B. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. Une hausse continue des dépenses de personnel liée au renforcement des effectifs et à la revalorisation des rémunérations, qui ne garantissent pas la fidélisation des personnels

Lors de son premier mandat, le Président de la République s'était engagé à créer 10 000 emplois sur la période 2018-2022 pour renforcer les forces de sécurité intérieure. Dans ce cadre, la police nationale devait bénéficier de 7 500 ETP et la gendarmerie nationale de 2 500 ETP. Ce plan avait été respecté, puisqu'entre 2017 et 2022, 8 441 emplois de policiers et 2 052 emplois de gendarmes ont été créés.

Alors que ce plan de création de postes avait pris fin, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé, le 6 septembre 2022, la création de 8 500 postes de policiers et gendarmes supplémentaires d'ici à 2027.

Dans ce contexte, l'exercice 2023 est marqué par une hausse significative des effectifs. Alors que le schéma d'emplois pour les deux programmes était fixé à + 2 857 ETP en loi de finances initiale, soit un niveau record dans la période récente, il a été dépassé en gestion, pour s'établir à + 2 902. Pour la police nationale, la hausse est de + 1 947 ETP (au lieu de + 1 907 ETP), et pour la gendarmerie nationale de + 955 ETP (au lieu de + 950 ETP).

Schémas d'emploi successifs des programmes 152 « Gendarmerie nationale »
et 176 « Police nationale » depuis 2017

(en ETP)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

En parallèle de cette hausse des effectifs, la rémunération des policiers et gendarmes a fait l'objet de revalorisations successives. Ces revalorisations sont intervenues soit sous la forme de décisions interministérielles, à l'image de la hausse du point d'indice des fonctionnaires en 2022 et 2023 ou des rehaussements des rémunérations les plus basses, soit par l'intermédiaire de protocoles sociaux spécifiques aux forces de sécurité intérieure, en particulier via les protocoles de 2016, 2018 et 2022. Ces revalorisations touchent tant le traitement indiciaire que le régime indemnitaire des agents. À titre d'exemple, les deux protocoles de mars 2022 pour la modernisation des ressources humaines signés dans la police nationale et dans la gendarmerie nationale devraient conduire à des dépenses supplémentaires d'environ 1,5 milliard d'euros sur 5 ans, à compter de 2023, notamment sous la forme de primes et d'indemnités.

Les montant des primes et indemnités a cru en 2023 de 6 % en un an (sous l'effet des protocoles sociaux, en particulier ceux de mars 2022), tandis que le traitement indiciaire a augmenté de 5 % (revalorisation du point d'indice des fonctionnaires de 1,5 % en juillet 2023).

Le cumul des effets « volume » (hausse des effectifs) et « valeur » (hausse des rémunérations) conduit finalement à une augmentation globale et continue des dépenses de personnel pour les deux forces. Les dépenses de personnel (dites du « titre 2 ») des deux programmes augmentent ainsi nettement en 2023, de 5,1 % (+ 930 millions d'euros) par rapport à l'exécution de l'exercice 2022. Les crédits exécutés de personnel s'établissent ainsi à 19,2 milliards d'euros pour les deux programmes.

Cette tendance haussière des dépenses de personnel a vocation à perdurer. En effet, les ambitieux plans de recrutement à venir, mis en place dès 2023, associés à la hausse des mesures indemnitaires décidées dans les protocoles de mars 2022 devraient vraisemblablement avoir pour effet direct de tarir les mouvements de fongibilité asymétrique, tandis que les crédits de personnel devraient accaparer une part substantielle de la hausse des crédits de la mission prévue à l'horizon 2027. La LOPMI prévoyait, pour l'année 2027, une hausse des crédits de titre 2 de 1,5 milliard d'euros par rapport au montant exécuté de 2022 pour ces deux programmes ; cette hausse sera vraisemblablement nettement dépassée.

Afin d'évaluer l'efficacité de la hausse des crédits de personnel, celle-ci doit être mise en regard avec les objectifs qui lui sont assignés, à savoir principalement la hausse de la présence des forces sur la voie publique, d'une part, et une fidélisation des agents, d'autre part.

Sur le premier point, le taux d'engagement des effectifs sur le terrain apparait effectivement en hausse, avec un taux de 29,7 % contre 27,8 % en 2022 pour la police nationale et 41 % pour la gendarmerie nationale contre 39 % en 2022. Cette progression est une bonne nouvelle et doit être saluée ; elle doit se poursuivre.

Sur le second point, le bilan est moins positif. En effet, les départs sont aujourd'hui très nombreux dans les deux forces, selon une tendance croissante depuis la crise du Covid-19. En 2023, le taux de renouvellement annuel des personnels s'établit à 6 % pour la police nationale et à 10 % pour la gendarmerie. Ce niveau élevé de départs touche à la fois les départs en retraite (en hausse de 13 % depuis 2019 dans la gendarmerie nationale, et de 45 % pour la police nationale), les départs temporaires (en lien avec la hausse des détachements, des mutations et des congés longs) et les ruptures et fins de contrats, dans un contexte d'augmentation du recours aux contractuels.

Ces départs sont compensés par une intensification du recrutement, en particulier par l'intermédiaire de la promotion interne des policiers et gendarmes adjoints, et par des détachements et mutations vers les deux forces. Néanmoins, cette situation appelle deux remarques.

En premier lieu, elle est de nature à créer des déséquilibres au sein des services du fait de vacances et de pertes de compétences, à saturer un appareil de formation déjà sous forte tension du fait de la politique de hausse des effectifs et, enfin, à créer des distorsions dans la politique de recrutement. La police nationale a ainsi dû avoir recours en 2023 au recrutement d'un nombre élevé de personnels administratifs de catégorie C, surtout des contractuels, en lieu et place de policiers sur un certain nombre de missions. Si une politique de substitution de cette nature est en partie volontaire, afin de concentrer les policiers sur des missions « actives », elle est déployée de façon plus large que prévue en raison de pénuries d'effectifs liées à des départs.

En deuxième lieu, ce niveau élevé de départs témoigne des limites des hausses de rémunération récentes pour fidéliser les personnels. Comme l'a souvent proposé la Cour des comptes dans ses rapports, il apparait souhaitable de s'appuyer également sur d'autres leviers pour fidéliser les personnels, notamment par l'intermédiaire d'une politique de ressources humaines rénovée, et de meilleures conditions matérielles de travail, notamment en termes d'immobilier.

2. Un déséquilibre budgétaire au profit des dépenses de personnel et au détriment des dépenses d'investissement

En 2023, les crédits de personnel (titre 2) exécutés pour les deux programmes s'établissent à 19,23 milliards d'euros en CP et en AE, en hausse de 5,1 % (+ 930,4 millions d'euros). Quant aux crédits hors titre 2 exécutés, ils s'établissent à 3,28 milliards d'euros en CP et à 3,71 milliards d'euros en AE. S'ils sont en hausse de 4,5 % par rapport à 2022 en CP (+ 140 millions d'euros), ils sont en revanche en baisse de 4,7 % en AE (- 182,0 millions d'euros).

Cette évolution conduit à maintenir les équilibres globaux en vigueur entre ces deux types de crédits au sein des deux programmes. Les dépenses de personnel continuent ainsi de représenter plus de 85 % des crédits, un niveau très élevé, contre moins de 15 % pour les dépenses hors titre 2.

Part des dépenses de personnel dans l'ensemble des crédits
de la « Police nationale » et de la « Gendarmerie nationale »

(en CP, en millions d'euros, en exécution)

   

2022

2023

Police nationale

Titre 2

10 285,40

10 765,77

Total

11 782,40

12 376,17

Titre 2 / Total

87,3 %

87,0 %

Gendarmerie

Titre 2

8 019,04

8 469,12

Total

9 659,34

10 136,93

Titre 2 / Total

83,0 %

83,6 %

Total

Titre 2

18 304,4

19 234,89

Total

21 441,7

22 513,10

Titre 2 / Total

85,4 %

85,4 %

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

Une analyse plus détaillée de l'évolution des crédits exécutés au sein de la catégorie « hors titre 2 » révèle que par rapport aux crédits exécutés en 2022, si les dépenses de fonctionnement augmentent de 9,4 % en CP (+ 235,9 millions d'euros), les dépenses d'investissement sont en nette baisse de - 15,3 % (- 89,0 millions d'euros). La baisse des crédits d'investissement est d'autant plus marquée en AE, puisqu'elle atteint - 41,63 % (- 372,8 millions d'euros). Cette baisse résulte de l'exécution et non de la prévision initiale, qui s'établissait en légère hausse.

S'agissant des dépenses de fonctionnement et d'équipement, la hausse constatée des dépenses doit être relativisée quant à ses effets sur le terrain. En effet, elle est largement due à l'inflation et au niveau d'activité opérationnelle supérieure à la prévision pour les deux forces, augmentant mécaniquement les coûts. Elle semble en revanche moins corrélable à une amélioration structurelle des conditions de fonctionnement ou d'équipement des forces.

À titre d'exemple, alors que les dépenses de carburant devaient représenter 56,3 millions d'euros en CP en 2023 pour la police nationale, elles ont atteint 72,9 millions d'euros. Pour la gendarmerie nationale, elles atteignent 79,2 millions d'euros, contre 55,7 millions d'euros prévus initialement. De même, les dépenses d'énergie et de fluides (électricité, eau, chauffage, etc.) sont rehaussées par l'augmentation de leur coût unitaire : ces dépenses progressent de 45,2 % pour la police (+ 37,5 millions d'euros) et de 43,8 % pour la gendarmerie (+ 41,3 millions d'euros).

S'agissant des dépenses d'investissement, les chiffres témoignent d'un effet d'éviction. Cet effet se fait au bénéfice des dépenses de personnel, comme en témoigne le niveau des crédits de personnel, d'une part, et d'investissement, d'autre part, par rapport à l'ensemble des crédits des deux programmes (respectivement 85,4 % et 2,3 % en exécution en 2023).

L'exercice 2023, première année de mise en oeuvre de la LOPMI, est caractérisée paradoxalement par une réduction particulièrement significative des crédits d'investissement exécutés. Cette situation s'explique par le fait que ces crédits constituent des dépenses pilotables et sont donc de facto susceptibles de servir de variable d'ajustement lorsque le contexte budgétaire est tendu. C'est ce qui s'est produit en 2023, une partie des crédits d'investissement ayant servi à financer des dépenses de fonctionnement plus urgentes et plus fortes que prévues6(*).

Pour la police nationale, cette forte baisse des dépenses d'investissement s'est notamment traduite par une nette réduction de l'acquisition de moyens mobiles, 84 millions d'euros de CP ayant été exécutés, contre 126 millions d'euros en 2022. Pour la gendarmerie nationale, la baisse porte tant sur les moyens mobiles, avec 45,4 millions d'euros de CP exécutés (contre 126,8 millions d'euros en 2022), que sur l'immobilier, avec 129,7 millions d'euros de CP exécutés (contre 134,2 millions d'euros en 2022). Cette évolution est regrettable, d'autant que les besoins en véhicules et en investissement immobilier sont importants.

La tendance baissière étant beaucoup plus significative en AE qu'en CP, une telle évolution interroge également pour l'avenir. En effet, pour garantir l'opérationnalité des forces, la qualité des infrastructures et des lieux de travail - et de vie pour les gendarmes - et une bonne gestion financière à long terme (en évitant la dégradation des équipements par un des investissements réguliers), il est nécessaire d'assurer un niveau d'investissement suffisamment élevé.

Or, la LOPMI avait notamment pour but de garantir un équilibre entre les types de dépenses. Si le niveau fixé par la LOPMI pour les crédits hors titre 2 est atteint pour la police nationale (1,61 milliard d'euros contre 1,54 milliard d'euros prévus) et pour la gendarmerie (1,67 milliard d'euros contre 1,56 milliard d'euros prévus), c'est en raison de la largeur de l'agrégat « hors titre 2 ». Comme le souligne la Cour des comptes, une cible spécifique par titre aurait été pertinente, a fortiori pour ce qui concerne les dépenses d'investissement, qui ont déjà trop souvent servi de variable d'ajustement par le passé.

3. Des réserves opérationnelles dont l'activité augmente plus que les effectifs et une hausse opportune des dépenses liées à l'indemnisation des heures supplémentaires dans la police nationale

Alors que des objectifs très ambitieux ont été fixés par la LOPMI, à l'initiative du Gouvernement, quant aux effectifs visés pour les réserves opérationnelles à l'horizon 2027 (30 000 pour la réserve de la police nationale et 50 000 pour celle de la gendarmerie nationale), ces derniers augmentent effectivement, sans que les objectifs fixés ne puissent néanmoins être atteints. En 2023, la réserve de la gendarmerie nationale est composée de près de 32 700 réservistes (+ 1 700 en un an, soit + 5,5 %), tandis que celle de la police nationale comprend 6 500 réservistes (+ 1 750 en un an, soit + 36,1 %). Ces recrutements sont associés à une hausse plus que proportionnelle de l'activité des réserves opérationnelles, compensant ainsi un recrutement plus faible que prévu. Cette hausse de l'activité totale se traduit budgétairement par une hausse des dépenses en lien avec les réserves (+ 13,6 millions d'euros pour la police nationale par rapport à 2022, + 16,4 millions d'euros pour la gendarmerie nationale).

Par ailleurs, l'exercice 2023 a connu une forte augmentation des dépenses en lien avec l'indemnisation d'une partie du stock d'heures supplémentaires des policiers. En effet, contrairement aux gendarmes, les policiers bénéficient d'une compensation au titre des services supplémentaires effectués (dépassement horaire, permanences, rappels). Sauf pour les compagnies républicaines de sécurité (CRS), dont les heures supplémentaires peuvent être payées, ces services complémentaires sont en principe compensés par l'octroi d'heures récupérables7(*).

Si l'utilisation des heures supplémentaires constitue une manière de répondre à la nécessité de renforcer la présence des policiers sur le terrain, l'accroissement de l'activité opérationnelle à compter de 2014 a entrainé l'augmentation sensible de leur stock.

Pour la première fois depuis l'émergence de cette problématique, une mesure nouvelle de 26,5 millions d'euros avait été inscrite en loi de finances pour 2020 puis pour 2021 et 2022, pour indemniser un volume identifié comme incompressible par la DGPN afin de donner aux chefs de service les marges de manoeuvre opérationnelles nécessaires. Le stock d'heures supplémentaires à apurer avait été abaissé au 31 décembre 2022 à 14,3 millions d'heures, soit un niveau inférieur de 38,1 % à celui de 2018.

Sur la base d'une dotation réhaussée à 42,5 millions d'euros en loi de finances initiale pour 2023, 3,9 millions d'heures ont été indemnisées cette même année. Des difficultés informatiques du ministère de l'Intérieur empêchent néanmoins de connaître le stock et le flux de création d'heures supplémentaires à fin 2023.

La mobilisation des policiers en heures supplémentaires, qui est un levier utile, implique l'attente légitime qu'une compensation soit effectivement octroyée, dans des délais raisonnables. Pour mémoire, le projet de loi de finances pour 2024 prévoit le relèvement de l'enveloppe de crédits dédiés à la campagne d'indemnisation des heures supplémentaires, pour la porter à 67,5 millions d'euros.


* 6 Voir supra.

* 7 Ces dernières correspondent au nombre d'heures supplémentaires, multiplié par un coefficient allant de 1 à 3 selon le moment où elles ont été effectuées.

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