V. LE DISPOSITIF D'INDEMNISATION DES VICTIMES DE L'AMIANTE (MARIE-PIERRE RICHER)

A. LA RÉPARATION DES VICTIMES DE L'AMIANTE RÉPOND À UNE LOGIQUE QUI DIFFÈRE À LA FOIS DE L'INDEMNISATION AT-MP ET DE L'INDEMNISATION DE DROIT COMMUN

1. De l'insuffisante prise en considération de la toxicité de l'amiante pour les personnes qui y sont exposées au « scandale de l'amiante »

L'amiante désigne une variété de silicates formés naturellement et transformés en fibres minérales en vue d'une utilisation industrielle. Ses propriétés physiques exceptionnelles - résistance à la chaleur et au feu, faible conductivité thermique, résistance mécanique et chimique, élasticité - combinées à son coût de production modique ont justifié son surnom de « magic mineral » et expliquent son utilisation intensive au cours du XIXe et du XXe siècles dans divers secteurs, sous des formes très différentes.

L'usage industriel de l'amiante

L'amiante a principalement été utilisée comme amiante-ciment dans la construction, mais elle a également servi comme matériau d'isolation sous forme de papier ou de carton, ou encore pour renforcer la résistance de l'asphalte routier, par incorporation au bitume.

Le champ d'exposition professionnelle à l'amiante a donc été large : il concernait à la fois les professionnels participant à l'extraction et à la production d'amiante et ceux qui utilisaient ce matériau dans le cadre de leur activité, notamment dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, du textile ou des chantiers navals.

Ces propriétés industrielles avantageuses s'accompagnent, malheureusement, de conséquences néfastes sur la santé, qui ont été très tôt identifiées.

Dès 1906, un rapport de l'inspection du travail rédigé par Denis Auribault avait relevé que l'absence d'évacuation des poussières d'amiante au sein d'une usine de filature et de tissage d'amiante était la cause de décès au sein du personnel.

L'intégration des maladies professionnelles à la réparation AT-MP, après la Seconde Guerre mondiale, a permis en 1950172(*) la création d'un tableau dédié aux maladies professionnelles consécutives à l'inhalation de poussières d'amiante - le tableau n° 30. Deux nouveaux tableaux ont été créés par la suite : le tableau n° 30 bis173(*) sur le cancer broncho-pulmonaire primitif et, très récemment, le tableau n° 30 ter174(*) sur les cancers de l'ovaire et du larynx.

Par la suite, différents travaux ont concordé à alerter sur la dangerosité de l'amiante : les risques de fibrose pulmonaire sont documentés depuis 1930, le lien entre exposition à l'amiante et cancer du poumon a été mis en lumière dès 1935 par Lynch, et des mésothéliomes sont observés chez des mineurs d'amiante en 1960.

Les pathologies de l'amiante

L'amiante est à l'origine de nombreuses pathologies, aux degrés de sévérité divers. Certaines, comme le mésothéliome, sont quasiment spécifiques à l'exposition à l'amiante. La région pulmonaire est la plus touchée par les pathologies de l'amiante. On distingue :

• des pathologies bénignes, représentant 54,8 % des demandes d'indemnisation en 2016 : plaques pleurales (dépôts souvent calcifiés sur la plèvre), épaississements pleuraux (pouvant provoquer des douleurs et difficultés respiratoires), asbestose (fibrose interstitielle s'étendant des régions péribronchiolaires aux espaces sous-pleuraux) ;

• des pathologies malignes, représentant 45,2 % des demandes d'indemnisation en 2016 : mésothéliome (tumeur maligne des surfaces mésothéliales touchant principalement la plèvre), cancers broncho-pulmonaires, cancer de l'ovaire, cancer du larynx.

En 1965, un congrès à New York aboutit à la publication d'un rapport de 732 pages sur les risques de l'amiante.

Si le rapport175(*) de la mission commune d'information sénatoriale sur l'amiante, présidée par le sénateur Jean-Marie Vanlerenberghe et rédigée par les anciens sénateurs Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy, indique qu'« on en savait assez pour gérer le risque amiante en 1965 », le recours à ce matériau s'est pourtant intensifié en France dans le troisième quart du XXe siècle, passant de 49 455 tonnes par an entre 1951 et 1955 à 142 733 tonnes par an entre 1971 et 1975.

L'utilisation croissante de l'amiante s'est nourrie d'une carence d'agir des industries transformatrices et utilisatrices d'amiante ainsi que des pouvoirs publics, qui n'ont pas toujours pris à temps les mesures qui auraient dû s'imposer et ont semblé en tout temps se contenter de réagir aux scandales médiatiques provoqués par chaque nouvelle affaire révélant la toxicité de l'amiante ou chaque nouveau rapport à charge sur la dangerosité de ce matériau. Le rôle du lobby de l'amiante, qui aurait « anesthésié » l'État selon le rapport précité, est particulièrement pointé du doigt.

Malgré l'ensemble des alertes lancées, il faudra donc attendre 1977 pour une première règlementation de l'usage de l'amiante, et 1996176(*) pour que l'usage de l'amiante soit définitivement interdit en France.

En conséquence, le 3 mars 2004, quatre décisions du Conseil d'État ont reconnu « la responsabilité de l'État du fait de sa carence fautive à prendre les mesures de prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante ». La responsabilité de l'État régulateur a à la fois été reconnue au titre de l'absence de réglementation de l'amiante jusqu'en 1977, et au titre d'une réglementation insuffisante à compter de cette date et jusqu'à l'interdiction de l'amiante.

L'étendue de la responsabilité de l'État dans le scandale de l'amiante a par la suite été confirmée et renforcée par un arrêt de 9 novembre 2015177(*), par lequel le Conseil d'État a pour la première fois reconnu qu'un employeur condamné en faute inexcusable au titre de l'amiante pouvait se retourner contre l'État afin que la charge de l'indemnisation soit partagée. La responsabilité de l'État peut donc désormais non seulement être engagée par les victimes, mais aussi par l'employeur fautif co-auteur du dommage.

2. L'émergence d'une réparation dont la nature diffère à la fois du droit commun et de l'indemnisation AT-MP
a) Amiante : une politique à deux étages

En prenant la mesure du nombre de victimes, le législateur a entendu créer un régime d'indemnisation et de prise en charge dédié. Celui-ci s'appuie sur deux piliers, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva) et le Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Fcaata). Ces deux fonds sont essentiellement financés par la branche AT-MP du régime général.

Le Fcaata et la cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante

Créé par la loi de financement de la sécurité sociale pour 1999178(*), le Fcaata est un fonds sans personnalité juridique, qui finance des dispositifs dérogatoires de retraite au bénéfice des anciens travailleurs de l'amiante.

Des dispositifs de préretraite distincts existent, en fonction du contexte d'exposition à l'amiante.

Les travailleurs reconnus atteints d'une maladie professionnelle provoquée par l'amiante peuvent cesser leur activité dès 50 ans.

Certains travailleurs exposés à l'amiante dans le cadre de leur activité professionnelle peuvent également bénéficier d'une préretraite. Les personnes ayant travaillé dans un établissement de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, dans un établissement de flocage ou de calorifugeage à l'amiante peuvent arrêter leur activité à 60 ans moins le tiers de la durée d'exposition, et au plus tôt à 50 ans. Les dockers et personnels portuaires en contact avec l'amiante et les travailleurs des chantiers navals exposés sont soumis aux mêmes conditions, tandis que les marins exposés bénéficient d'un dispositif spécifique, géré par leur organisme de sécurité sociale - l'Enim.

Ainsi, un ouvrier d'un établissement d'un chantier naval exposé à l'amiante pendant 15 ans peut cesser son activité dès 55 ans, soit 60 ans auxquels on déduit le tiers de la durée d'exposition.

La cessation d'activité s'accompagne, pour les bénéficiaires, du versement par le Fcaata de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Acaata), qui constitue un revenu de remplacement pour les travailleurs de l'amiante en préretraite. Son montant est compris entre 1 260 et 4 443 euros brut par mois et dépend du salaire brut sur les douze derniers mois. Pour les assurés gagnant entre 1 938 et 3 864 euros brut par mois, l'Acaata est égale à 65 % du salaire de référence.

Le Fcaata finance, en sus, la prise en charge de cotisations d'assurance vieillesse volontaire et complémentaire, et verse une compensation à la Cnav au titre du maintien à 60 ans de l'âge légal du départ en retraite pour les travailleurs de l'amiante.

Le départ à la retraite, concomitant à la cessation du versement de l'Acaata, se fait dès lors que l'assuré a cotisé le nombre de trimestres suffisant pour bénéficier d'une retraite à taux plein, au plus tôt à 60 ans et au plus tard à 65 ans. Sur option, l'assuré peut partir à la retraite dès 60 ans sans avoir validé l'ensemble des trimestres requis s'il accepte une décote.

Le Fiva, créé par la LFSS pour 2001179(*), est un établissement public administratif « dont la mission est d'assurer la réparation intégrale de l'ensemble des préjudices subis par les victimes de pathologie(s) en lien avec l'amiante, exposées sur le territoire français, et leurs ayants droit »180(*). L'indemnisation « constitue le coeur du métier du Fiva », qui se charge à la fois de l'instruction des demandes, du paiement des offres et des éventuels contentieux qui peuvent émerger, notamment dans le cas de faute inexcusable de l'employeur.

b) La politique d'indemnisation du Fiva : une politique ambitieuse et de nature différente de la réparation AT-MP
(1) Une indemnisation intégrale des préjudices

Le caractère intégral de l'indemnisation constitue une différence notable par rapport à l'indemnisation AT-MP de droit commun, qui ne présente qu'un caractère forfaitaire en vertu du compromis historique de la loi du 5 avril 1898.

(2) Des postes de préjudices indemnisables plus larges qu'en AT-MP

Le Fiva répare à la fois les préjudices économiques, également appelés préjudices patrimoniaux, et les préjudices personnels, aussi désignés sous le nom de préjudices extrapatrimoniaux.

Les préjudices économiques recouvrent les postes de préjudice représentant un coût financier ou un manque à gagner pour les victimes. Ils se décomposent en :

- un préjudice professionnel, défini comme la perte de la capacité de gain ou la perte de salaire futur ;

- des postes de préjudice économique extraprofessionnel, lié aux frais encourus : frais de soins, frais d'aide humaine, frais d'adaptation de l'environnement de la victime rendus nécessaires par la pathologie...

Les préjudices personnels ou extrapatrimoniaux constituent l'ensemble des préjudices dépourvus de nature économique subis par la victime. Il peut s'agir :

- de l'incapacité fonctionnelle, c'est-à-dire la perte de potentiel physique, intellectuel ou psychosensoriel ;

- du préjudice moral, c'est-à-dire de l'impact psychologique lié à la survenue de la pathologie et à ses conséquences ;

- du préjudice physique, c'est-à-dire de la souffrance physique ressentie ;

- du préjudice d'agrément, c'est-à-dire les répercussions de la pathologie sur le loisir ou la qualité de vie de la victime ;

- du préjudice esthétique, lié aux effets de la pathologie sur l'apparence de la victime : cicatrices, appareillage respiratoire, perte de cheveux par exemple.

Le champ de l'indemnisation proposée aux victimes de l'amiante excède donc largement le champ de la réparation AT-MP de droit commun, réputée ne couvrir que le préjudice professionnel depuis le revirement de jurisprudence en la matière de la Cour de cassation, en date du 20 janvier 2023.

La forme prise par l'indemnisation varie en fonction de la nature du préjudice indemnisé. L'incapacité fonctionnelle est indemnisée par une rente viagère181(*), de même que le préjudice économique si la situation financière du foyer est stabilisée182(*). Les rentes ont représenté 10 % des dépenses d'indemnisation du Fiva en 2023, soit 34 millions d'euros.

Pour les autres postes de préjudice, la réparation se fait en principe par un versement en capital unique.

Si chaque dossier fait l'objet d'un examen particulier par le Fiva visant à garantir le caractère intégral de l'indemnisation versée, le montant d'indemnisation perçu dépend notamment du barème indicatif du Fiva et du taux d'incapacité de la victime.

Indemnisation de l'incapacité fonctionnelle par le Fiva

Taux d'incapacité

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

Rente Fiva

1151

2534

4146

5988

8060

10363

12897

15660

18653

21877

Source : Fiva

(3) Une indemnisation des victimes ayant subi une exposition professionnelle à l'amiante, mais pas seulement

Le Fiva ne répare pas uniquement les dommages subis par les victimes d'une exposition professionnelle à l'amiante et par leurs ayants droit, puisqu'il couvre également les victimes environnementales, exposées sur leur lieu de résidence ou dans leur environnement. La population couverte excède donc le seul champ des risques professionnels, d'autant que les victimes exposées professionnellement mais non obligatoirement couvertes par l'assurance AT-MP comme les artisans peuvent également bénéficier d'une indemnisation.

Dès lors, il est évident que « la reconnaissance du caractère professionnel d'une maladie n'est ainsi pas une condition exclusive d'indemnisation, pas plus donc que ne l'est la perception d'une indemnisation par la branche AT-MP »183(*).

Il existe tout de même une articulation de l'indemnisation du Fiva avec celle provenant, le cas échéant, de la branche AT-MP. En effet, « en application du principe de réparation intégrale, l'indemnisation du Fiva vient en complément des indemnisations déjà servies par la branche AT-MP de la sécurité sociale sur les mêmes postes de préjudice. Ce même principe interdit toute double indemnisation »184(*) : c'est pourquoi le préjudice économique à verser par le Fiva est calculé en déduisant la totalité de la rente AT-MP, qui vise à indemniser un préjudice de même nature depuis les arrêts de la Cour de cassation en date du 20 janvier 2023.

Les ayants droit peuvent quant à eux être indemnisés par le Fiva en cas de décès reconnu en lien avec l'amiante d'un conjoint, d'un parent, d'un frère, d'une soeur, d'un enfant ou de toute autre personne présentant une proximité affective. Il est remarquable que cette dernière catégorie d'ayant droit ne peut pas prétendre à une indemnisation auprès de la branche AT-MP en cas de décès lié à un sinistre professionnel sans lien avec l'amiante.

(4) Une politique d'indemnisation innovante et conçue comme protectrice pour les victimes

Au total, la réparation proposée aux victimes de l'amiante par le biais du Fiva est globalement plus protectrice que la réparation AT-MP : les conditions d'éligibilité y sont moins restrictives puisqu'une exposition non professionnelle ouvre droit à indemnisation, le champ des préjudices indemnisés, incluant notamment de nombreux préjudices extrapatrimoniaux, est élargi, et la réparation est intégrale et non forfaitaire.

La politique d'indemnisation du Fiva repose sur des modalités de charge de la preuve aménagées pour les victimes : le fait de présenter certaines pathologies comme le mésothéliome vaut par exemple exposition à l'amiante185(*). En ce sens, elle est également plus protectrice que le droit commun de la réparation corporelle, dans lequel il est exigé du demandeur d'apporter la preuve d'une faute pour obtenir réparation.

Pour le Fiva, « ce sont l'existence de textes distincts, les circonstances historiques différentes, et notamment le compromis de 1898, ainsi que le champ de la réparation de l'amiante (qui ne se limite pas au secteur professionnel) qui expliquent les différences des modes de réparation »186(*).

c) Le Fiva a indemnisé plus de 110 000 victimes en vingt ans, pour un total de plus 7 milliards d'euros d'indemnisation

Depuis 2003, le Fiva a indemnisé plus de 110 000 victimes et 370 000 demandes ont été enregistrées, pour un montant total d'indemnisation versé autour de 7,3 milliards d'euros.

Près de trente ans après l'interdiction de l'amiante, la trajectoire du flux de bénéficiaires tend à diminuer puisque de moins en moins de travailleurs ont connu une exposition professionnelle lors de leur carrière. Toutefois, le nombre de demandes d'indemnisation semble se stabiliser depuis 2021 - désormais, on compte environ 17 000 nouveaux dossiers déposés chaque année.


* 172 Décret n° 50-1082 du 31 août 1950.

* 173 Décret n° 96-445 du 22 mai 1996.

* 174 Décret n° 2023-946 du 14 octobre 2023.

* 175 Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy, Le drame de l'amiante en France : comprendre, mieux réparer, en tirer des leçons pour l'avenir, rapport d'information n° 37 (2005-2006), Tome I, 26 octobre 2005.

* 176 Décret no 96-1133 du 24 décembre 1996 relatif à l'amiante.

* 177 Conseil d'État, 9 novembre 2015, n° 342468.

* 178 Article 41 de la loi n° 98-1194 de financement de la sécurité sociale pour 1999.

* 179 Article 53 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2001.

* 180 Réponses du Fiva au questionnaire de la rapporteure.

* 181 À l'exception des « petits » taux d'incapacité : en dessous de 5 % - soit 547 euros de rente annuelle, la rente est capitalisée et versée en une seule fois. Cette règle est similaire à celle qu'on retrouve pour la réparation AT-MP ; le seuil est alors fixé à 10 % d'incapacité permanente.

* 182 Si elle ne l'est pas, le Fiva « verse une indemnisation couvrant la réparation du préjudice sur une année. Une nouvelle indemnisation devra être calculée chaque année sur la base de la nouvelle situation financière du foyer et cela jusqu'à sa stabilisation qui permettra alors de basculer sur le versement d'une rente viagère ».

* 183 Réponses du Fiva au questionnaire de la rapporteure.

* 184 Réponses du Fiva au questionnaire de la rapporteure.

* 185 Les pathologies concernées sont celles énumérées par l'arrêté du 5 mai 2022 : « mésothéliome malin primitif de la plèvre, du péritoine, du péricarde et autres tumeurs pleurales primitives ; plaques calcifiées ou non, péricardiques ou pleurales, unilatérales ou bilatérales, lorsqu'elles sont confirmées par un examen tomodensitométrique ».

* 186 Réponses du Fiva au questionnaire de la rapporteure.

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