EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 5 avril 2023, sous la présidence de M. Pascal Allizard, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de résolution européenne n° 419 rectifié (2022-2023) dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie (Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur).

M. Pascal Allizard, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'examen de la proposition de résolution européenne dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Les déportations d'enfants ukrainiens sont l'un des volets les plus sombres de la guerre d'agression déclenchée par la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022.

Ces enlèvements rappellent naturellement le programme mis en oeuvre par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment en Pologne, pour enlever et germaniser des enfants étrangers, en changeant leur identité, avant de les placer dans des familles ou dans des établissements d'accueil. Seuls 15 % à 20 % des enfants polonais ainsi enlevés revinrent en Pologne après-guerre...

Ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ne peut pas nous laisser muets ni indifférents. C'est pourquoi je suis infiniment reconnaissante à André Gattolin d'avoir déposé une proposition de résolution européenne à ce sujet. Le dépôt de cette proposition de résolution européenne a en effet contribué à une prise de conscience collective, qui s'est cristallisée au cours des dernières semaines dans plusieurs avancées majeures, dont les deux mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) à l'encontre de Vladimir Poutine et de sa commissaire aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.

Ces mandats d'arrêt sont historiques, mais l'histoire ne doit pas s'arrêter là : il nous faut désormais agir pour prévenir de nouveaux enlèvements et permettre l'identification des enfants déportés, leur localisation et leur retour en Ukraine.

Les modifications que je vous propose visent tout d'abord à actualiser le texte pour prendre en compte les différents développements intervenus au cours des dernières semaines.

En effet, en plus de l'émission des mandats d'arrêt de la CPI, plusieurs autres étapes importantes ont été franchies. En premier lieu, le rapport du 15 mars 2023 de la commission d'enquête internationale du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur l'Ukraine a conclu que les transferts d'enfants réalisés par les Russes violent le droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre. En deuxième lieu, le 23 mars 2023, le Conseil européen, prenant note des mandats d'arrêt émis par la CPI, a demandé à la Russie d'« assurer le retour en toute sécurité des Ukrainiens transférés de force ou déportés en Russie, en particulier des enfants ». En troisième lieu, le 30 mars 2023, 45 États de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), dont la France, ont invoqué le mécanisme de Moscou afin d'enquêter sur d'éventuels crimes de guerre et crimes contre l'humanité en lien avec le transfert d'enfants vers la Russie.

Sur le fond, ce qu'il faut retenir, c'est que le constat sur les déportations d'enfants ukrainiens est désormais largement documenté et partagé à l'échelon international, non seulement par le gouvernement ukrainien et par les ONG, mais aussi par des instances de l'ONU, par le Conseil européen et par des gouvernements nationaux, dont la France.

Le gouvernement ukrainien a identifié à ce jour 19 500 enfants déportés, qui ont été recensés dès lors que leur disparition avait été déclarée aux autorités. Ce chiffre ne représente qu'une partie de la réalité : dans les territoires libérés, des parents craignent qu'on leur reproche d'avoir confié leurs enfants à l'occupant ; en outre, la Russie contrôle toujours 18 % de la superficie de l'Ukraine, donc le sort des enfants sur cette partie du territoire demeure méconnu. Des sources ukrainiennes avancent ainsi le chiffre de 240 000 enfants transférés de force en Russie. Les autorités russes évaluent, pour leur part, à 740 000 le nombre d'enfants ukrainiens transférés, avec ou sans leurs parents, en Russie, considérant qu'il s'agit d'évacuations humanitaires.

Un rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale du 14 février 2023 établit qu'au moins 6 000 enfants ont été déportés par les Russes vers au moins 43 camps répartis de la mer noire à l'Extrême-Orient. Ce rapport met en évidence le processus de russification imposé à ces enfants. Dans au moins deux camps, situés en Tchétchénie et en Crimée, la rééducation des enfants inclut un entraînement militaire.

Le 30 mai 2022, Vladimir Poutine a signé un décret permettant d'accélérer l'acquisition de la nationalité russe et donc l'adoption des enfants ukrainiens, avec ainsi un possible changement d'identité et de filiation, qui rendra leur identification très difficile à l'avenir.

Il ressort des différents témoignages et travaux que des enfants ont été déportés dans quatre situations distinctes. Première situation : celle d'enfants dont les parents ont été tués ou qui ont perdu le contact avec leur famille. Deuxième situation : les enfants séparés de leurs parents à un « point de filtrage » ; les Russes ont en effet mis en place des camps où les populations sont triées et, d'après plusieurs rapports, de multiples violations des droits de l'homme sont commises dans ces camps, dont des cas de torture et des enlèvements d'enfants mineurs. Troisième situation, celle des enfants placés dans des institutions : avant la guerre, 91 000 enfants ukrainiens étaient hébergés dans des institutions, soit 1,2 % des enfants ; or neuf de ces enfants sur dix auraient en réalité des parents en vie et titulaires de leurs droits parentaux. Enfin, quatrième situation : les enfants envoyés dans des camps de vacances en Crimée ou en Russie, avec l'accord de leurs parents, mais qui ont par la suite été séparés de leurs familles de façon prolongée, voire indéfinie.

Dès lors que le constat fait consensus, comment agir ?

À ce jour, 328 enfants sont revenus. Le retour de tous les enfants enlevés est donc encore possible. Ces enfants et leurs familles ont besoin de notre aide. Ainsi, je vous propose de compléter le texte d'André Gattolin et de son corapporteur, Claude Kern, afin de suggérer quelques pistes d'action supplémentaires.

Il s'agit d'abord d'inviter le Gouvernement à lancer une initiative diplomatique en faveur des enfants ukrainiens. Cette initiative pourrait impliquer l'Union européenne, bien sûr, mais aussi des pays plus neutres dans leur approche de la guerre, donc plus susceptibles d'être entendus par la Russie. Il s'agit de faire pression sur les autorités russes pour que celles-ci permettent aux organisations humanitaires internationales, en particulier les instances des Nations unies telles que l'Unicef, d'avoir accès aux enfants sur le territoire russe et dans les zones contrôlées par la Russie. Ce n'est pas le cas pour le moment, mais l'action de l'Unicef est reconnue tant par l'Ukraine que par la Russie, ce qui pourrait lui donner un rôle clef.

Par ailleurs, au travers de cette proposition de résolution européenne, le Sénat encourage le Gouvernement et l'Union européenne à aider les institutions et les ONG ukrainiennes à accompagner ce retour, sur le plan médical, psychologique et social. Je vous propose de compléter ce point en suggérant un soutien aux efforts du gouvernement ukrainien pour réformer le système de prise en charge des enfants orphelins ou vulnérables. J'ai mentionné le taux très élevé d'enfants hébergés dans des institutions - le même constat pourrait être fait en Russie - et cet héritage de l'ère soviétique est dénoncé par les ONG. Il faut aider le gouvernement ukrainien à progresser vers les standards européens en la matière.

Le texte appelle ensuite le Gouvernement et l'Union européenne à accroître leur soutien aux différents mécanismes d'investigation en cours. La France a apporté l'an dernier un soutien exceptionnel à la CPI. Ce soutien doit se poursuivre et s'intensifier, afin que la Cour puisse élargir ses investigations pour identifier les personnes responsables des crimes commis contre les civils, en particulier contre les enfants en Ukraine. Le rapport de Yale suggère que des dizaines de personnes sont impliquées à l'échelon tant fédéral que local. L'enquête de la CPI peut avoir sur ces personnes un effet dissuasif.

Le texte que je vous propose invite par ailleurs à veiller à la mise en oeuvre effective des mandats d'arrêt de la CPI sur le territoire de l'Union européenne et à soulever cette question dans les relations et négociations avec les pays tiers. Il me semble que les parlements nationaux devraient veiller à ce que les gouvernements y soient attentifs. Peut-être pourrions-nous agir en commun avec nos collègues parlementaires étrangers sur ce point, afin de contribuer à l'effectivité de la justice pénale internationale.

Je vous propose de renommer la proposition de résolution, en remplaçant, dans son intitulé, les termes « dénonçant les transferts forcés massifs » par les mots « condamnant les déportations » d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie. Il faut appeler les choses par leur nom : des transferts forcés massifs, ce sont des déportations. Ce terme est d'ailleurs employé par toutes les instances qui se sont prononcées récemment, y compris dans la version française des conclusions de la dernière réunion du Conseil européen ou encore dans le cadre de l'invocation du mécanisme de Moscou de l'OSCE.

En outre, pour que ce texte soit le plus lisible possible d'un point de vue politique, je vous propose aussi de le raccourcir, pour passer de 2 500 à 1 500 mots, dans l'esprit de la décision récente du Parlement européen de limiter les résolutions d'urgence à 500 mots. Il s'agit ainsi de donner plus de poids politique à ces résolutions, en limitant le nombre d'alinéas préliminaires, pour en venir plus directement au dispositif.

C'est sur le texte de la proposition de résolution européenne ainsi modifiée que je vous propose de vous prononcer, mes chers collègues, en remerciant encore André Gattolin de son excellente initiative, qui était nécessaire.

M. André Gattolin. - Je suis d'accord avec les mises à jour du texte liées aux récents développements de l'actualité.

La France est le premier pays dont le Parlement a déposé une résolution sur le sujet. Cette proposition de résolution européenne, que j'ai déposée mais qui a été cosignée ensuite par plus de soixante-quinze collègues, fait suite au travail engagé avec l'ONG « Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre », composée de 130 chercheurs, qui a déposé le premier recours auprès de la CPI, en décembre dernier. Les résolutions préexistantes n'étaient pas spécifiquement consacrées aux déportations d'enfants. Donc, notre initiative nous honore.

La commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, constatant l'avance du Sénat, a déposé sa propre proposition de résolution européenne sur le même sujet.

En revanche, certaines formulations me posent problème au regard de la nature même du texte. Il s'agit d'une proposition de résolution européenne, donc elle s'adresse au Gouvernement pour promouvoir des mesures européennes. Ce n'est certes pas un avis motivé envoyé à la Commission, mais il s'agit de demander au Gouvernement de porter des mesures à l'échelon européen. Or, au travers de certains ajouts, on s'adresse uniquement au gouvernement français. La résolution de l'Assemblée nationale évoque, pour sa part, le « gouvernement français et l'Union européenne ». Une résolution européenne a vocation à appeler à l'action la plus large possible de l'Union européenne. Il serait préférable d'écrire « le gouvernement français et l'Union européenne ».

Sur la question de la longueur, la pratique du Parlement européen ne concerne pas nos propositions de résolution européenne. Le Parlement européen a peu de prérogatives, il produit donc massivement des résolutions, d'où sa décision de limiter leur longueur. Nous avons, comme parlement souverain, nos propres règles ; il y a d'ailleurs des résolutions européennes du Sénat de trente ou quarante pages. Nous n'avons aucune norme de longueur à nous imposer.

Sur le fond, je n'ai rien à ajouter, si ce n'est - je le répète - qu'il faut éviter de s'adresser uniquement au Gouvernement.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Le dispositif que je vous propose vise encore très largement l'Union européenne mais, c'est vrai, il vise aussi le gouvernement français, pour des raisons d'efficacité. Pour réussir, il faut aussi atteindre des États qui ne sont pas membres de l'Union européenne, qui sont hésitants et qui peuvent avoir un pouvoir d'influence sur la Russie, car la France et l'Union européenne sont identifiées par la Russie comme lui étant hostiles.

La question des déportations d'enfants nous préoccupe depuis longtemps et nous n'arrivions pas, dans le cadre du groupe d'amitié France-Ukraine, à avoir des informations fiables sur ce sujet. Mais la situation a évolué.

J'ai déposé une proposition de résolution sur l'Holodomor. Lorsque l'Assemblée nationale l'a fait, elle a recueilli l'approbation du monde entier. Je regrette que le Sénat, qui était en avance, n'ait pas inscrit mon texte à son ordre du jour...

Pour revenir à la proposition que nous examinons aujourd'hui, il me semble que la proposition de résolution européenne est plus efficace, ainsi rédigée. À ma connaissance, ce texte est en effet le premier, au plan européen, à aborder cette question. J'en ai parlé au sein de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), dont des États membres veulent nous aider. C'est pourquoi nos recommandations ne doivent pas uniquement concerner l'Union européenne et le gouvernement français.

M. Pascal Allizard, président. - Venons-en à l'examen des amendements.

L'amendement COM-1 vise à remplacer, dans l'intitulé de la proposition de résolution européenne, le verbe « dénoncer » par le verbe « condamner » et les mots « transferts forcés massifs » par le mot « déportations ».

L'amendement n° COM-1 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - L'amendement COM-2 modifie la rédaction du texte. Il me paraît opportun de marquer la position de notre commission. L'auteur de la proposition de résolution européenne pourra éventuellement demander son inscription à l'ordre du jour de la séance publique.

M. André Gattolin. - J'ai demandé un débat à ce sujet.

M. Pierre Laurent. - Je n'ai pas d'opposition de principe à la réduction de la taille du texte, mais, en tant que membre de la commission des affaires européennes, je témoigne du volume des textes sous lesquels nous noient la Commission européenne et l'ensemble des institutions de l'Union européenne. Je ne suis pas sûr qu'elles aient des leçons à nous donner en la matière...

On peut tout à fait adopter cet amendement, mais cela ne doit pas nous amener à nous imposer pour la suite une contrainte qui n'a pas lieu d'être.

M. Pascal Allizard, président. - Sans doute, il ne faut pas créer un précédent, nous devons garder notre indépendance, mais, en l'occurrence, réduire ce texte pour le rendre plus percutant me paraît pertinent.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - D'abord, je vous propose de réduire le texte non pas à 500 mais à plus de 1 500 mots. En outre, je pense qu'en le synthétisant, nous gagnons en efficacité. Certains paragraphes n'étaient plus nécessaires. Le texte est donc rendu plus efficace par ce relatif raccourcissement.

M. Pascal Allizard, président. - La longueur des considérants a été réduite.

L'amendement n° COM-2 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - Je remercie l'auteur et le rapporteur de la proposition de résolution européenne.

La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.

La réunion est close à 11 h 30.