EXAMEN DES ARTICLES

Article premier
Encadrement de la décision de l'employeur exprimée par des moyens technologiques

Cet article propose de faire des décisions affectant les travailleurs et prises au moyen d'outils technologiques ou de traitement automatisé des décisions relevant du pouvoir de direction de l'employeur, dont le contenu et les règles doivent être accessibles aux travailleurs et susceptibles de recours afin d'obtenir de l'employeur qu'une nouvelle décision soit prise sans traitement automatisé.

La commission n'a pas adopté cet article.

I - Le dispositif proposé

Le présent article crée deux nouveaux articles L. 1223-3-1 et L. 1223-3-2 au sein du code du travail.

 L'article L. 1223-3-1 prévoit tout d'abord que relèvent du pouvoir de direction et de contrôle de l'employeur les décisions qu'il prend par des moyens technologiques et qui affectent les travailleurs. Il dispose ainsi que « toute décision, ensemble de décisions ou système d'aide à la décision exprimé partiellement ou totalement par des moyens technologiques ou traitements automatisés dans le cadre d'un service organisé et produisant des impacts sur les comportements, les choix ou les situations juridiques des travailleurs relève du pouvoir de direction et du pouvoir de contrôle de l'employeur ».

Cet article définit, dans son deuxième alinéa, ces décisions comme étant « les processus ayant pour objet de choisir entre plusieurs actions ou abstentions à l'égard d'une ou plusieurs personnes concernées ».

Il pose enfin, en son troisième alinéa, le principe selon lequel « aucune sanction disciplinaire ne saurait être prononcée par l'employeur par application automatique d'un résultat obtenu par algorithme ».

Le pouvoir de direction de l'employeur

La notion de pouvoir de direction de l'employeur ne figure pas dans le code du travail, sa définition et son étendue résultant d'une construction jurisprudentielle.

Le pouvoir de direction de l'employeur correspond au pouvoir de diriger son entreprise, d'édicter un règlement intérieur, de contrôler et surveiller l'activité des salariés, de les sanctionner en cas de manquement professionnel.

Il résulte du lien de subordination et de la liberté d'entreprendre et permet à l'employeur de gérer seul l'entreprise et ses salariés. À ce titre, c'est lui qui embauche, qui négocie les rémunérations, qui affecte les salariés à leur poste, qui détermine et modifie seul les conditions de travail, qui contrôle le travail effectué par les salariés, donne des ordres, impose la date des congés payés, surveille les salariés, etc6(*).

Le pouvoir de direction de l'employeur est limité par les règles posées par le code du travail (dialogue social obligatoire en entreprise, procédures de licenciement, etc.) et par les droits et obligations posées dans le contrat de travail qui lient l'employeur et le salarié. Le pouvoir de direction de l'employeur lui permet ainsi d'ajuster les conditions de travail du salarié dans la mesure où ces ajustements ne constituent pas une modification du contrat de travail. La modification des horaires de travail du salarié peut ainsi constituer une simple modification des conditions de travail du salarié relevant du pouvoir de direction de l'employeur (Cass, Soc, 16 mai 2000, n° 97-42256 ; Cass, Soc, 2 avril 2014, n° 13-11060) alors que le passage d'un horaire continu à un horaire discontinu ou d'un horaire de jour à un horaire de nuit entraîne la modification du contrat de travail (Cass, Soc, 18 déc. 2000, n° 98-42885 ; Cass, Soc, 5 juin 2001 n° 98-44782) qui doit être acceptée par le salarié.

Parmi les prérogatives de l'employeur figure le pouvoir de sanction, qui comprend toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l'employeur à la suite d'un agissement du salarié considéré par l'employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l'entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération7(*). En matière disciplinaire, l'employeur est tenu de respecter un ensemble de garanties procédurales. Le code du travail prévoit qu'aucune sanction ne peut être prise à l'encontre du salarié sans que celui-ci soit informé, dans le même temps et par écrit, des griefs retenus contre lui8(*). Lorsque l'employeur envisage de prendre une sanction, il convoque le salarié en lui précisant l'objet de la convocation, sauf si la sanction envisagée est un avertissement ou une sanction de même nature n'ayant pas d'incidence, immédiate ou non, sur la présence dans l'entreprise, la fonction, la carrière ou la rémunération du salarié. Lors de son audition, le salarié peut se faire assister par une personne de son choix appartenant au personnel de l'entreprise. Au cours de l'entretien, l'employeur indique le motif de la sanction envisagée et recueille les explications du salarié. La sanction ne peut intervenir moins de deux jours ouvrables, ni plus d'un mois après le jour fixé pour l'entretien. Elle est motivée et notifiée à l'intéressé9(*). Les décisions de sanction ou de licenciement sont susceptibles de recours devant le conseil de prud'hommes10(*).

 L'article L. 1223-3-2 prévoit que le contenu d'une décision qui entre dans le champ de la définition posée par l'article L. 1223-3-1, faisant grief, est accessible pour les personnes concernées et accompagnée au besoin d'une explication rédigée dans un langage simple et clair.

Il est précisé que « les décisions individuelles en constituent la simple exécution ».

En son deuxième alinéa, l'article L. 1223-3-2 prévoit qu'il est communiqué au travailleur concerné, à sa demande, l'état des critères employés pour produire la décision individuelle qui lui est opposée, de manière qu'il puisse vérifier que la décision-cadre entendue au sens de l'article L. 1222-3-1 lui a été appliquée sans erreur.

Il est précisé, au troisième alinéa, que la décision est accompagnée d'une motivation individuelle pouvant être elle-même produite par des moyens technologiques ou traitements automatisés.

L'information des salariés sur les outils utilisés par l'employeur pour le recrutement et la gestion des ressources humaines dans le droit actuel (extraits du code du travail)

Article L. 1221-8

Le candidat à un emploi est expressément informé, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'aide au recrutement utilisées à son égard.

Les résultats obtenus sont confidentiels.

Les méthodes et techniques d'aide au recrutement ou d'évaluation des candidats à un emploi doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie.

Article L. 1221-9

Aucune information concernant personnellement un candidat à un emploi ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance.

Article L. 1222-3

Le salarié est expressément informé, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'évaluation professionnelle mises en oeuvre à son égard.

Les résultats obtenus sont confidentiels.

Les méthodes et techniques d'évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie.

Article L. 1222-4

Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance.

Le quatrième alinéa crée un régime de recours contre ces décisions de l'employeur. Il prévoit que, après avoir pris connaissance de la décision et de la motivation qui l'accompagne, la personne concernée a le droit de former un recours. Aux termes de cet alinéa, la personne est alors invitée par l'employeur à présenter des observations écrites en soutien de sa cause. Ensuite, une nouvelle décision motivée doit être prise par un être humain, qui remplace entièrement la première. Il est enfin précisé que « les motivations de la décision humaine ne peuvent s'appuyer sur les résultats du traitement automatisé opaque ».

Règlement général sur la protection des données (RGPD)11(*)

Article 22

Décision individuelle automatisée, y compris le profilage12(*)

1. La personne concernée a le droit de ne pas faire l'objet d'une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé, y compris le profilage, produisant des effets juridiques la concernant ou l'affectant de manière significative de façon similaire.

2. Le paragraphe 1 ne s'applique pas lorsque la décision :

a) est nécessaire à la conclusion ou à l'exécution d'un contrat entre la personne concernée et un responsable du traitement ;

b) est autorisée par le droit de l'Union ou le droit de l'État membre auquel le responsable du traitement est soumis et qui prévoit également des mesures appropriées pour la sauvegarde des droits et libertés et des intérêts légitimes de la personne concernée ; ou

c) est fondée sur le consentement explicite de la personne concernée.

3. Dans les cas visés au paragraphe 2, points a) et c), le responsable du traitement met en oeuvre des mesures appropriées pour la sauvegarde des droits et libertés et des intérêts légitimes de la personne concernée, au moins du droit de la personne concernée d'obtenir une intervention humaine de la part du responsable du traitement, d'exprimer son point de vue et de contester la décision.

4. Les décisions visées au paragraphe 2 ne peuvent être fondées sur les catégories particulières de données à caractère personnel visées à l'article 9, paragraphe 1, à moins que l'article 9, paragraphe 2, point a) ou g), ne s'applique et que des mesures appropriées pour la sauvegarde des droits et libertés et des intérêts légitimes de la personne concernée ne soient en place.

Le dernier alinéa définit ce qu'est une décision opaque en prévoyant que « une décision au sens du même article L. 1222-3-1 est considérée comme opaque lorsque le travailleur est privé d'une description exhaustive des règles qui lui sont appliquées, que ce soit par choix ou en conséquence des techniques employées, de la technologie ou du traitement automatisé ».

II - La position de la commission

Pour le recrutement de salariés, l'organisation du travail et la gestion des ressources humaines, les entreprises tendent à recourir de manière croissante à des algorithmes permettant d'opérer de façon automatisée des tris et des sélections de données et de proposer des décisions à leur utilisateur.

La rapporteure considère que si ces outils constituent une aide considérable pour améliorer l'organisation des entreprises et exonérer les travailleurs de tâches parfois répétitives et contraignantes, ils doivent être encadrés et contrôlés lorsqu'ils sont utilisés à des fins d'organisation du travail.

En effet, l'utilisation des algorithmes pour la gestion des ressources humaines tend à éloigner l'employeur du salarié, générant des incompréhensions et, parfois, des discriminations contraires à la loi. Elle présente le risque de déresponsabiliser les employeurs et d'écarter les acteurs du dialogue social de l'organisation de l'entreprise et de la détermination des conditions de travail.

La nécessité de contrôler l'utilisation des algorithmes comme outil de management et d'organisation du travail emporte plusieurs types de conséquences. D'une part, les travailleurs doivent être informés de l'utilisation de ces outils et avoir accès à leurs modalités de fonctionnement, dès lors qu'ils affectent leurs conditions de travail. D'autre part, l'utilisation d'algorithmes doit être considérée comme un simple outil d'aide à la décision de l'employeur qui doit demeurer entièrement responsable des décisions qu'il prend dans l'entreprise.

Dès lors, la rapporteure soutient le dispositif proposé en ce qu'il inscrit les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques parmi les décisions relevant de leur pouvoir de direction. Les dispositions visant à garantir aux salariés l'accessibilité du contenu des décisions, à connaître les motivations des décisions les concernant et à pouvoir demander qu'une nouvelle décision soit prise par un être humain à la suite d'un recours sont de nature à encadrer le management algorithmique et à prévenir ses potentielles dérives. Elles intègrent ainsi le recours aux algorithmes aux règles qui régissent les relations entre employeurs et salariés, afin de préserver la protection des travailleurs face aux nouvelles modalités de management.

La commission a considéré que le dispositif proposé n'apportait pas de garanties supplémentaires aux travailleurs car l'employeur est déjà responsable des décisions qu'il prend même lorsqu'il a recours à des moyens technologiques.

La commission a supprimé cet article.

Article 2
Lutte contre les discriminations résultant des décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques

Cet article propose que les décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques ou par un traitement automatisé soient soumises aux règles de procédure contentieuse applicables en matière de discriminations au travail, faisant peser la charge de la preuve sur le défendeur.

La commission n'a pas adopté cet article

I - Le dispositif proposé

A. Le principe de non-discrimination en droit du travail

L'article L. 1132-1 du code du travail pose le principe de non-discrimination en droit du travail.

Cet article dispose qu'aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de nomination ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, notamment en matière de rémunération, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, d'horaires de travail, d'évaluation de la performance, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de son exercice d'un mandat électif, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d'autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de sa qualité de lanceur d'alerte, de facilitateur ou de personne en lien avec un lanceur d'alerte.

Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations

Article 1er

Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de santé, de sa perte d'autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses moeurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable.

Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.

La discrimination inclut :

1° Tout agissement lié à l'un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ;

2° Le fait d'enjoindre à quiconque d'adopter un comportement prohibé par l'article 2.

Article 4

Toute personne qui s'estime victime d'une discrimination directe ou indirecte présente devant la juridiction compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

Le fait que la victime ait seulement poursuivi l'objectif de démontrer l'existence d'un agissement ou d'une injonction discriminatoire n'exclut pas, en cas de préjudice causé à cette personne, la responsabilité de la partie défenderesse.

Le présent article ne s'applique pas devant les juridictions pénales.

Aux termes de l'article L. 1134-1 du code du travail, lorsque survient un litige en raison d'une méconnaissance des dispositions relatives aux discriminations en droit du travail, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

En conséquence, en matière de discrimination, la charge de la preuve pèse sur le défendeur, le demandeur n'ayant qu'à présenter des faits permettant de présumer l'existence d'une discrimination.

Le présent article entend rendre ce régime applicable aux décisions des employeurs prises à l'aide de moyens technologiques, définies à l'article 1er de la présente proposition de loi.

B. L'extension de la procédure contentieuse sur les discriminations au travail aux litiges portant sur les décisions des employeurs prise à l'aide de moyens technologiques

À cette fin, le présent article propose de créer un article L. 1134-1-1 au sein du code du travail qui prévoit que lorsque survient un litige faisant suite à une décision de l'employeur au sens de l'article L. 1222-3-1, créé par l'article 1er de la proposition de loi, le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Il précise qu'au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

II - La position de la commission

L'utilisation d'outils de traitement automatisé de données à des fins de recrutement ou de gestion des ressources humaines peut être source de discriminations au sein des entreprises. Les algorithmes ayant pour but d'opérer des sélections ou des tris de données, de proposer des recommandations en fonction d'un ensemble de possibilités ou de données, ils peuvent conduire à des discriminations des travailleurs contraires à la loi.

Les discriminations induites par l'usage des algorithmes peuvent résulter des critères fixés dès la construction de l'algorithme mais aussi du traitement des données opéré par l'algorithme pour formuler un tri ou une recommandation.

Une telle situation peut notamment se produire en matière de recrutement : en 2017, l'entreprise Amazon a dû renoncer à l'utilisation d'un algorithme pour le recrutement de salariés, cet algorithme induisant une discrimination à l'embauche en privilégiant les hommes aux femmes. Le logiciel s'appuyait sur une base de données recensant les curriculum vitae reçus par l'entreprise depuis dix ans. Cette base comprenant une grande majorité de curriculum vitae d'hommes, l'algorithme en a déduit que les candidats masculins étaient préférables et rejetait les candidatures féminines13(*).

Face à de tels risques, il est nécessaire que l'employeur soit responsable des outils technologiques sur lesquels il s'appuie pour le recrutement ou la gestion des salariés dans l'entreprise. Or, la plupart des entreprises utilisent des logiciels qu'elles achètent à des prestataires externes, sans connaître leur fonctionnement. Les algorithmes utilisés peuvent alors être sources de discriminations à l'insu même de l'employeur.

La rapporteure considère que la protection des travailleurs contre toutes les formes de discriminations au travail ne saurait être affaiblie par l'utilisation d'outils technologiques dans l'organisation des entreprises. Il est donc nécessaire de poser le principe selon lequel, en cas de litige portant sur une discrimination au travail, l'employeur doit apporter la preuve que les outils qu'il utilise ne sont pas source de discriminations. C'est pourquoi elle soutient le dispositif proposé par le présent article.

La commission a considéré que le dispositif proposé était satisfait par le droit en vigueur, la procédure relative au contentieux des discriminations au travail pouvant s'appliquer aux recours contre les décisions des employeurs prises à l'aide d'outils technologiques.

La commission a supprimé cet article.

Article 3
Qualification juridique des opérateurs de plateforme

Cet article propose d'introduire une distinction entre les plateformes de mise en relation et les plateformes d'emploi.

La commission n'a pas adopté cet article.

I - Le dispositif proposé : une clarification de la définition légale des plateformes visant à préciser le statut des travailleurs

A. Des travailleurs dont la qualification est problématique

1. Des travailleurs présumés indépendants

L'article 242 bis du code général des impôts définit l'opérateur de plateforme comme une entreprise qui « met en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange ou du partage d'un bien ou d'un service ».

Par ailleurs, l'article L. 111-7 du code de la consommation qualifie d'opérateur de plateforme en ligne « toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur : 1° Le classement ou le référencement, au moyen d'algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ; 2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange ou du partage d'un contenu, d'un bien ou d'un service ». Ces opérateurs sont notamment tenus de délivrer au consommateur une information loyale, claire et transparente sur le service qu'ils proposent.

Ainsi, toutes les plateformes n'ont pas pour objet la fourniture d'un service reposant sur une prestation effectuée par des travailleurs. Certaines sont basées sur le partage (comme Blablacar), d'autres sur la vente de biens ou de services par des particuliers (Le Bon Coin, Airbnb).

En revanche, d'autres plateformes ont pour objet de mettre en relation des travailleurs indépendants et des clients, entreprises ou particuliers. Elles exercent dans des secteurs variés : transport de personnes (Uber, Bolt), livraison de marchandises (Deliveroo, Uber Eats, Stuart), services à la personne (Helpling), emplois étudiants (StaffMe), métiers qualifiés du numérique (Malt) ou « micro-travail » (Amazon Mechanical Turk). Elles sont aussi organisées selon des modèles très divers, notamment au regard de la relation qu'elles entretiennent avec leurs partenaires ou contributeurs et avec leurs clients14(*).

Ces plateformes ont cependant pour point commun d'être en relation avec des travailleurs indépendants exerçant souvent sous le régime de la micro-entreprise. En vertu de l'article L. 8221-6 du code du travail, ceux-ci sont présumés ne pas être liés par un contrat de travail avec le donneur d'ordre, qu'il s'agisse de l'entreprise cliente ou de la plateforme elle-même.

Ce statut d'indépendant prive les travailleurs ayant recours aux plateformes des garanties attachées au salariat, notamment le salaire minimum, les garanties en matière de temps de travail et de droit au repos, le droit de participer à la détermination de leurs conditions de travail par l'intermédiaire de leurs représentants, l'assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, l'encadrement de la rupture de la relation de travail ou le droit à l'assurance chômage.

Il en résulte que, dans des activités non qualifiées comme la livraison à vélo, les travailleurs se trouvent dans une situation très précaire et cumulent les fragilités : bas revenus, protection sociale incomplète, isolement et exposition aux risques professionnels.

2. La valse-hésitation du juge de la requalification

Bien qu'elles se présentent comme de simples intermédiaires, les plateformes jouent parfois un rôle essentiel dans l'organisation des prestations qu'elles proposent. C'est notamment le cas des plateformes exerçant dans les secteurs de la mobilité : conduite de voitures de transport avec chauffeur (VTC) et livraison de marchandises en véhicule à deux ou trois roues. Les travailleurs recourant à ces plateformes ne sont généralement pas en mesure de fixer le prix de leur prestation, qui est déterminé par un algorithme dont ils ne connaissent pas les paramètres, ni de définir les conditions de sa réalisation.

Or, la présomption d'indépendance des travailleurs n'est pas irréfragable : il appartient au juge de requalifier en relation salariée une activité économique lorsqu'il s'avère qu'il existe entre le donneur d'ordres et le travailleur un lien de subordination juridique, caractérisé par « l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné »15(*).

Pour apprécier l'existence d'un lien de subordination, le juge examine des éléments de fait : d'une part, l'autorité et le contrôle exercés par le donneur d'ordres et, d'autre part, les conditions matérielles d'exercice de l'activité (lieux de travail, horaires, fourniture de matériel...). Le fait que le travail soit effectué au sein d'un service organisé peut constituer un indice de l'existence d'un lien de subordination lorsque l'employeur en détermine unilatéralement les conditions d'exécution.

L'ambiguïté de la qualification des travailleurs des plateformes a donné lieu à un contentieux abondant, auquel la réponse des juridictions n'est pas univoque.

Un mouvement jurisprudentiel en faveur de la requalification dont la portée n'est pas absolue

Plusieurs décisions emblématiques de la Cour de cassation ont tranché dans le sens de la requalification en salariés de livreurs à vélo ou de chauffeurs de VTC. Dans un arrêt du 28 novembre 2018, faisant application de sa jurisprudence classique, elle a requalifié en contrat de travail la relation entre un livreur travaillant sur la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy, aujourd'hui disparue, en retenant, d'une part, l'existence d'un système de géolocalisation permettant la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus et, d'autre part, l'existence d'un pouvoir de sanction. Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la société Uber contre un arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait requalifié sa relation avec un de ses chauffeurs. Les juges de la cour d'appel avaient estimé que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était « fictif » dans la mesure où la société Uber lui adressait des directives, en contrôlait l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction.

Le 25 janvier 2023, la Cour de cassation a annulé un arrêt de la cour d'appel de Lyon et reconnu à nouveau l'existence d'un lien de subordination entre Uber et l'un de ses chauffeurs, constatant l'existence d'un pouvoir de direction, de contrôle de l'exécution de la prestation ainsi que d'un pouvoir de sanction de la plateforme à l'égard du travailleur16(*).

Dans le champ de la lutte contre le travail dissimulé, la plateforme Deliveroo a été condamnée par le tribunal judiciaire de Paris, le 1er septembre 2022, à régler à l'Urssaf plus de 9,6 millions d'euros d'arriérés de cotisations et contributions sociales pour l'emploi en Île-de-France de 2 286 livreurs en tant que travailleurs indépendants entre avril 2015 et septembre 2016.

Toutefois, ces décisions n'ont pas de portée plus générale que les circonstances de l'espèce. Intervenant avec plusieurs années de décalage par rapport aux faits, elles laissent le temps aux plateformes de modifier leurs algorithmes et leurs conditions d'utilisation afin d'échapper à un plus large mouvement de requalification. De ce fait, de nombreux jugements rendus par les conseils de prud'hommes et les arrêts rendus par les cours d'appel continuent à rejeter les demandes de requalification de travailleurs de plateformes. Le 5 avril 2022, la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé, concernant une plateforme de « micro-tâches », que « n'exécute pas une prestation de travail sous un lien de subordination le particulier qui accepte, par l'intermédiaire d'une plate-forme numérique gérée par une société, d'exécuter des missions [...] dès lors qu'il est libre d'abandonner en cours d'exécution les missions proposées, qu'il ne reçoit aucune instruction ou consigne lors de leur exécution, que la société ne dispose pas, pendant l'exécution de la mission, du pouvoir de contrôler l'exécution de ses directives et d'en sanctionner les manquements »17(*).

La chambre sociale a elle-même jugé, le 13 avril 2022, que l'arrêt de la cour d'appel de Lyon reconnaissant un lien de subordination entre la plateforme LeCab et un chauffeur de VTC était fondé sur « des motifs insuffisants à caractériser l'exercice d'un travail au sein d'un service organisé selon des conditions déterminées unilatéralement » par la plateforme18(*).

La question du statut des travailleurs de plateformes reste donc irrésolue. Le même débat se pose dans l'ensemble des pays européens, même si les réponses peuvent différer (cf. encadré ci-dessous). Au niveau de l'Union européenne, une proposition de directive de la Commission européenne donne actuellement lieu à une négociation sur la reconnaissance d'une présomption réfragable de salariat pour certains de ces travailleurs19(*).

En Espagne, une loi prévoyant une présomption de salariat pour les livreurs à vélo

En Espagne, le décret-loi royal 9/2021 de mars 2021, dit « loi Riders », est entré en vigueur en août 2021. S'appliquant aux 60 000 livreurs à domicile à deux roues, ce texte apporte deux garanties nouvelles : une présomption de salariat pour les livreurs qui effectuent leur travail pour une entreprise gérée par un algorithme ou sur une plateforme numérique, et un droit d'accès des travailleurs à l'algorithme.

Les plateformes ont répondu à cette évolution législative de plusieurs manières : si Deliveroo a quitté le marché espagnol, Uber Eats a choisi de sous-traiter en employant ses livreurs via des sociétés intermédiaires. De nouveaux acteurs sont également entrés sur le marché en se pliant à la nouvelle législation20(*).

3. La construction progressive d'un statut alternatif

a) La reconnaissance d'une responsabilité sociale des plateformes

A défaut de leur reconnaître le statut de salarié, le législateur a progressivement octroyé, depuis 2016, des droits spécifiques aux travailleurs de plateformes.

La loi du 8 août 2016, dite loi « El Khomri »21(*), a introduit dans la septième partie du code du travail, relative aux formes particulières d'emploi bénéficiant de certaines des protections du salariat, un nouveau titre applicable aux « travailleurs indépendants recourant, pour l'exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique » relevant de l'article 242 bis du code général des impôts22(*).

Ces dispositions prévoient que, lorsqu'une plateforme « détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix », elle a une « responsabilité sociale » à l'égard des travailleurs indépendants recourant à ses services23(*).

Cette responsabilité sociale se traduit par la prise en charge par la plateforme des cotisations d'assurance volontaire contre le risque d'accident du travail24(*), de la contribution formation professionnelle ainsi que des frais d'accompagnement à la validation des acquis de l'expérience (VAE)25(*). Le travailleur ne peut toutefois bénéficier de ces prises en charge que s'il a réalisé sur la plateforme un chiffre d'affaires au moins égal à 13 % du plafond annuel de la sécurité sociale26(*).

La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM)27(*) a complété ces dispositions en prévoyant notamment l'abondement du compte personnel de formation (CPF) des travailleurs par les plateformes sur lesquelles ils réalisent un chiffre d'affaires supérieur à un seuil déterminé28(*). Toutefois, les conditions de cet abondement n'ont toujours pas été précisées par décret.

Cette loi a également prévu un droit d'accès des travailleurs aux données personnelles relatives à leur activité sur les plateformes29(*).

b) La construction d'un statut spécifique pour les travailleurs des plateformes de mobilité

La LOM du 24 décembre 2019 a introduit dans le code du travail des dispositions spécifiques à deux secteurs :

la conduite de voiture de transport avec chauffeur (VTC) ;

la livraison de marchandises en véhicule à deux ou trois roues.

Cette loi a notamment prévu la possibilité pour les plateformes d'établir une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale30(*). Une telle charte a vocation à préciser, dans le respect des dispositions législatives applicables, les droits et obligations des travailleurs indépendants en relation avec chaque plateforme. Il est précisé que l'existence d'une telle charte, si elle est homologuée par l'autorité administrative, « ne [peut] caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs ». Toutefois, le fait pour une plateforme d'édicter une charte et d'en respecter le contenu ne saurait faire obstacle à une requalification en contrat de travail de sa relation avec un travailleur indépendant si le juge constate l'existence d'un lien de subordination31(*).

Cette loi a également introduit dans le code des transports de nouveaux droits pour les travailleurs des secteurs des VTC et de la livraison :

- le droit de se voir communiquer par la plateforme, avant chaque prestation, la distance couverte et le prix garanti, ainsi que celui de refuser une proposition de prestation32(*) ;

- le libre choix des plages horaires d'activité et des périodes d'inactivité33(*).

Elle oblige également les plateformes à publier des indicateurs liés à l'activité et aux revenus des travailleurs34(*). Cette obligation, précisée par un décret en Conseil d'État, est en vigueur depuis le 1er mars 202235(*).

L'ordonnance du 6 avril 202236(*) a complété ces dispositions afin de renforcer l'autonomie des travailleurs des plateformes de mobilité.

Elle a en particulier précisé que, pour l'exécution de leurs prestations, les travailleurs :

- ne peuvent se voir imposer l'utilisation d'un matériel ou d'un équipement déterminé, sous réserve des obligations légales et réglementaires en matière notamment de santé, de sécurité et de préservation de l'environnement ;

- ont le droit de recourir, simultanément, à plusieurs plateformes de mise en relation ou de commercialiser, sans intermédiaire, les services de transport qu'ils exécutent ;

- déterminent librement leur itinéraire au regard notamment des conditions de circulation, de l'itinéraire proposé par la plateforme et le cas échéant du choix du client.

Il est précisé que l'exercice de ces droits ne peut, sauf abus, engager la responsabilité contractuelle des travailleurs, constituer un motif de suspension ou de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier de mesures les pénalisant dans l'exercice de leur activité. En revanche, ces dispositions ne font pas obstacle au recours à une application dédiée mise à disposition par la plateforme37(*).

c) La définition du cadre d'un dialogue social entre plateformes et travailleurs indépendants

La loi « El Khomri » du 8 août 2016 avait reconnu aux travailleurs de plateformes un embryon de droits collectifs. Elle avait ainsi inscrit dans le code du travail une forme de droit de grève pour les travailleurs indépendants ayant recours à une plateforme. Les « mouvements de refus concerté » de fournir leurs services en vue de défendre leurs revendications professionnelles ne peuvent ainsi être un motif de rupture de leurs relations avec les plateformes ni justifier des mesures les pénalisant dans l'exercice de leur activité38(*).

De même, et bien qu'il s'agisse d'une liberté fondamentale, le législateur avait souhaité affirmer le droit pour ces travailleurs de constituer une organisation syndicale39(*).

Par la suite, la LOM du 24 décembre 2019 a habilité le Gouvernement à déterminer par ordonnance les modalités de représentation des travailleurs de plateformes, ouvrant la voie à la création inédite d'un dialogue social impliquant des travailleurs indépendants.

Sur ce fondement, l'ordonnance du 21 avril 2021 a défini les conditions de la représentation, au niveau sectoriel, des travailleurs de plateformes opérant dans les secteurs de la conduite de VTC et de la livraison40(*). Sur le modèle de la représentativité des organisations syndicales de salariés, la représentativité des organisations représentant les travailleurs est ainsi établie d'après une série de critères cumulatifs, notamment celui de l'audience, appréciée au regard des suffrages exprimés dans le cadre d'une élection41(*).

Ce scrutin sera organisé tous les quatre ans par un établissement public de régulation créé par cette ordonnance, l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE)42(*). Sont électeurs les travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique qui justifient d'une ancienneté de trois mois d'exercice de leur activité dans le secteur économique considéré43(*).

Prise sur l'habilitation de la loi du 7 février 202244(*), l'ordonnance du 6 avril 2022 a complété la mise en place d'un dialogue social de secteur en prévoyant les modalités de représentation de ces plateformes, en définissant les règles de la négociation d'accords collectifs au sein de chaque secteur et en complétant les missions de l'ARPE45(*).

 La représentativité des organisations de plateformes

Comme pour les organisations d'employeurs, la représentativité des organisations professionnelles de plateformes au niveau d'un secteur donné est déterminée au regard de critères cumulatifs46(*).

Le plus déterminant est celui de l'audience, mesurée tous les quatre ans, qui s'apprécie en tenant compte :

à hauteur de 30 %, du nombre de travailleurs des plateformes adhérentes à l'organisation candidate rapporté au nombre total de travailleurs des plateformes adhérentes aux organisations candidates du secteur remplissant des conditions d'ancienneté et de nombre de prestations réalisées ;

à hauteur de 70 %, du montant des revenus d'activité générés par les plateformes adhérentes à l'organisation candidate, rapporté au montant total des revenus générés par les plateformes adhérentes à l'ensemble des organisations candidates du secteur.

 Les règles de la négociation d'accords de secteur

Pour être valide, un accord collectif de secteur doit être signé par au moins une organisation professionnelle de plateformes reconnue représentative et par une ou plusieurs organisations de travailleurs reconnues représentatives ayant recueilli plus de 30 % des suffrages exprimés en faveur des organisations reconnues représentatives et ne doit avoir rencontré l'opposition d'une ou plusieurs organisations représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés par ces mêmes organisations47(*).

À la manière d'un accord de branche étendu, les stipulations d'un tel accord de secteur peuvent être rendues obligatoires pour toutes les plateformes et leurs travailleurs compris dans son champ d'application par décision d'homologation prise par l'ARPE au nom de l'État. Pour pouvoir être homologués, l'accord ne doit pas faire l'objet de l'opposition écrite et motivée d'une ou de plusieurs organisations professionnelles de plateformes reconnues représentatives dont le poids au niveau du secteur est de plus de 50 %48(*).

L'ordonnance du 6 avril 2022 a également prévu des négociations obligatoires au niveau de chaque secteur. En particulier, une négociation doit être engagée au moins une fois par an sur un ou plusieurs des thèmes suivants :

- les modalités de détermination des revenus des travailleurs, y compris le prix de leur prestation de service ;

- les conditions d'exercice de l'activité professionnelle des travailleurs, et notamment l'encadrement de leur temps d'activité ainsi que les effets des algorithmes et des changements les affectant sur les modalités d'accomplissement des prestations ;

- la prévention des risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés en raison de leur activité ainsi que les dommages causés à des tiers ;

- les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels49(*).

Une négociation peut également être engagée au niveau de chaque secteur sur tout autre thème relatif aux conditions de travail et d'exercice de l'activité, notamment les modalités d'échanges d'informations entre la plateforme et les travailleurs sur l'organisation de leurs relations commerciales, les modalités de contrôle par la plateforme de l'activité du travailleur indépendant et de la réalisation de la prestation lui incombant, les circonstances pouvant conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur indépendant ainsi que les garanties dont l'intéressé bénéficie dans ce cas, ou encore la protection sociale complémentaire50(*).

d) La négociation de droits nouveaux pour les travailleurs de plateformes

Le premier scrutin pour désigner les représentants des quelque 120 000 travailleurs des plateformes de livraison et de VTC a été organisé du 9 au 16 mai 2022. Par dérogation, les organisations devaient recueillir au moins 5 % des suffrages exprimés pour être reconnues représentatives (ce seuil étant fixé à 8 % pour les mesures de l'audience ultérieures).

La participation des travailleurs à ce processus électoral a été très faible : seuls 1,83 % des livreurs et 3,91 % des chauffeurs VTC ont participé au scrutin. Les résultats sont retracés dans le tableau ci-après51(*).

Le prochain scrutin aura lieu, par dérogation, en 2024, puis les élections auront lieu tous les quatre ans.

Résultats de la mesure de l'audience de 2022 dans les secteurs de la conduite de VTC et la livraison de marchandises

Secteur

Organisations reconnues représentatives

Poids relatif

Conduite de VTC

Association des VTC de France (AVF)

42,81 %

UNION-Indépendants

11,51 %

Association des Chauffeurs Indépendants Lyonnais (ACIL)

11,44 %

Force Ouvrière (FO)

9,19 %

Fédération nationale des autoentrepreneurs et microentrepreneurs (FNAE)

8,98 %

Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)

8,84 %

Union nationale des syndicats autonomes (UNSA)

7,23 %

Livraison de marchandises

Fédération nationale des autoentrepreneurs et microentrepreneurs (FNAE)

33,97 %

Confédération générale du travail (CGT)

32,58 %

UNION-Indépendants

26,66 %

Fédération SUD commerces et Services (SUD-Commerces)

6,79 %

S'agissant de la représentation des plateformes :

- une organisation, l'Association de plateformes d'indépendants (API), a été reconnue représentative dans le secteur de la livraison de marchandises ;

- deux organisations, l'API et la Fédération française du transport de personnes sur réservation (FFTPR), ont été reconnues représentatives dans le secteur de la conduite de VTC. Leur poids est, respectivement, de 60,53 % et de 39,47 %. Seule l'API dispose donc d'un droit d'opposition à l'homologation d'un accord.

Les acteurs ainsi reconnus représentatifs ont engagé, dans le cadre de l'ARPE, des négociations qui ont déjà abouti à de premiers accords.

Dans le secteur de la conduite de VTC, un accord a ainsi été conclu le 18 janvier 2023 afin de fixer un revenu minimal par course. Il stipule que chaque prestation, quelle que soit sa durée ou la distance parcourue, donne lieu au versement par la plateforme d'un revenu d'activité qui ne peut être inférieur à 7,65 euros52(*). Cet accord a été rendu obligatoire pour toutes les plateformes et leurs travailleurs indépendants compris dans son champ d'application par décision d'homologation de l'ARPE du 17 mars 202353(*).

Dans ce cadre, des négociations sont en cours sur la mise en place d'une procédure claire concernant les déconnexions et la limitation des décisions de rupture ou de suspension prises par des algorithmes.

B. La proposition de distinguer les plateformes d'emploi des plateformes de mise en relation

L'article 3 de la proposition de loi a pour objectif de conforter le mouvement jurisprudentiel en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes en introduisant une distinction entre les opérateurs de plateforme.

Le I modifie ainsi l'article L. 111-7 du code de la consommation afin de définir une nouvelle catégorie d'opérateur de plateforme en ligne reposant sur « un emploi », « lorsque le service repose sur une ou des prestations effectuées par des travailleurs et dont les éléments essentiels sont économiquement et juridiquement encadrés et contrôlés de manière unilatérale, notamment par des moyens technologiques ou traitement automatisés ». De telles plateformes ne seraient plus considérées comme des plateformes de mise en relation.

Le II tend à compléter l'article L. 7342-1 du code du travail, relatif à la responsabilité sociale des plateformes, afin de préciser qu'une plateforme n'est plus considérée comme opérateur de mise en relation « dès lors qu'elle exerce un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation de travail qui la lie avec le travailleur effectuant cette prestation, notamment par des moyens technologiques ou des traitement automatisés ».

En conséquence, un travailleur opérant en lien avec une telle plateforme devrait relever d'une relation de travail salarié et non du régime de la responsabilité sociale des plateformes.

La situation des travailleurs de plateformes « sans-papiers »

La précarisation des conditions de travail sur les plateformes de livraison de repas s'est accompagnée d'un recours croissant à des travailleurs étrangers, souvent « sans-papiers », par ces plateformes, notamment pour répondre à la hausse de la demande lors de l'épidémie de covid-19.

Dans ce contexte, les plateformes auraient accepté des milliers de livreurs dotés de titres de séjour permettant uniquement de circuler en Italie. Toutefois, à la suite de la signature en mars 2022 d'une charte relative à la lutte contre la fraude et la sous-traitance irrégulière par les plateformes de livraison, ces dernières ont massivement déconnecté des livreurs utilisant de tels titres de séjour.

En outre, les travailleurs de plateformes « sans-papiers » ne peuvent pas, faute de bulletins de salaire à leur nom, bénéficier des dispositions de la circulaire du 29 novembre 2012, dite « circulaire Valls », permettant la régularisation par le travail. Cette circulaire permet d'apprécier favorablement des demandes exceptionnelles de titre de séjour pour des étrangers justifiant d'une ancienneté au travail de huit mois, attestée par des bulletins de salaire.

Depuis septembre 2022, trois organisations de livreurs (le CLAP54(*), la CNT-SO55(*) et SUD-Commerces) demandent donc au ministre de l'Intérieur l'actualisation de la circulaire Valls de manière à inclure les factures et preuves de paiement émises par les plateformes dans la liste des pièces pouvant attester d'une activité professionnelle en France.

Afin de lutter contre le phénomène de sous-traitance à des étrangers en situation irrégulière, le projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration, déposé au Sénat le 1er février 2023, prévoyait dans son article 5 de conditionner l'accès au statut d'entrepreneur individuel à la détention d'un titre de séjour pour les étrangers ressortissants de pays non membres de l'Union européenne. La commission des lois du Sénat a supprimé cet article, considérant qu'il ne remplissait pas les objectifs poursuivis et comportait d'importants risques d'effets de bord56(*).

II - La position de la commission : le rejet de l'article contre l'avis de la rapporteure

La situation des travailleurs de plateformes est le résultat le plus visible de l'influence des algorithmes sur le monde du travail.

La rapporteure considère que les avancées obtenues dans le cadre du dialogue social entre travailleurs indépendants et plateformes ne sont pas négligeables et que les sujets négociés dans ce cadre, qu'il s'agisse de la rémunération des travailleurs ou du contrôle des algorithmes, sont essentiels. Toutefois, elle observe que les droits spécifiques qui ont été progressivement accordés à ces travailleurs ont avant tout eu pour effet de les enfermer dans un statut d'indépendant « amélioré » et de conforter le modèle des plateformes, lequel repose sur le contournement du droit du travail et le dumping social. Or, l'indépendance n'est pas adaptée à la situation des travailleurs précaires, qu'ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, et ne correspond pas à la réalité des relations entre ces travailleurs et les plateformes.

Afin que ces travailleurs bénéficient d'une rémunération horaire minimale, incluant les temps d'attente et les temps d'approche, ainsi que d'une protection sociale appropriée, il paraît possible de tendre, sur le modèle espagnol, vers une présomption de salariat. La rapporteure estime que cet article permet de progresser en ce sens, sans toutefois imposer le statut de salarié aux travailleurs qui désireraient conserver un statut d'indépendant.

La commission considère toutefois qu'il convient de dépasser le débat sur la qualification des travailleurs de plateformes et de poursuivre l'amélioration concrète des protections dont bénéficient ces travailleurs, en tenant compte des négociations en cours au niveau de l'Union européenne sur l'encadrement de leurs conditions d'emploi.

La commission a supprimé cet article.


* 6 L. Fin-Langer, Fiches de Droit du travail, 2019, Ellipses.

* 7 Art. L. 1331-1 du code du travail.

* 8 Art. L. 1332-1 du code du travail.

* 9 Art. L. 1332-2 du code du travail.

* 10 Art. L. 1411-1 à L. 1411-6 du code du travail.

* 11 Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.

* 12 Le profilage est défini à l'article 4 du RGPD. Il s'agit d'un traitement utilisant les données personnelles d'un individu en vue d'analyser et de prédire son comportement, comme par exemple déterminer ses performances au travail, sa situation financière, sa santé, ses préférences ou ses habitudes de vie.

* 13 « Quand le logiciel de recrutement d'Amazon discrimine les femmes », Les Échos, 13 octobre 2018.

* 14 Pour plus de précisions, voit le rapport d'information n° 452 (2019-2020) de M. Michel Forissier, Mmes Catherine Fournier et Frédérique Puissat, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 20 mai 2020, et le rapport d'information n° 867 (2020-2021) de M. Pascal Savoldelli, fait au nom de la mission d'information sur « l'uberisation de la société », déposé le 29 septembre 2021.

* 15 Cour de cassation, Chambre sociale, 13 novembre 1996, 94-13.187 (« Société Générale »).

* 16 Cour de cassation, Chambre sociale, 25 janvier 2023, n° 21-11.273.

* 17 Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 5 avril 2022, n° 20-81.775.

* 18 Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 13 avril 2022, n° 20-14.870.

* 19 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

* 20 Cf. rapport d'information n° 27 (2022-2023) de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey, fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 5 octobre 2022, sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

* 21 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

* 22 Art. L. 7341-1 et suivants du code du travail.

* 23 Art. L. 7342-1 du code du travail.

* 24 Art. L. 7342-2 du code du travail.

* 25 Art. L. 7342-3 du code du travail.

* 26 Art. D. 7342-1 du code de la sécurité sociale.

* 27 Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités.

* 28 Art. L. 7342-3 (al. 3) du code du travail.

* 29 Art. L. 7342-7 du code du travail.

* 30 Art. L. 7342-9 du code du travail.

* 31 Cf. Conseil constitutionnel, décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019.

* 32 Art. L. 1326-2 du code des transports.

* 33 Art. L. 1326-4 du code des transports.

* 34 Art. L. 1326-3 du code des transports.

* 35 Décret n° 2021-501 du 22 avril 2021 relatif aux indicateurs d'activité des travailleurs ayant recours à des plateformes de mise en relation par voie électronique.

* 36 Ordonnance n° 2022-492 du 6 avril 2022 renforçant l'autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi.

* 37 Art. L. 1326-4 du code des transports.

* 38 Art. L. 7342-5 du code du travail.

* 39 Art. L. 7342-6 du code du travail.

* 40 Ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation.

* 41 Art. L. 7343-3 du code du travail.

* 42 Art. L. 7343-5 du code du travail.

* 43 Art. L. 7343-7 du code du travail.

* 44 Loi n° 2022-139 du 7 février 2022 ratifiant l'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation et portant habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social avec les plateformes.

* 45 Ordonnance n° 2022-492 du 6 avril 2022 renforçant l'autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi.

* 46 Art. L. 7343-22 du code du travail.

* 47 Art. L. 7343-29 du code du travail.

* 48 Art. L. 7343-49 du code du travail.

* 49 Art. L. 7343-36 du code du travail.

* 50 Art. L. 7343-37 du code du travail.

* 51 Cf. arrêté du 24 juin 2022 fixant la liste des organisations reconnues représentatives au niveau national pour le secteur des activités de livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues motorisé ou non et arrêté du 24 juin 2022 fixant la liste des organisations reconnues représentatives au niveau national pour le secteur de conduite d'une voiture de transport avec chauffeur (VTC).

* 52 Le revenu d'activité pris en compte est le prix effectivement reçu par le chauffeur (toute taxe comprise, s'il y a lieu) au titre d'une course, déduction faite des frais de commission (exprimés hors taxe), lorsque la plateforme en prélève. Les primes le cas échéant versées par la plateforme au travailleur sont également intégrées dans le revenu d'activité. Les pourboires versés au travailleur par l'utilisateur final n'y sont pas intégrés.

* 53 Décision du 17 mars 2023 relative à l'homologation de l'accord du 18 janvier 2023 relatif au revenu minimal par course dans le secteur des plateformes VTC.

* 54 Collectif des livreurs autonomes de Paris.

* 55 Confédération Nationale des Travailleurs - Solidarité ouvrière.

* 56 Alors qu'il devait être examiné en séance publique à partir du mardi 28 mars 2023, ce texte a été retiré le 22 mars de l'ordre du jour du Sénat.

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