N° 502
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023
Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 avril 2023
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées (1)
sur la proposition de résolution européenne en application de
l'article 73 quinquies du Règlement,
dénonçant les
transferts forcés
massifs d'enfants
ukrainiens par
la
Fédération de
Russie,
Par Mme Joëlle GARRIAUD-MAYLAM,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal, vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury, secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard.
Voir les numéros :
Sénat : |
345, 418, 419 rect. et 503 (2022-2023) |
L'ESSENTIEL
LES DÉPORTATIONS D'ENFANTS UKRAINIENS PAR LA RUSSIE
I. LE TEMPS DU CONSTAT ET DE LA CONDAMNATION
Les déportations d'enfants ukrainiens sont mises en évidence par de nombreux témoignages, émanant tant des institutions que des ONG ukrainiennes. Elles sont confirmées par les autorités russes, qui les revendiquent, les considérant comme des évacuations d'ordre humanitaire. Le Président russe a lui-même signé un décret, le 30 mai 2022, pour simplifier l'acquisition de la nationalité russe, et donc l'adoption des enfants ukrainiens.
L'Ukraine comptait 7,5 millions d'enfants avant le 24 février 2022. Ces enfants paient un lourd tribut à la guerre : près de 500 enfants ont été tués, 1000 blessés ; des enfants ont été privés ou séparés de leurs parents ; certains sont réfugiés en Europe, en Russie, ou encore déplacés à l'intérieur du territoire ukrainien. Dès le début de la guerre, il est apparu que la Russie procédait à des transferts forcés d'enfants isolés, orphelins ou non orphelins, vers son territoire ou vers les territoires placés sous son contrôle.
Le gouvernement ukrainien a mis en place un portail consacré aux « enfants de la guerre », à l'adresse : https://childrenofwar.gov.ua/en/. Ce portail recense, début avril 2023, 19 500 enfants déportés, déclarés au Bureau national d'information ukrainien et nommément identifiés. Ce chiffre ne représente qu'une partie de la réalité, difficile à appréhender de façon exhaustive, compte tenu du chaos créé par la guerre et de la partition du territoire, la Russie contrôlant toujours environ 18 % de la superficie de l'Ukraine. Des sources ukrainiennes avancent le chiffre de 240 000 enfants transférés de force en Russie. Les autorités russes évaluent, pour leur part, à 740 000 le nombre d'enfants ukrainiens transférés, avec ou sans leurs parents, en Russie.
enfants ukrainiens déportés identifiés par le gouvernement ukrainien |
camps ayant hébergé au moins 6000 enfants ukrainiens, d'après le rapport de l'Université de Yale |
enfants ukrainiens présents en Russie du fait de la guerre, d'après les autorités russes |
Un rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale du 14 février 2023 établit qu'au moins 6000 enfants ont été déportés par les Russes vers au moins 43 camps, répartis sur l'ensemble du territoire russe (ou contrôlé par la Russie), de la mer Noire à Magadan, dans l'Extrême-Orient, à environ 7000 km de l'Ukraine.
Le 15 mars 2023, un rapport de la commission d'enquête internationale sur l'Ukraine du Conseil des droits de l'Homme, a documenté trois situations principales dans lesquelles les autorités russes ont transféré des enfants ukrainiens d'une zone qu'elles contrôlaient en Ukraine vers une autre ou vers la Fédération de Russie :
- des enfants dont les parents ont été tués ou ayant perdu contact avec leur famille ;
- des enfants séparés de leur(s) parent(s) à un « point de filtrage » : les Russes ont en effet mis en place des camps de « filtration », où plusieurs millions d'Ukrainiens auraient transité depuis le début de la guerre et où, d'après plusieurs rapports d'experts américains et d'ONG, de multiples violations des droits de l'homme sont identifiées, dont des cas de torture, des conditions de détention cruelles, inhumaines et dégradantes, des transferts forcés vers le territoire de la Russie ainsi que l'enlèvement de mineurs à leurs parents ;
- des enfants qui étaient placés, en Ukraine, dans des institutions, dont certains sont orphelins (mais pas la majorité).
Ce rapport de la commission d'enquête internationale du Conseil des droits de l'Homme repose sur l'examen de 164 cas d'enfants âgés de 4 à 18 ans, issus des régions de Donetsk, Kharkiv et Kherson. La commission relève, en outre, qu'un grand nombre d'enfants des zones sous contrôle russe, s'étant rendus dans des camps de vacances en Crimée ou en Russie avec l'accord de leurs parents, ont par la suite, après la libération de ces zones, été séparés de leurs familles de façon prolongée voire indéfinie, ce qui correspond à une quatrième situation de transferts d'enfants en Russie, sans date de retour déterminée.
La commission d'enquête internationale conclut que ces transferts violent le droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre.
Le faisceau de preuves est suffisamment dense pour que la Cour pénale internationale ait émis, le 17 mars 2023, deux mandats d'arrêt, respectivement contre le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, et contre sa commissaire aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.
« Il existe des motifs raisonnables de croire que la responsabilité de chacun des suspects est engagée à raison du crime de guerre de déportation illégale de population et du crime de guerre de transfert illégal de population depuis certaines zones occupées de l'Ukraine vers la Fédération de Russie, ces crimes ayant été commis à l'encontre d'enfants ukrainiens » (CPI, 17 mars 2023).
Les faits dénoncés sont susceptibles d'être qualifiés, en droit international de crimes de guerre à l'encontre des populations civiles, protégées dans le cadre des conventions de Genève de 1949, mais aussi de crimes contre l'humanité (article 7 du Statut de Rome de la CPI) et de crimes de génocide : le « transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe » constitue en effet une infraction sous-jacente du crime de génocide, s'il est « commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et article 6 du Statut de Rome de la CPI).
Or la déportation d'enfants ukrainiens semble bien faire partie d'un plan de « russification » de l'Ukraine. Dans un essai publié en juillet 2021, intitulé « Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens », Vladimir Poutine estimait de fait que l'Ukraine était une nation artificielle : « Les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple, un tout », affirmait-il.
Les conséquences de la guerre menée par les Russes en Ukraine ne sont pas sans rappeler les effets de la grande famine des années 1930, causée artificiellement, qui coûta la vie à au moins 4 millions d'Ukrainiens. Connue sous le nom d'holodomor, cette famine a été récemment reconnue comme génocide par l'Assemblée nationale (28 mars 2023). La rapporteure, Joëlle Garriaud-Maylam, avait déposé, le 9 décembre 2022 une proposition de résolution en ce sens au Sénat.