B. UN RACCOURCI TROP RAPIDE ENTRE DEUX PROBLÉMATIQUES DISTINCTES : L'EXIGENCE D'UNE PROTECTION PLUS RIGOUREUSE DES ZONES MARINES PROTÉGÉES ET LA NECESSITÉ DE PRÉSERVER CERTAINS FONDS MARINS, ÉVENTUELLEMENT PAR DES RESTRICTIONS TOUCHANT LA PÊCHE DE FOND
Il ressort des travaux menés par le rapporteur que le plan d'action de la Commission établit un raccourci trop rapide entre deux constats :
- le niveau de protection des zones marines en Europe demeure très variable et globalement peu élevé, et mériterait peut-être dans certains cas d'être renforcé pour se conformer aux standards internationaux ;
- certains fonds marins particulièrement vulnérables doivent être protégés, par le biais notamment d'une interdiction totale ou partielle des arts traînants.
La Commission fusionne ainsi deux problématiques bien distinctes, auxquelles elle propose une solution unique, à savoir l'interdiction de la pêche de fond mobile dans les aires marines protégées.
En sus de la confusion qu'elle engendre, cette approche se révèle en réalité peu opérationnelle et globalement inefficace du point de vue de la protection de la biodiversité et des fonds marins.
1. Une mesure générale à rebours de la logique propre aux aires protégées, fondée sur la prise en compte des objectifs de conservation de chaque site
Depuis de nombreuses années, les associations de protection de l'environnement réclament la mise en place d'une réglementation conforme aux recommandations de l'UICN, à savoir :
- 10 % d'aires marines sous protection stricte, avec une interdiction totale des activités humaines ;
- 30 % d'aires marines protégées, c'est-à-dire de zones dans lesquelles les activités industrielles sont interdites ;
- 60 % des zones correctement gérées.
Or, si l'Union européenne a récemment repris à son compte ces objectifs dans le cadre de la stratégie en faveur de la biodiversité à horizon 2030, force est de constater que le chemin à parcourir reste encore significatif. Dans ce contexte, le plan d'action de la Commission semble davantage dicté par l'urgence d'homogénéiser le degré de protection octroyé dans les aires marines européennes que par l'impératif de préserver les fonds marins vulnérables.
Pour le rapporteur, rien n'interdit d'envisager un travail d'harmonisation à l'échelle européenne, de façon à déterminer quelles zones peuvent être qualifiées d'aires marines protégées, sur le plan réglementaire d'une part, et au regard du degré de protection qu'elles garantissent d'autre part. Une telle démarche se traduirait vraisemblablement par une diminution du nombre officiel d'aires marines protégées en Europe, mais rendrait possible un renforcement du niveau de protection afférent.
Il demeure néanmoins inenvisageable de faire de l'interdiction de tous les arts traînants un principe général applicable à l'ensemble des aires marines sanctuarisées par les États membres, une telle mesure allant à rebours de la logique ayant prévalu jusqu'alors en matière de gestion de ces zones.
En effet, jusqu'à présent, la Commission européenne a toujours prôné une approche adaptée aux enjeux propres à chaque territoire ; la directive « habitats » impose notamment aux États membres de prendre « les mesures de conservation nécessaires impliquant, le cas échéant, des plans de gestion appropriés spécifiques aux sites [...] et les mesures réglementaires administratives ou contractuelles appropriées, qui répondent aux exigences écologiques des types d'habitats naturels [...] présents sur les sites »26(*).
Il a donc toujours été admis, jusqu'à présent, que la prise en compte des objectifs de conservation propres à chaque aire marine protégée constituait un gage d'efficacité en matière de protection de la biodiversité.
Le rapporteur note de surcroît que l'adoption du plan d'action reviendrait à faire table rase des analyses risque-pêche (ARP) actuellement en cours d'élaboration en France.
En effet, en application des directives « Oiseaux » et « Habitats », les activités de pêche, dispensées d'évaluations d'incidences Natura 2000, doivent faire l'objet d'une analyse du risque qu'elles portent atteinte aux objectifs de conservation de chaque site. En pratique, deux méthodologies nationales ont été élaborées afin de définir un niveau de risque pour les couples engins/ espèces et engins/ habitats couverts par chaque site Natura 2000. Les analyses, initiées en janvier 2023, sont conduites de manière concertée par les services de l'État et des représentants du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) et doivent aboutir en 2026. En fonction des résultats obtenus, il est prévu que dès 2027, des mesures réglementaires puissent être prises à l'échelle de chaque site pour réduire la pression de l'activité sur l'habitat ou l'espèce concerné.
Par conséquent, une interdiction de la pêche de fond mobile dans les zones Natura 2000 dès 2024 réduirait à néant les efforts déployés jusqu'à présent pour y minimiser, de manière concertée et adaptée, les incidences de la pêche.
Pour le rapporteur, une telle issue serait particulièrement regrettable, d'une part parce que les parties prenantes ont déjà consacré un temps, une énergie, et des montants considérables à la démarche en cours, et d'autre part parce que, de par la méthodologie adoptée, cette dernière garantit que les restrictions éventuelles apportées à la pêche de fond soient en adéquation avec les objectifs de conservation et les spécificités de chaque site.
2. Un plan d'action fondé sur un postulat erroné, assimilant les fonds marins vulnérables aux aires marines protégées
Les dernières avancées scientifiques permettent de mieux appréhender l'impact des engins de pêche de fond sur les habitats marins et par conséquent de cartographier de manière très précise les zones qui mériteraient une protection supplémentaire, en raison de la sensibilité des écosystèmes qu'elles abritent (voir infra).
Or, force est de constater que ces zones ne se situent pas systématiquement dans des aires marines protégées. L'exemple des travaux réalisés sur la Manche est, à cet égard, extrêmement parlant. À la demande de professionnels de la pêche, des équipes de l'Ifremer ont en effet dressé, dans une étude baptisée « Impact des engins de Pêche sur les fonds marins et la Résilience Écologique du Milieu » (IPREM)27(*), un état des lieux croisé de la pression de pêche de fond et de la santé des fonds marins de la Manche, dans le but de limiter l'impact des engins de fond tout en conservant une activité économique viable.
L'étude IPREM : un travail de cartographie riche en enseignements
Il ressort de l'étude IPREM qu'entre 2013 et 2018 :
- 68 % de la superficie de la Manche a été balayée chaque année par des engins de pêche de fond ;
- 16 % de la superficie de la Manche est considérée comme étant en état de référence, avec moins de 0,1 passage par an ;
- la pression de pêche est inégalement répartie, puisque 90 % de l'effort de pêche se concentre sur 41 % de la surface totale et 24 % de la superficie de la Manche a subi une pression de pêche très élevée, équivalente à une moyenne de 5 passages d'un engin de fond pas an et par zone.
Les travaux ont par ailleurs démontré que les espèces composant les communautés benthiques de la Manche (oursins, petits crabes et crustacés, étoiles de mer) paraissaient relativement résistantes à la pêche. Deux éléments peuvent expliquer ce constat :
- les espèces présentes sont celles qui ont pu s'adapter à la pression de pêche et aux conditions environnementales (marées importantes et courants très forts) ;
- ces espèces ont un cycle de vie court, et donc plus de chances de se reproduire avant un nouvel épisode de pêche.
Source : étude IPREM
Or, selon les informations transmises au rapporteur, la cartographie ainsi réalisée, qui permet de déterminer les zones dans lesquels l'impact des engins de fond est le plus élevé, ne recoupe que partiellement celle des aires marines protégées.
Ces résultats n'ont rien d'étonnant au demeurant, puisque les aires marines protégées n'ont pas vocation à protéger spécifiquement les fonds marins vulnérables.
Dans la mesure où il se fonde ainsi sur un postulat erroné - ce qui témoigne d'une approche plus théorique que réaliste du sujet -, le plan d'action de la Commission se révèle en réalité peu optimal du point de vue de la protection de la biodiversité ; l'interdiction de la pêche de fond mobile exposerait ainsi certains espaces à des restrictions superflues (comme les aires marines protégées désignées au titre de la directive « Oiseaux »), tout en négligeant de protéger les zones réellement vulnérables situées en dehors des AMP.
Au regard de l'ampleur des enjeux - qu'il s'agisse de la viabilité économique des activités de pêche ou de la préservation des fonds marins -, le rapporteur estime que la Commission ne peut se contenter d'agir « à l'aveugle » et que les États membres doivent consentir à financer des travaux scientifiques approfondis, permettant d'établir une cartographie précise des zones à protéger dans un premier temps, pour envisager ensuite, dans un second temps, l'adoption d'éventuelles mesures restrictives.
* 26 Directive « habitats », article 6 paragraphe 1
* 27 Rapport final du projet IPREM - Impact des engins de Pêche sur les fonds marins et la Résilience Ecologique du Milieu (2021-2022).