants spécialisés dans l'achat d'espace » comme Carat TV et Média polis, associés à l'Union des annonceurs (UDA, qui regroupe les plus importants annonceurs publicitaires), ont, le 19 janvier 1994, été chargés par le ministre de la communication de mener une étude comparative sur l'évolution des tarifs entre les deux premiers mois de 1994 et les deux premiers mois de 1995 (en simulation).
Ces enquêtes se sont avérées délicates, dans la mesure où, si l'accroissement des volumes est facilement vérifiable, le montant des tarifs l'est beaucoup moins. Les prix des écrans pratiqués, au jour le jour, par les uns et les autres, relèvent, en effet, du secret industriel. Une accusation ne peut se fonder que sur les confidences des annonceurs, susceptibles de réclamer à une chaîne les avantages consentis par une autre.
Pour sa part, l'Union des annonceurs a, le 15 février 1995, répondu par la négative à la question de savoir si ces chaînes pratiquaient une forme de dumping en matière de tarifs publicitaires.
A titre préliminaire, l'étude relève :
- que toutes les chaînes sont conduites à ajuster quasi quotidiennement le prix de leurs écrans,
- que l'audience des programmes varie considérablement, car il n'y a pas de « public de chaîne », qui regarde exclusivement l'une des chaînes,
- que l'audience totale étant relativement constante, tout progrès d'audience d'une émission se fait au détriment d'une émission concurrente, ce qui a pour effet d'amplifier considérablement les variations d'une chaîne à une autre (système d'un jeu à somme nulle).
L'étude note également que le terme de «dumping» est impropre car, d'une part, l'espace publicitaire télévisé étant national, il ne peut y avoir de substitut étranger et que, d'autre part, on ne peut parler de vente à perte, inférieure à un prix de revient, car l'espace publicitaire a un prix de revient nul. La diffusion d'un message publicitaire ne coûte rien et permet au contraire à la chaîne qui le diffuse de réaliser une économie, en ne diffusant pas un programme, et de créer une ressource.
En fait, les chaînes publiques pratiquent une décote de leurs tarifs publicitaires, notamment par rapport aux prix pratiqués par TF1, de 5 à 6 %, mais cette pratique commerciale peut se justifier par plusieurs facteurs
- sur le marché publicitaire, une entreprise vend à un prix d'autant plus bas qu'elle a une faible part de marché et, inversement, le leader sur ce marché bénéficie d'une prime, exprimée par un prix de vente supérieur à celui de ses concurrents,
- les chaînes publiques doivent pratiquer une décote en raison de la longueur de leurs écrans publicitaires et de l'interdiction de diffuser des messages à l'intérieur des émissions, ce qui. à l'évidence, diminue l'efficacité des spots diffusés.
L'intervention de l'État dans les mécanismes de fixation des prix, dont l'UDA remarque qu'elle ne correspondrait pas à la philosophie du libéralisme économique, et qu'elle serait en contradiction avec l'autonomie de gestion des chaînes publiques, aurait, par ailleurs, certains effets pervers :
- rendre les chaînes publiques encore plus dépendantes de la publicité. Si les tarifs publicitaires unitaires étaient relevés sans accroissement corrélatif des objectifs financiers globaux, ce qui ne peut être décidé que parle Parlement, les chaînes devraient diminuer la durée globale de leurs écrans .Elles seraient donc plus fortement dépendantes de l'audience ;
- fragiliser les chaînes publiques. Face au renchérissement de tarifs publicitaires publics, les chaînes privées auraient, en effet, le choix entre deux stratégies : soit maintenir leurs tarifs, soit les augmenter à due concurrence. Dans le premier cas, elles pourraient détourner une part importante des recettes des chaînes publiques, et les asphyxier. Dans le second cas,l'augmentation généralisée des tarifs publicitaires conduirait à exclure les PME de l'accès à la publicité télévisée et pourrait, par ailleurs, contraindre les annonceurs à transférer leurs dépenses publicitaires vers d'autres supports,comme le marketing direct.
Les chaînes privées sont donc protégées d'une concurrence trop agressive des chaînes publiques par les plafonds horaires qui s'imposent à toutes les chaînes hertziennes. De plus, elles sont prémunies de toute velléité de la part des chaînes publiques de brader leurs tarifs et de multiplier les écrans publicitaires notamment aux heures de forte écoute pour compenser la diminution du prix unitaire, et par les objectifs publicitaires assignés par le Parlement, qui sont considérés comme des plafonds et limitent, de ce fait, la concurrence que les chaînes publiques peuvent développer face aux chaînes privées sur le marché publicitaire.
Si l'écart des tarifs entre TF1 et FRANCE TÉLÉVISION s'est accru durant l'automne 1994, cette situation était due avant tout à l'érosion de l'audience de la chaîne leader qui, en dépit de cette évolution, a augmenté ses tarifs. Cet effet de ciseau a augmenté le coût au GRP (8 ( * )) , comme le montre le graphique ci-après :
3. Le maintien d'un financement mixte du secteur public est nécessaire
a) La contrainte budgétaire
Les prévisions de recettes de publicité des sociétés nationales de l'audiovisuel sont fixées, pour 1995, à 2 933 millions de francs, contre 2 847 millions de francs en 1994, ce qui correspondait à une actualisation de 2% en moyenne.
Toute diminution des ressources commerciales devrait se traduire, sous peine de creuser le déficit de FRANCE TÉLÉVISION, par un recours accru aux ressources budgétaires ou par une augmentation à due concurrence de la redevance, par une majoration de son taux, ou par un élargissement de son assiette, ce qui est préconisé par votre commission des Finances.
b) La nécessité pour les chaînes du secteur public, de connaître leur audience
La possibilité, pour le secteur public, de recourir à une source de financement d'origine commerciale - les ressources publicitaires -, constitue un exemple particulièrement remarquable de l'affrontement entre deux logiques : celle du secteur public et celle du marché. La logique du secteur public paraît, à première vue, s'opposer au financement de type commercial.
Mais dès lors que le secteur public de l'audiovisuel se trouve en situation concurrentielle, on ne saurait lui interdire l'accès à des ressources qui traduisent cette concurrence. En effet, les recettes publicitaires ne sont que le reflet de l'audience dont le secteur public ne saurait -sauf exception s'affranchir : une chaîne publique sans audience ou avec peu d'audience ne remplit évidemment pas sa mission. On ne voit pas pour quelles raisons la masse des contribuables paierait pour la satisfaction d'un petit nombre. Ce qui est valable pour l'audiovisuel l'est également pour tous les secteurs : les pouvoirs publics, en France, feraient bien d'être un peu plus soucieux des deniers publics.
Ces deux modes de financement correspondent à deux légitimités :
. la redevance finance les missions de service public,
. les ressources publicitaires rappellent à leurs devoirs d'audience ceux qui font la télévision du secteur public.
Le maintien d'un financement mixte du secteur public est indispensable, et il faut écarter toute idée du type de la fausse bonne idée : « à secteur public, ressources publiques ; à secteur commercial, ressources commerciales ».
En effet, au souci des uns de réserver l'intégralité des ressources publicitaires aux chaînes privées et à celui des autres de prétendre garantir la spécificité et l'identité du secteur public, il faut opposer le souci primordial de préserver avant tout l'indépendance du secteur public.
A cet égard, la dualité de son financement constitue l'une de ses meilleures garanties d'indépendance, puisque la redevance permet au secteur public de prendre les distances souhaitables à l'égard des annonceurs, tandis que la publicité assure le même rôle à l'égard des pouvoirs publics. La publicité permet ainsi d'éviter que le secteur public cède à la tentation de ne faire de la télévision que pour ceux qui la font et non pour ceux qui la regardent, ce qui n'exclut nullement une préoccupation culturelle. Affirmer le contraire serait avoir une piètre opinion du téléspectateur comme une conception élitiste et marginalisée de la télévision : il est bien vrai qu'une chaîne publique sans audience ne remplit pas sa mission.
Toutefois, si la télévision du secteur public ne peut se passer des ressources du marché publicitaire, le respect de ses missions essentielles lui impose d'en user avec modération, sous peine de succomber aux attraits de la médiocrité et de la vulgarité.
« La place de la publicité doit être contenue, de manière à ce que cette source de financement reste compatible avec les missions de service public », ainsi que le relevait le rapport du Gouvernement au Parlement sur l'avenir du secteur public, présenté en 1989 par Mme Catherine Tasca.
De même, le rapport de la commission Campet de septembre 1993 sur l'avenir de la télévision publique relevait :
- que le désengagement total de FRANCE TÉLÉVISION du marché publicitaire n'était souhaitable :
ni pour la télévision publique, qui se soustrairait ainsi de la sanction de l'audience, ce qui pourrait avoir comme conséquence « le repli vers l'élitisme d'un pôle public à vocation culturelle étroite, face à un secteur exerçant un monopole de l'offre distractive » :
ni pour les chaînes commerciales elles-mêmes, car un déséquilibre, néfaste à la concurrence, pourrait être créé.
- que, pour autant, une dépendance abusive par rapport aux recettes commerciales doit être évitée, et que des règles spécifiques, en rapport avec l'éthique du service public, doivent être maintenues.
4. Les travaux de la Commission européenne sur le mode de financement des services publics de l'audiovisuel
Saisie en 1992 par plusieurs diffuseurs privés européens -dont TF1-, la Commission européenne devrait se prononcer prochainement sur la compatibilité du mode financement du service public de l'audiovisuel au regard des règles communautaires limitant les aides d'État. Une étude doit être préalablement effectuée par un cabinet de consultants anglo-saxons. Sur le fondement de cette étude, dont les États seraient préalablement saisis pour faire connaître leurs observations, la Commission devrait fixer des lignes directrices générales sur les aides d'État en matière audiovisuelle.
* 8 Coût au « great rating point » coût nécessaire pour diffuser un message susceptible de toucher 1% de la cible choisie. Cette cible est, de plus en plus, assimilée aux ménagères de 15 à 49 ans Par convention, un GRP équivaut à 105 000 personnes de cette catégorie.