EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 12 février 2024, sous la présidence de M. Philippe Mouiller, président, la commission examine le rapport de Mme Silvana Silvani, sur la proposition de loi (n° 208, 2024-2025) visant à indexer les salaires sur l'inflation.
M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle l'examen du rapport de notre collègue Silvana Silvani sur la proposition de loi visant à indexer les salaires sur l'inflation, déposée par Mme Cathy Apourceau-Poly et plusieurs de ses collègues du groupe CRCE-K. Ce texte est inscrit dans le cadre de l'espace réservé du groupe CRCE-K le mercredi 19 février à seize heures trente.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - La proposition de loi de notre collègue Cathy Apourceau-Poly et des autres membres du groupe CRCE-K prévoit de mettre en place une indexation sur l'inflation des salaires et du point d'indice des fonctionnaires. Cette indexation, aussi appelée « échelle mobile des salaires », ne doit pas faire l'objet de contresens. Comme l'ont bien exprimé les représentants syndicaux que j'ai auditionnés, elle correspond non pas à une augmentation de salaire, mais à un maintien du pouvoir d'achat des travailleurs.
Entendons-nous d'abord sur des constats objectifs. La poussée inflationniste survenue en 2022 et 2023 a provoqué une précarisation importante des salariés du secteur privé. L'évolution de l'indice des prix a été supérieure à celle du salaire moyen annuel par tête. En conséquence, ce dernier a chuté de 1,0 % en 2022 et de 0,8 % en 2023. La diminution du pouvoir d'achat n'a toutefois pas été uniforme : en bas de la distribution des salaires, les revalorisations automatiques du Smic - il est indexé sur l'inflation -, ont permis de stabiliser le salaire réel des travailleurs concernés.
Cette situation a provoqué une compression de la distribution des salaires : la part de salariés rémunérés au niveau du Smic, qui a atteint le pic historique de 17,3 % en 2023, reste à un niveau élevé de 14,6 % au 1er janvier 2024. Les négociations salariales au niveau des branches ou des entreprises ne peuvent donc pallier l'absence d'échelle mobile des rémunérations pour éviter tout tassement des grilles salariales.
Au niveau des branches, les salaires minima hiérarchiques (SMH) ont souvent été, lors de la période inflationniste, en état de non-conformité au Smic. Au 1er janvier 2024, 45 % des branches du secteur général n'étaient pas conformes, dont 12 % depuis plus de six mois. Il s'agit pourtant là d'une obligation légale sur laquelle les représentants syndicaux ont insisté.
Dans la fonction publique, le constat est encore plus alarmant. Le point d'indice, à partir duquel sont calculés les traitements des fonctionnaires, peut être augmenté à la discrétion du Gouvernement. Si cette augmentation a été quasi annuelle jusqu'en 2010, les gouvernements successifs ont depuis choisi de geler le point d'indice durant de longues périodes, avec pour conséquence une perte progressive de pouvoir d'achat pour les agents publics. Ainsi, les deux seules hausses des huit dernières années, en 2022 et 2023, respectivement à hauteur de 3,5 % et 1,5 %, ne compensent même pas l'inflation de la seule année 2022. De même, selon l'Insee, entre 2012 et 2022, le salaire net moyen des fonctionnaires a augmenté de 1,4 % quand celui des salariés augmentait de 4 % et l'inflation de 14 %.
Permettez-moi également de réfuter quelques contre-vérités historiques. Il est souvent dit que l'échelle mobile des salaires a existé en France et qu'elle a nourri l'inflation, ce qui a justifié son abrogation. Il est vrai que le débat a souvent animé les syndicats et que le sujet fut débattu plusieurs fois au Parlement, notamment dans les années 1950. En réalité, la loi du 18 juillet 1952 a mis en place un mécanisme d'indexation du salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig). Concomitamment, le législateur a autorisé les conventions collectives à contenir des clauses d'indexation automatique et quelques branches professionnelles se sont alors saisies de cette liberté contractuelle. Si l'indexation du salaire minimum légal a perduré, les clauses d'indexation sur l'inflation ou sur le Smic dans les conventions collectives furent, quant à elles, interdites : une première fois, en droit, par une ordonnance de 1958, puis lors du tournant de la rigueur en 1982. Je m'étonne que le législateur fasse aujourd'hui encore obstacle à un accord validement conclu entre syndicats et patronat en la matière.
La proposition de loi que nous examinons vise à répondre, en partie, aux problèmes que je viens d'exposer. L'article 1er prévoit une indexation annuelle des salaires du secteur privé sur le taux prévisionnel d'inflation. Il prévoit également de mettre fin à l'interdiction, contenue dans le code du travail, des clauses conventionnelles comportant une indexation automatique des salaires sur le Smic.
L'article 2 a pour objet d'indexer la valeur du point d'indice de la fonction publique sur l'inflation prévisionnelle. Le coût de cette indexation, qui aurait été de 5 milliards d'euros en 2024 pour les employeurs publics, doit être relativisé. En effet, en l'absence d'un tel dispositif, près de 3,5 milliards d'euros ont été utilisés pour des mesures dites catégorielles, afin de maintenir le pouvoir d'achat des fonctionnaires via diverses primes et mesures d'urgence.
L'article 3 impose la tenue annuelle de négociations sur les salaires au niveau des branches professionnelles et réaffirme l'objectif d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Enfin, il précise qu'aucun minimum de branche ne doit être fixé en dessous du Smic.
Enfin, l'article 4 vise à inciter les employeurs à augmenter les salaires à la mesure de l'inflation ou à réduire, dans le cas contraire, les allègements généraux de cotisations patronales dont ils bénéficient. Cette mesure poursuit la même logique que celle qui a été proposée par le député Jérôme Guedj et qui a été retenue dans le compromis issu de la commission mixte paritaire à l'article 6 du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Parmi les arguments avancés par les adversaires de l'indexation figure en bonne place le fameux risque d'une boucle prix-salaire. Rien de nouveau sous le soleil, puisque cette rengaine était déjà avancée lors de l'examen parlementaire de la loi de 1952... En réalité, la flambée inflationniste des années 1950 était due en grande partie à la guerre de Corée, soit à un choc exogène comparable aux sous-jacents de l'inflation des années 2022 et 2023.
Il ressort de mes auditions que le débat sur la possibilité d'une spirale inflationniste n'est pas tranché. Une partie de la littérature scientifique met en avant qu'un tel risque est en réalité surestimé et qu'un mécanisme d'indexation ne provoque pas à lui seul la hausse des prix. Surtout, cette objection ne résiste pas à l'épreuve des faits. Les mécanismes d'indexation existant en Belgique ou au Luxembourg ne créent nullement une telle spirale, quand bien même ils remontent respectivement à 1919 et 1921. La désinflation en Belgique a eu lieu comme en France à partir de 2023 sans qu'aucun phénomène d'emballement ne se produise.
J'en viens à un point important. Certains contempteurs de l'indexation y voient une douce utopie, dispendieuse et inapplicable. Pourtant, aux frontières de mon département, au Luxembourg, une indexation automatique et générale des rémunérations est enclenchée chaque fois que l'indice des prix à la consommation nationale franchit le seuil de 2,5 %. De même, en Belgique, des commissions paritaires pilotent, secteur par secteur, le mécanisme d'indexation qu'elles ont choisi. Or la Belgique est le pays européen où le salaire réel moyen a le plus progressé en 2023, alors même qu'il avait déjà moins diminué en 2022 que la moyenne de la zone euro. Nos voisins ont donc su trouver une solution pour protéger le pouvoir d'achat de l'ensemble de leurs salariés, les invitant - les plus cinéphiles d'entre nous apprécieront -, à dire : « merci patron ! »
Les organisations patronales, que je regrette de n'avoir pas pu auditionner, soulignent dans leurs contributions écrites le risque que l'indexation représente pour les entreprises. Or il faut mettre en avant également l'opportunité qu'elle constituerait. L'exemple de la Belgique démontre, là encore, que les marges des entreprises n'y sont pas nécessairement moindres, et que la consommation permise par ces hausses de salaire soutient efficacement la croissance.
Lors de leurs auditions, les administrations françaises se sont fait les relais du dogme libéral, suscitant des craintes diverses. Elles ont d'abord considéré que l'indexation des salaires était contre-nature, étrangère à la culture juridique française et nuisible au fonctionnement de la société. Les faits sont pourtant têtus. La non-indexation de la rémunération des 27 millions de salariés en France est à comparer aux 17 millions de retraités et aux 13 millions de bénéficiaires de prestations sociales, qui voient leurs prestations revalorisées chaque année au niveau de l'inflation. Ainsi considéré, il est plutôt étonnant que les actifs, qui travaillent, voient leur pouvoir d'achat moins bien protégé que les autres parties de la population.
Selon ses détracteurs, l'indexation des salaires nuirait par ailleurs au dialogue social, en dépossédant les partenaires sociaux d'une prérogative qui leur serait propre. On peut leur répondre que les sujets de dialogue social, que ce soit au niveau de la branche ou de l'entreprise, ne manquent pas. Il faut au contraire faire confiance aux partenaires sociaux pour mettre à profit le temps ainsi économisé pour évoquer d'autres points d'intérêt.
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi est bienvenue, utile et même nécessaire.
Enfin, et bien qu'aucun amendement n'ait été déposé à ce stade, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives à l'indexation des salaires du secteur privé et du point d'indice de la fonction publique sur l'inflation ; aux modalités d'organisation et au contenu des négociations salariales au niveau des branches professionnelles ; au conditionnement des allègements généraux de cotisations sociales patronales au niveau de salaire ou au mécanisme de négociations salariales dans les entreprises ou dans les branches.
Mme Frédérique Puissat. - Cette proposition de loi présente une configuration économique et sociale correspondant à des valeurs et à des idées politiques que nous respectons, sans pour autant les partager. Corinne Bourcier et moi avons d'ailleurs fait, dans le cadre d'une mission d'information sur les négociations salariales, des propositions qui ne vont pas dans ce sens. En France en effet, nous n'administrons pas les salaires. Ces derniers sont fixés librement, dans le cadre d'un contrat de travail, dans le respect du Smic, des grilles salariales d'entreprise et bien entendu d'une négociation salariale qui donne lieu à des conventions de branche.
C'est grâce à ce système, d'ailleurs, que nous évitons le décrochage. Ainsi, les salaires dans le secteur privé ont été revalorisés de 4,6 % en 2023 et de 3,5 % en 2024. Pour 2025, les revalorisations devraient être supérieures à l'inflation. Nous avons donc un système et un dialogue social qui fonctionnent et qui nous permettent d'être compétitifs.
Je le dis d'autant plus que la commission des affaires économiques vient d'auditionner la branche chimie et que nous avons vu à quel point les questions de coût du travail, de simplification et de dialogue social devaient se régler à l'échelle des branches. Si nous voulons gagner des parts de marché, préserver nos emplois et nos industries, nous devons rester dans cette logique de souplesse, qui s'adapte aux branches et à la concurrence.
Cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes indifférents aux enjeux de pouvoir d'achat. Nous considérons que la solution proposée au travers de cette proposition de loi n'est pas la bonne. Comme vous l'avez dit, elle a été expérimentée dans les années 1950 et jusqu'au début des années 1980, et c'est même un gouvernement de gauche qui est revenu sur cette logique. Nous sommes donc alignés avec la gauche de 1983 et proposerons de voter contre cette proposition de loi.
Nous sommes toutefois heureux de ce débat, qui apportera des éclairages. Nous avons discuté, à l'occasion du projet de loi de finances, des difficultés rencontrées par les collectivités territoriales et de notre capacité à maintenir les fonds que nous leur consacrons. En l'occurrence, si nous adoptions cette proposition de loi, nos collectivités ne pourraient pas l'appliquer.
Madame la rapporteure, je voudrais enfin rétablir une vérité. Les branches dans lesquelles les revalorisations salariales sont en deçà de l'inflation sont au nombre de trois. Le dialogue social fonctionne dans notre pays, et nous devons le préserver.
Mme Monique Lubin. - Cette proposition de loi me semble particulièrement intéressante. Elle pointe en effet un problème : en période d'inflation, les employeurs ne se posent pas la question de répercuter ou non la montée des prix, par exemple des matières premières. Dans les entreprises de production, ils sont bien obligés de faire avec et donc d'augmenter le prix de leurs produits pour faire vivre leur entreprise. La seule question qu'un certain nombre d'employeurs - pas tous - ne se posent pas est celle de l'augmentation des salaires.
Ne soyons pas angéliques. Oui, le dialogue social se passe bien dans de nombreuses entreprises. Oui, certaines ont augmenté les salaires au regard de l'inflation. Mais il y en a aussi beaucoup qui n'ont rien fait, notamment dans les secteurs du commerce et de l'artisanat. Les entreprises de ces secteurs avaient pourtant augmenté leurs tarifs pour répercuter la hausse du coût des fournitures, mais l'augmentation des salaires étant facultative, les salariés n'en ont pas bénéficié. Ils ont donc perdu en pouvoir d'achat.
Dans ce contexte, je veux bien faire confiance au dialogue social et aux employeurs. On ne peut pas continuer à dire que l'on est conscient du problème et ne pas tenter d'y remédier. Je ne suis pas favorable à une « économie administrée ». Pour autant, j'estime qu'une disposition légale obligeant tout employeur à indexer l'ensemble des salaires au minimum sur l'inflation serait bienvenue.
J'ai bien conscience des problèmes que la mise en oeuvre de cette mesure pourrait poser. J'ai également retenu des auditions que l'effet inflationniste d'une augmentation des salaires n'était pas avéré. Je proposerai donc à mon groupe de voter cette proposition de loi. Elle permettra d'ancrer le débat et, peut-être, d'inscrire certaines dispositions dans la loi, y compris dans des modalités légèrement différentes de celles que proposent nos collègues.
Quant au secteur public, il fait face à des difficultés budgétaires sur l'origine desquelles je ne m'étendrai pas. Néanmoins, pouvons-nous décemment considérer que les agents publics ne sont pas des salariés comme les autres et qu'ils ne bénéficient jamais d'augmentations, au prétexte que les finances de l'État ou des collectivités territoriales sont en mauvais état ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Exactement !
Mme Monique Lubin. - Demandons-nous plutôt comment nous pouvons améliorer nos finances publiques et en faire profiter nos agents, qui le méritent bien.
M. Olivier Henno. - Ce sujet est totalement légitime et mérite discussion sur le plan économique, car, en effet, les principaux perdants de l'inflation sont les salariés qui vivent de leur travail.
Ce sujet a un autre mérite, celui de nous rajeunir, et un bain de jouvence, à mon âge, cela ne se refuse pas ! Il a fait l'objet d'un grand débat lancé par Raymond Barre dans les années 1970 et 1980, à un moment où l'inflation était à deux chiffres et où nous n'étions pas protégés par l'euro. C'est paradoxalement avec Jacques Delors et Pierre Mauroy, lors du tournant de la rigueur, que la décision de désindexer les salaires a été prise, afin de ralentir la machine infernale qui appauvrissait les Français. Cela a fonctionné, puisque l'inflation a baissé et que nous avons basculé dans une autre dimension économique. De mon point de vue, il serait extrêmement périlleux d'entrer à nouveau dans le cycle infernal de l'inflation.
On ne peut pas faire confiance au paritarisme et, comme aurait dit André Bergeron, ne jamais lui « donner de grain à moudre ». L'auteure de la proposition de loi pose une bonne question, mais la réponse est mauvaise. Il arrive parfois que l'enfer soit pavé de bonnes intentions.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Il n'est pas étonnant que ce type de proposition de loi, souvent débattue au Parlement, revienne après un choc exogène. Au cours des auditions, nous avons vu s'affronter deux types de positions. D'un côté, celle des administrations, qui faute d'éléments, spéculent sur les effets d'une telle mesure sur la compétitivité des entreprises ; de l'autre celle de ceux qui, confirmés par leur expérience, pratiquent cette indexation. Je veux parler de ces pays qui ne me semblent pas être totalement administrés, le Luxembourg et la Belgique, où l'on considère d'ailleurs que le débat est en France très idéologisé.
Aujourd'hui, la boucle qui nous enserre est la boucle prix-profit. Pendant le choc inflationniste, nous avons vu des branches entières - l'agroalimentaire ou encore le transport - augmenter leurs prix de 110 % au prétexte de l'augmentation des prix de l'énergie. On nous avance souvent le fait que les salaires suivent. Ils suivent, certes, mais avec du retard. En attendant, les salariés doivent en quelque sorte payer l'augmentation des prix. Nous parlons bien d'une boucle prix-salaire et non d'une boucle salaire--prix.
D'après la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), les salaires réels ne suivent plus l'inflation depuis 2017. Ils ont même baissé de 3 % à 4 %. Depuis la fin de l'indexation dans les années 1980, il y a eu certes des augmentations, mais le partage de la valeur ajoutée s'est fait au détriment des salariés. Quant aux marges des entreprises, elles augmentent également.
Par ailleurs, la négociation salariale ne doit pas être une course après les prix !
Mme Monique Lubin. - Absolument !
Mme Raymonde Poncet Monge. - La négociation salariale, c'est le moment où l'on devrait discuter partage de la productivité ou égalité entre les hommes et les femmes. Or les négociations annuelles obligatoires (NAO) sont polluées par cette course au maintien du pouvoir d'achat, qui est pourtant un minimum. On crée de la conflictualité là où, dans les pays précités, les négociations sont apaisées. En tant qu'économiste, je peux vous dire que les soubassements idéologiques d'une compétitivité-coût appuyée sur les bas salaires ne rendent pas service à l'économie française. Nous ferions mieux d'essayer de monter en gamme et de rechercher une compétitivité hors coût plus intéressante. Quand votre coût salarial représente 10 % à 15 % de vos charges, une augmentation de 2 % ne devrait pas vous mettre à mal. Si tel est le cas, alors votre compétitivité globale est problématique.
Enfin, l'indexation des salaires aurait un effet sur la demande. Beaucoup d'industries - je pense à la restauration notamment - préféreraient que les salariés ne perdent pas pendant plusieurs années une partie de leur pouvoir d'achat.
Mme Brigitte Devésa. - L'intention sous-tendue par cette proposition de loi est louable. Nous sommes tous concernés par l'enjeu du pouvoir d'achat et il est indéniable que de nombreux Français voient ce dernier s'éroder chaque année en raison de l'inflation. Par ailleurs, la revalorisation automatique du Smic sans ajustement équivalent pour les autres salaires contribue largement à un nivellement par le bas. La classe moyenne, qui voit son écart de rémunération avec le Smic se réduire, nourrit un sentiment de déclassement. En 2021, 12 % des travailleurs percevaient le Smic. Ils sont aujourd'hui 17 %.
Cependant, la question n'est pas tant de savoir si cette mesure est souhaitable, mais plutôt si elle est viable. Or dans le contexte économique actuel, elle ne semble pas l'être. Tout d'abord, les entreprises, en particulier les plus petites, n'ont ni la trésorerie ni les marges nécessaires pour garantir une revalorisation automatique des salaires. Une telle contrainte pourrait les pousser à licencier, voire à fermer, entraînant une hausse du chômage qui serait contraire à l'objectif.
Par ailleurs, dans un contexte de forte compétitivité internationale, imposer une rigidité supplémentaire pourrait freiner notre réindustrialisation.
Enfin, concernant le secteur public, la situation budgétaire de l'État et des collectivités locales est déjà préoccupante. La revalorisation automatique des salaires de l'ensemble des fonctionnaires représenterait un coût de plusieurs milliards d'euros par an, soit une charge insoutenable pour les finances publiques.
Bien que cette proposition parte d'une intention légitime et compréhensible, elle apparaît donc économiquement irréaliste. C'est la raison pour laquelle le groupe Union Centriste ne la votera pas.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Je partage les points de vue de mes collègues Brigitte Devésa, Frédérique Puissat et Olivier Henno, mais aussi ce qu'a dit fort intelligemment Raymonde Poncet Monge.
Je comprends tout à fait la logique de Cathy Apourceau-Poly et de la rapporteure ; elle correspond à leur système de pensée. Toutefois, nier la boucle inflationniste serait une erreur. Je l'ai personnellement vécu - c'est le privilège de l'âge -, et je peux vous dire que pour obtenir un crédit dans les années 1980, il fallait pouvoir assumer un taux de 15 %. C'était dément : les prix augmentaient, on augmentait les salaires et il a fallu l'intervention de Raymond Barre et surtout de Jacques Delors pour casser la spirale inflationniste.
On peut prendre les références que l'on veut. Vous avez choisi pour votre démonstration la période 2012-2022, mais en considérant uniquement l'indice d'augmentation des salaires. Or la réalité est que les salaires augmentent, comme le disait Mme Poncet Monge, avec la productivité. Les augmentations du salaire réel sont ainsi beaucoup plus importantes que celles qui sont repérées au moyen du seul indice. Le maintien du pouvoir d'achat en période inflationniste passe par le paritarisme et par le dialogue social. Voilà ce qui est créateur de richesse, mais aussi de responsabilité.
M. Daniel Chasseing. - Frédérique Puissat a rappelé que les salaires avaient augmenté en 2022 et 2023. Quant à Olivier Henno et Jean-Marie Vanlerenberghe, ils ont souligné le lien important entre les salaires et l'inflation. Je me souviens ainsi avoir souscrit dans les années 1980 un crédit à 13 % pour acheter ma maison.
Nous sommes non pas dans un social-étatisme, mais dans un social-libéralisme : dans notre système, ce sont les entreprises qui créent la richesse et qui apportent les cotisations nécessaires à la gestion de nos acquis sociaux. En minorant les exonérations de chaque employeur en fonction de l'augmentation annuelle des salaires, l'article 4 me semble être une usine à gaz de nature à freiner le développement des entreprises.
Depuis les lois El Khomri et Pénicaud, nous notons une amélioration du dialogue social et surtout une incitation au dialogue social. Le texte qui nous est proposé conduirait au contraire à un social-étatisme et à un affaiblissement du dialogue social. Les entreprises qui se développent sont celles dans lesquelles il y a une harmonie entre les employés et l'employeur. Dès lors que l'entreprise est en croissance, l'employeur souhaite garder ses salariés et les augmente. C'est du gagnant-gagnant, même s'il peut y avoir des problèmes en cas de baisse d'activité. Attaché au social-libéralisme, je ne voterai pas cette proposition de loi.
Mme Céline Brulin. - Parmi les arguments qui ont été développés, celui d'une économie qui serait « administrée » me fait sourire. Voyez-vous, ce n'est pas tout à fait l'image que j'ai du Luxembourg, qui ressemble davantage à un paradis fiscal.
L'indexation des salaires sur l'inflation pourrait certes poser quelques difficultés, mais uniquement aux petites entreprises. L'éventuel problème de compétitivité de la branche chimie n'a rien à voir les salaires des travailleurs de ces entreprises. Il est plutôt dû aux coûts de l'énergie et au fait que des industriels qui, par le passé, cherchaient à produire utile, attendent aujourd'hui des taux de rendement irréalistes. Si le groupe Exxon - 36 milliards d'euros de bénéfice en 2023 - supprime 650 emplois dans mon département, cela n'a rien à voir avec le montant des salaires. La direction préfère d'ailleurs mettre dans un plan social une somme équivalente à ce que coûteraient les investissements pour regagner en compétitivité...
À l'inverse, les petites entreprises, qui pourraient légitimement s'inquiéter d'une telle mesure, estiment plutôt que l'effet sur la consommation viendra doper leur carnet de commandes. L'indexation des salaires serait donc plutôt un atout qu'un obstacle.
Par ailleurs, le rapport pointe le fait que les prestations sociales et les retraites sont, pour tout ou partie, indexées sur l'inflation, entraînant un décrochage des salaires. Quand on est, comme certains d'entre vous le disent à juste titre, des défenseurs de la valeur travail, on devrait trouver logique que le travail rémunère mieux que des prestations sociales. Je vous invite à en tirer toutes les conclusions.
Enfin, mon cher collègue, votre bain de jouvence pourrait bien durer longtemps. Au-delà du rattrapage du pouvoir d'achat, c'est le partage de la valeur produite par le travail dans les entreprises qui est en jeu. Ce débat n'est pas derrière nous. Le rapport de forces fait qu'il est parfois en faveur des uns, parfois en faveur des autres, mais il continuera d'animer les salariés comme l'ensemble de la société.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Ce débat mérite notre plus grande attention et je rejoins Brigitte Devésa : le pouvoir d'achat nous préoccupe tous. Cependant, toutes les entreprises ne sont pas en mesure d'augmenter les salaires. Celles qui le peuvent ont la responsabilité de le faire, mais la France ne compte pas que des grandes entreprises enregistrant de très gros profits ! Or je n'imagine pas une entreprise dont la trésorerie serait insuffisante ne pas répercuter le coût du travail sur son produit final et, ainsi, obérer le pouvoir d'achat des consommateurs. C'est un peu le serpent qui se mord la queue.
Ce genre de proposition devrait être accompagné, me semble-t-il, d'une étude d'impact sur les entreprises. Si la mesure était applicable, je l'approuverais volontiers, mais je doute fort que toutes les entreprises puissent la mettre en oeuvre. Cela m'inquiète pour leur compétitivité qui, soit dit en passant, n'est pas un gros mot.
Mme Cathy Apourceau-Poly, auteure de la proposition de loi. - Je suis assez surprise du sort qui semble réservé à ma proposition. Nous savons que l'inflation est galopante. Nous recevons tous dans nos permanences des travailleurs pauvres de plus en plus nombreux. Disons les choses : il y a dans ce pays des travailleurs qui, chaque matin, vont au turbin et qui doivent s'adresser aux associations caritatives pour boucler leurs fins de mois. Il y a longtemps que certains ne prennent plus de vacances, longtemps que la seule sortie se résume à une après-midi dans un parc, si tant est qu'ils puissent encore payer une crêpe ou une gaufre à leurs enfants.
C'est en réaction à cette situation que nous avons déposé cette proposition de loi. Comment voulez-vous qu'une aide à domicile qui touche 900 euros par mois ou qu'un agent de la fonction publique en catégorie C qui dispose de 1 500 euros nets puisse faire face à l'inflation galopante ?
En parallèle les entreprises du CAC 40 ont réalisé en 2023 - je me réjouis que cela ait été souligné - pas moins de 145 milliards d'euros de bénéfices. Ce sont tout de même les salariés qui produisent la richesse des entreprises ! Les patrons du CAC 40, dont le salaire annuel moyen est de 7,1 millions d'euros se sont par ailleurs augmentés de 6 %. Or une augmentation de 6 % n'a pas le même effet lorsque l'on gagne 7 millions d'euros ou que l'on gagne 1 500 euros ! Le patron de Stellantis, qui a touché en 2023 un salaire de 36,5 millions, a augmenté ses salariés de 3,5 %... Enfin, tout de même, un peu de justice sociale ! Il serait juste de prévoir une répartition de la richesse.
Je rejoins Céline Brulin : en France, 19 % des salariés sont pauvres et 12 % des travailleurs indépendants n'arrivent plus à s'en sortir. Au travers de cette proposition de loi, nous réclamons tout simplement que le travail soit reconnu, qu'il paye et qu'il soit indexé sur l'inflation pour permettre aux salariés de vivre dignement.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - Certains ont parlé d'augmentation des salaires. Je rappelle que cette proposition de loi a pour objet non pas d'augmenter les salaires, mais bien de les ajuster à l'inflation. L'augmentation des salaires doit relever des négociations. Les syndicats salariés regrettent d'ailleurs que leur temps de négociation soit essentiellement consacré à travailler sur cet ajustement. Ils aimeraient aussi réfléchir aux emplois, aux qualifications et aux métiers. Ne les réduisons pas à des fauves dont le seul objectif serait d'obtenir des augmentations de salaire !
Je remarque par ailleurs que mes contradicteurs font peu ou pas référence aux modèles belge et luxembourgeois sur lesquels j'ai volontairement insisté. Entendons-nous sur le fait que les gouvernements belge et luxembourgeois peuvent difficilement être taxés d'idéologie gauchiste. Les dispositifs d'indexation des salaires qui, en Belgique, existent depuis plus de cent ans, sont régulièrement discutés et font l'objet d'accords entre les employeurs et les salariés.
J'ai au moins un point d'accord avec Mme Puissat : nous sommes opposés sur le plan des valeurs et du positionnement politique. Mais les faits sont là. Aujourd'hui, 12 % des personnes qui ont recours à l'aide alimentaire sont en CDI. C'est anormal. Nous ne réglerons pas cette question par des ajustements ponctuels.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Ces gens-là travaillent-ils dans de grandes entreprises du CAC 40 ?
Mme Émilienne Poumirol. - Il y en a.
Mme Silvana Silvani, rapporteure. - En Belgique aussi il y a des petites entreprises. Et contrairement aux idées reçues, si les salaires sont beaucoup plus élevés au Luxembourg qu'en France, cela concerne uniquement 30 % des salariés, les 70 % restants occupant des emplois industriels. Nous parlons donc bien là des plus bas niveaux de qualification. Ce sont ces catégories de salariés qui ont besoin de ce filet de sécurité.
Nous sommes d'accord, l'indexation des salaires n'est qu'une partie du problème. Nous devons considérer l'ensemble du modèle social : si l'on ne contrôle pas les prix par ailleurs, si l'on ne soutient pas les petites entreprises, cela ne peut pas fonctionner.
EXAMEN DES ARTICLES
Articles 1er, 2, 3, 4 et 5
Les articles 1er, 2, 3, 4 et 5 ne sont pas adoptés.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.