EXAMEN EN COMMISSION
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M. François-Noël Buffet , président . - La commission examine conjointement deux textes, la proposition de loi (PPL) tendant à revoir les conditions d'application de l'article 122-1 du code pénal sur la responsabilité pénale des auteurs de crimes et délits de Mme Goulet et la proposition de loi relative aux causes de l'irresponsabilité pénale et aux conditions de réalisation de l'expertise en matière pénale de M. Sol. La commission établira un texte unique sur ces deux PPL, qui reprendra l'intégralité des amendements que la commission des lois aura adoptés.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - La proposition de loi que j'ai déposée en janvier 2020 fait suite aux événements qui se sont déroulés au début de ce même mois : plusieurs attaques au couteau ont eu lieu, et leurs auteurs ont été jugés irresponsables. Nous avions par ailleurs alors eu connaissance de l'arrêt de la chambre de l'instruction concernant l'affaire Halimi. L'objet de ce texte était de modifier les dispositions de l'article 122-1 du code pénal sur la responsabilité pénale des auteurs de crimes et délits pour exclure de son bénéfice la faute préalable de l'auteur ou une infraction concomitante. Nous voulions procéder à une sorte de transposition de la règle Nemo auditur pour qu'elle s'applique à l'irresponsabilité.
Cette proposition de loi a donné lieu à un débat de contrôle le 18 février 2020 devant Mme Belloubet, qui s'était engagée à travailler sur ce sujet. Dans le même temps, la commission des affaires sociales et la commission des lois, avec nos collègues Jean Sol et Jean-Yves Roux, ont réalisé un travail sur l'expertise psychiatrique et psychologique dans le cadre d'une mission commune et ont déposé une proposition de loi. À l'issue de nos travaux, le texte de Jean Sol et le mien seront réunis pour devenir le texte de la commission.
Depuis le dépôt de nos textes, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la famille de Sarah Halimi, ce qui a suscité une vague d'émotion et entraîné des déclarations du Président de la République et du garde des sceaux ainsi que des manifestations. La Cour de cassation a dû publier des communiqués pour s'expliquer, ce qui est quasiment inédit. En outre, l'avocate générale près la Cour de cassation a été menacée personnellement. Je tiens à souligner la qualité de son travail et j'encourage nos collègues à lire les 87 pages de ses conclusions pour mieux comprendre le contexte juridique.
Parallèlement, l'Assemblée nationale a confié à Mme Naïma Moutchou et à M. Antoine Savignat une mission flash sur la question de l'irresponsabilité pénale, tandis que la Chancellerie élabore un nouveau projet de loi.
Nous nous sommes saisis les premiers de cette question extrêmement importante. Pour y avoir travaillé en amont depuis plus d'un an, le Sénat est légitime à présenter un texte le plus complet possible sur un sujet délicat qui se situe entre le droit et la santé, sans véritable définition de la notion de discernement.
La question récurrente que nous devons trancher porte sur les conséquences de la faute préalable sur l'irresponsabilité pénale. Il s'agit non pas de juger la folie, mais de repenser, dans les cas où l'irresponsabilité pénale est contestée, l'accès au juge. Plusieurs affaires tragiques ont souligné la complexité des cas. Aux termes de l'article 122-1 du code pénal, le juge doit prendre en compte l'état mental de l'auteur de l'acte au moment des faits.
Après avoir lu et relu l'avis de l'avocat général près la Cour de cassation et auditionné de nombreuses personnalités, il s'avère que l'article 122-1 du code pénal constitue une sorte de totem, un principe de notre droit pénal. Modifier cet article conduirait probablement à des difficultés d'application et ne produirait pas l'effet escompté car il est extrêmement compliqué de fixer le curseur pour apprécier la folie. Aussi, j'ai choisi une évolution procédurale très lisible, qui s'inscrit dans le continuum de la loi Dati de 2008, laquelle a ouvert un débat contradictoire devant la chambre de l'instruction en ce qui concerne l'irresponsabilité. Toutefois, la chambre de l'instruction n'est pas une juridiction de jugement. C'est pourquoi je propose qu'il y ait un véritable procès - ce que souhaitent les associations de victimes - en modifiant l'article 706-120 du code de procédure pénale : en cas de faute préalable de l'auteur, la juridiction de jugement sera saisie. Nous ne touchons pas au socle de l'irresponsabilité pénale ; nous respectons l'article 10 du code de procédure pénale qui prévoit les garanties pour le justiciable. Outre les associations de victimes, plusieurs des professeurs de droit et magistrats auditionnés ont donné leur feu vert à ce changement de braquet.
Permettez-moi de porter à votre attention deux chiffres très importants. En 2018, on a enregistré 13 495 classements sans suite et 326 ordonnances d'irresponsabilité. Plus de 20 000 victimes se sont retrouvées avec une ordonnance de non-lieu ou un classement sans suite. Parallèlement, ce sont donc 20 000 auteurs, dont certains présentent une certaine dangerosité, qui ont été reconnus irresponsables pour des faits plus ou moins graves. Or aucun suivi n'est réalisé ; la commission pourrait à l'avenir se saisir de cette question.
L'article 1 er de ma proposition de loi serait ainsi rédigé : « Lorsque le juge d'instruction au moment du règlement de son information estime que l'abolition temporaire du discernement de la personne mise en examen résulte au moins partiellement de son fait fautif, il renvoie devant la juridiction de jugement compétente qui statuera sur l'application de l'article 122-1 du code pénal et éventuellement sur la culpabilité. » Par ailleurs, je le répète, les dispositions de l'article 10 du code de procédure pénale continueront à s'appliquer.
En outre, le code pénal considère que l'alcool et les stupéfiants sont des causes aggravantes de responsabilité pour le viol, mais pas pour les actes de torture et de barbarie, le meurtre, l'homicide involontaire, les violences et la mutilation. Aussi, je propose de remédier à cette lacune en créant un article nouveau qui institue l'alcool et les stupéfiants comme cause aggravante pour tous les crimes et délits car ils sont des causes fréquentes d'irresponsabilité.
Enfin, les dispositions adoptées hier par la commission des affaires sociales feront l'objet d'une série d'amendements que nous allons examiner.
Permettez-moi d'ajouter trois éléments.
Premièrement, j'ai saisi notre collègue Antoine Lefèvre, rapporteur du budget de la justice au nom de la commission des finances, pour qu'il nous fasse un point sur les moyens mis à disposition pour procéder à des expertises psychiatriques. Il faut que la justice bénéficie maintenant du « quoi qu'il en coûte », notamment pour ce qui concerne les dispositifs psychiatriques, dont les budgets sont totalement indigents, ainsi que l'ont souligné les experts que nous avons auditionnés.
Deuxièmement, il convient d'améliorer le droit des victimes. De nombreuses difficultés nous ont été signalées. Aussi, je propose à notre commission de travailler à l'amélioration des dispositifs d'aide aux victimes.
Troisièmement, enfin, je proposerai avant nos travaux en séance publique un dispositif concernant le contrôle de l'hospitalisation complète. Il y a là un problème auquel il faut trouver une solution.
Mme Dominique Vérien . - Merci pour cette présentation. L'affaire Halimi a été le point de départ. Il n'y a pas eu de jugement aux assises, mais une confrontation a bien eu lieu pendant huit heures entre l'auteur du crime et la famille de Sarah Halimi. L'auteur est resté en hôpital psychiatrique, mais une peine de sûreté a-t-elle été prononcée ?
Vous confiez donc aux juges du fond l'appréciation de l'irresponsabilité pénale, donc à une cour d'assises pour un crime. Or, lors des auditions, certains ont préféré que l'on s'en tienne à des juges professionnels, soulignant le manque d'empathie des jurés pour l'auteur du crime. Comment contrebalancer ? Quid d'une personne qui n'aurait pas recouvré sa lucidité au moment du procès ? Un délai est-il prévu pour organiser in fine le procès ?
M. Jean-Pierre Sueur . - Ce sujet est très délicat et complexe. Il n'est pas certain que les propositions de loi qui nous sont soumises prospèrent, d'autant que la Chancellerie prépare un projet de loi.
Nous partageons certainement tous l'émotion que suscite cette question. Même si nous pouvons entendre les juristes, il est difficile de comprendre qu'un acte soit déclaré antisémite et condamné comme tel et que son auteur soit déclaré irresponsable. Si l'acte est antisémite, c'est que son auteur a la volonté de le poser comme tel. Il est normal que nos concitoyens s'interrogent sur ce paradoxe.
Notre groupe a lancé une réflexion approfondie sur le sujet ; nous vous soumettrons des amendements de séance - nous voulions entendre Mme le rapporteur auparavant.
La proposition de loi que vous avez présentée était simple au départ : elle avait pour objet de modifier l'article 122-1 du code pénal. Mais après avoir procédé à des auditions, d'autres dispositions nous sont proposées. C'est dire si cette question n'est pas simple !
Dans leur rapport sur l'irresponsabilité pénale, Dominique Raimbourg et Philippe Houillon appellent à ne pas modifier l'article précité, de même que les professeurs de droit, les représentants des syndicats de magistrats, les représentants des avocats pénalistes. Autant nous pouvons modifier certains articles, autant il semble difficile effectivement de toucher au principe général posé par cet article - telle est d'ailleurs la position de Mme le rapporteur.
L'idée de recourir à la juridiction de jugement se heurte aux observations de Mme Vérien. Cette procédure risque de mettre fin au prononcé des irresponsabilités. La juridiction de jugement ne prononce que des peines, mais ne décide pas de l'irresponsabilité. Pensez-vous que des jurés d'assises déclareront, après des heures et des heures d'audiences, que la personne est irresponsable ? Non, c'est la chambre de l'instruction qui prononce l'irresponsabilité au vu d'expertises psychiatriques.
Sept experts psychiatriques, sauf peut-être l'un d'entre eux, se sont prononcés dans le même sens dans l'affaire Halimi : ils ont retenu la bouffée délirante. Je ne suis pas spécialiste, mais ils affirment que cette bouffée délirante est indépendante de l'état de toxicomanie. Mais la cour d'assises prononce une peine, la question de l'irresponsabilité ne se pose plus. Y a-t-il des cas où des cours d'assises ont prononcé l'irresponsabilité pénale ?
M. Thani Mohamed Soilihi . - Oui.
M. Jean-Pierre Sueur . - La question que l'on peut se poser est la suivante : la personne décide-t-elle intentionnellement ou non de se mettre en état d'irresponsabilité ? Peut-on prévoir une disposition à ce sujet ? Si je décide volontairement de créer l'irresponsabilité, alors je ne suis pas irresponsable. Cela pose des questions sur l'acte initial d'alcoolisme, de toxicomanie. Comment l'appréhender dans le processus judiciaire ?
Saluons le travail de M. Sol sur l'expertise psychiatrique : j'espère que ses propositions utiles seront reprises, avec un bémol. Il n'est pas évident que l'expert puisse avoir accès à l'ensemble du dossier médical de l'intéressé.
À mon sens, le statu quo n'est pas possible. Il faut préserver l'article 122-1 du code pénal dans sa rédaction actuelle, mais il n'est pas facile de trouver une alternative. C'est pourquoi je me garderai, au nom de mon groupe, de prendre une position très ferme. Nous poursuivons notre réflexion.
M. André Reichardt . - Je tiens à saluer le travail de Mme le rapporteur sur ce sujet très sensible. Les personnes auditionnées ont largement insisté sur les dégâts causés dans l'opinion publique par l'affaire Halimi. J'ai cosigné en janvier 2020 la proposition de loi de Mme Goulet tant le statu quo me paraissait impossible. Mme le rapporteur nous propose aujourd'hui de changer de braquet, en choisissant une évolution procédurale tendant à confier à une juridiction de jugement l'appréciation et, donc, la décision de l'irresponsabilité pénale. À la réflexion, il me semble que c'est une bonne idée. L'opinion publique s'était émue du fait qu'il n'y avait pas eu de jugement. Pourquoi une cour d'assises ne pourrait-elle pas exonérer un coupable si son irresponsabilité est reconnue, monsieur Sueur ? Cette procédure fait droit à l'attente légitime des victimes de bénéficier d'un procès.
Toutefois, se pose la question des conséquences de cette décision d'irresponsabilité, comme l'a souligné Mme Vérien. Je suis atterré d'apprendre que 20 000 auteurs d'actes ont été déclarées irresponsables. L'affaire Halimi est loin d'être un cas isolé ! Au moment où l'on met en place un suivi des terroristes sortant de prison, que deviennent ces coupables déclarés irresponsables ? Et c'est d'ailleurs l'une des préoccupations de Mme le rapporteur.
Enfin, Mme le rapporteur a indiqué que l'alcool et les stupéfiants ne sont pas considérés comme cause aggravante dans certains cas - je l'ignorais. Si nous voulons traiter cette question dans son intégralité, nous devons effectivement légiférer en la matière, mais ces dispositions ne risquent-elles pas d'être irrecevables au titre de l'article 45 de la Constitution ?
M. Guy Benarroche . - Je remercie Mme le rapporteur d'avoir changé de doctrine au fil des auditions. Je partage quelques questionnements de mes collègues. Pour ma part, je me demande quels critères seront retenus pour renvoyer devant la juridiction de jugement - nous en avons discuté avec M. Molins. L'objectif est effectivement de répondre au besoin de procès des victimes. Est-il possible d'introduire une notion de délit lié à la décision volontaire de l'auteur de créer une irresponsabilité pénale, comme l'a indiqué M. Sueur ? Cette décision antérieure à la décision d'irresponsabilité pénale pourrait faire l'objet d'un jugement. Concernant le statut de victime, pouvons-nous prévoir que la chambre d'instruction soit également être compétente quant à la responsabilité civile, comme cela nous a été proposé ? J'aimerais avoir des précisions sur ces points.
M. Thani Mohamed Soilihi . - Cette question grave, on ne le dira jamais assez, est très sensible. Je remercie Mme le rapporteur de ne pas modifier l'article 122-1 du code pénal et d'avoir trouvé une alternative. Pour autant, je demeure, à titre personnel, interrogatif pour deux raisons.
Premièrement, les notions d'abolition temporaire de discernement et de fait fautif sont trop larges pour être acceptées telles quelles dans le droit pénal. Nous savons ce que sont l'abolition du discernement, l'altération du discernement, mais pas ce qu'est l'abolition temporaire du discernement. Quid de l'abolition du discernement au moment de l'acte - c'est bien de cela qu'il s'agit ? Si l'abolition même temporaire est établie la question de l'irresponsabilité pénale est tranchée.
À cet égard, monsieur Sueur, la cour d'assises peut décider de l'abolition du discernement. Elle ne fait d'ailleurs que répondre par oui ou non à la question de savoir si la personne mise en examen a commis l'acte qui lui est reproché et, dans l'affirmative et si la question lui a été posée, elle répondra également par oui ou non à la question de savoir si l'abolition du discernement est avérée.
Deuxièmement, quelle est la portée du dispositif que vous proposez au regard de la réforme de 2008 : les articles 706-19 et suivants du code de procédure pénale permettent d'ores et déjà un débat public devant la chambre de l'instruction à la demande des parties. Il revient à un juge professionnel de conduire ce travail minutieux et très technique juridiquement - ce ne sont pas des jurés d'assises, madame Vérien.
Sans plaider pour le statu quo, je ne suis convaincu qu'il faille légiférer dans le sens que vous proposez. N'oublions pas que, dans notre système judiciaire, une première instance apprécie les faits, une procédure d'appel est prévue, un pourvoi en cassation, voire un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Aussi, il importe, à mon sens, d'élargir notre réflexion. À titre personnel, je ne suivrai pas la position de Mme le rapporteur en dépit de son travail d'amélioration.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie . - Merci de ce débat de qualité. Nous avons peut-être la possibilité de trouver la solution adaptée à cette question très délicate, même si nous voyons la difficulté juridique. La Chancellerie prépare un projet de loi ; je ne suis pas convaincu que le garde des sceaux soit très favorable à cette réforme.
Le dispositif proposé par Mme le rapporteur soulève plusieurs questions. Quid de la pertinence de transférer à une juridiction de jugement ce qui relève de la procédure pénale ? Quid des jurés populaires ? M. Molins, lors de son audition, a évoqué des critères que je ne retrouve pas dans l'amendement de Mme le rapporteur. Notre collègue Thani Mohamed Soilihi s'interroge sur la notion d'abolition temporaire de discernement ; nous pouvons surmonter cette difficulté. Mais a été évoqué le fait que la personne devait avoir recouvré son discernement au moment du procès - c'est une question non pas morale, mais conventionnelle. La convention européenne des droits de l'homme impose le principe du procès équitable.
Je ne retrouve pas non plus, dans la rédaction que vous nous proposez, l'hypothèse d'une divergence des experts : cela n'est-il plus pertinent ?
Manifestement, nous ne sommes pas au bout de nos questions.
M. Philippe Bas . - Je remercie notre rapporteur pour son travail.
J'ai partagé le sentiment de stupéfaction de nos concitoyens au prononcé de l'irresponsabilité pénale de l'assassin de Mme Sarah Halimi et je m'interroge sur les éléments retenus par le juge. L'auteur du crime est certes toxicomane, mais il n'aurait pas agi sous la seule emprise des stupéfiants, il aurait également été sous le coup d'une bouffée délirante. Une distinction semble donc être faite par le juge entre drogue et pathologie.
Une clarification est sans doute nécessaire pour prévoir expressément que l'alcoolisme et, plus généralement, la toxicomanie ne peuvent à eux seuls justifier l'irresponsabilité pénale. Cette précision serait une première étape dans notre travail pour envoyer une consigne législative au juge. Cela n'aurait toutefois pas empêché le prononcé de l'irresponsabilité pénale du meurtrier de Mme Halimi...
Je m'interroge encore sur le réglage du dispositif législatif qui nous est proposé. Il est fait mention à l'article 1 er du « fait fautif » de l'auteur du crime, qui provoquerait l'abolition temporaire de son discernement et dont il ne pourrait se prévaloir pour échapper à une condamnation pénale. Mais mettons-nous du côté du juge qui va devoir appliquer ces textes : être drogué est-il un fait fautif ? Cela peut s'examiner sous un angle moral, mais aussi sanitaire : l'addiction est-elle un fait fautif ou une maladie ? Quand il y a abolition de la volonté, comme dans le cas d'une addiction, la caractérisation de la faute et de l'intention devient très difficile. Nous tâtonnons, sans encore trouver de dispositif véritablement opérationnel.
Je suis également troublé par une sorte de miroitement à l'article 2 : le maximum de la peine privative serait relevé dans le cas où l'individu serait sous l'emprise d'une addiction. Mais que se passe-t-il si l'individu est de surcroît sous l'emprise d'un trouble psychique aigu, comme ce fut le cas pour le meurtrier de Mme Halimi ? J'ai des doutes sur l'applicabilité de ce dispositif.
Je tenais à exprimer mes doutes très sincèrement : je veux aller dans votre sens, mais il me semble que notre dispositif n'est pas encore abouti.
M. Patrick Kanner . - Il est rare que notre commission des lois soit à ce point dans l'incertitude et le doute. Les conditions atroces de la mort de Mme Halimi ont beaucoup choqué les Français et la réponse judiciaire n'a fait que renforcer cette émotion. Notre groupe poursuit sa réflexion, avec le plus de pragmatisme possible.
Le Président de la République s'est exprimé très tôt sur le sujet. Le 23 janvier 2020, il déclarait : « même si à la fin le juge décidait que la responsabilité pénale n'est pas là, le besoin de procès est là. » La magistrature s'était d'ailleurs émue, à juste titre, de cette étrange conception de la séparation des pouvoirs... L'exécutif a annoncé un projet de réforme avant la fin du mois de mai en conseil des ministres, mais rien ne semble prévu dans le projet de loi porté par le garde des sceaux... Que prévoit l'exécutif ?
Il semblerait toutefois que le code pénal espagnol ait traité cette question.
Je remercie notre rapporteur de ses évolutions personnelles sur le sujet, qui témoignent de nos interrogations collectives.
Mme Marie Mercier . - Je félicite notre rapporteur pour son travail.
C'est un sujet difficile, aux confins du droit et de la santé. N'oublions pas que l'addiction n'est pas une question de volonté : on ne choisit pas de se droguer ; sortir de la drogue, c'est une question de motivation positive. La drogue révèle-t-elle une pathologie psychiatrique sous-jacente ou la crée-t-elle ? Le travail du psychiatre est de remettre le patient dans notre réalité et le procès participe de la prise de conscience de ce patient.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Nous avons beaucoup auditionné : Mme Valérie Dervieux, présidente de la chambre d'instruction près la cour d'appel de Paris, M. Régis de Jorna, premier président de chambre à la cour d'appel de Paris, coordonnateur de la cour d'assises de Paris, M. Jean-Christophe Muller, avocat général, adjoint au chef du service des Assises de la cour d'appel de Paris qui préside l'Association nationale des praticiens de la Cour d'assises, M. Charles Prats, juge des libertés, vice-président du tribunal judiciaire de Paris, et bien sûr le procureur général.
La piste de la loi Dati n'est pas satisfaisante, car elle renvoie à une juridiction d'instruction - et non de jugement -, qui ne prononce pas de peine, dont les débats peuvent se tenir en l'absence de la personne mise en examen et qui exclut les voies de recours ordinaires. C'est donc une impasse et cela ne constitue pas une amélioration du point de vue des victimes.
Le dispositif que nous proposons a été soumis aux personnes auditionnées et la plupart l'ont soutenu sans réserve. Même le rapport Houillon, qui pourtant ne formule pas à mon sens de vraies propositions, va dans notre sens...
M. Jean-Pierre Sueur . - Ce rapport n'est pas inintéressant.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Certes, mais c'est Le Guépard : il faudrait que tout change pour que rien ne change...
Notre proposition ne change rien à la procédure de l'instruction. Mais en cas de fait fautif, l'auteur sera renvoyé devant la juridiction de jugement, à condition toutefois qu'il soit en capacité de comparaître conformément à l'article 10. Et en cas de divergence flagrante entre experts, le renvoi se fait aussi devant la juridiction de jugement. Cela n'est pas écrit noir sur blanc, mais c'est la pratique. Nous pourrions l'ajouter si Mme de La Gontrie y tient. Nous pourrions également ajouter que cela se fait à la demande de la partie civile, mais cela serait systématique. Nous sommes bien dans le continuum de la loi Dati.
La piste de la modification de l'article 122-1 du code pénal ne me semble plus pertinente : je reconnais que j'ai changé d'avis.
Pourquoi avoir choisi la juridiction de jugement ? Parce que tous les arrêts de la Cour de cassation - y compris celui de 2018 qui ne constitue en réalité pas un revirement de jurisprudence - confirment que ce sont toujours les juges du fond qui se prononcent sur la responsabilité et la capacité.
La piste de la définition d'un délit distinct non intentionnel ne tient pas la route. Mme l'avocat général près la Cour de cassation appelle le législateur à statuer en ce sens, mais elle ne propose aucune rédaction, pas plus que le rapport Houillon. Comment faire cohabiter dans une même phrase « non intentionnel » et « fautif » ? Je ne sais pas faire...
Notre dispositif n'est peut-être pas parfait, mais il a été validé par de nombreux acteurs, comme je l'ai indiqué.
Dans huit cas d'irresponsabilité sur dix, l'alcool ou les stupéfiants sont en cause. Souvenez-nous de cet homme qui rentre saoul de la fête des betteraves, se trompe d'immeuble, d'appartement, de lit et poignarde l'homme qu'il y trouve et qu'il pense être l'amant de sa femme... Il a été jugé irresponsable, car il était sous l'emprise de l'alcool. Dans notre droit, sept infractions - et non des moindres, je l'ai dit - ne sont pas aggravées par la prise d'alcool et de stupéfiants, contrairement aux autres crimes et délits, comme le viol par exemple. Il convenait donc d'y remédier et d'harmoniser les textes. Il y a une connexité entre cette disposition et la question de l'irresponsabilité pénale.
M. Bennarroche m'interroge sur la possibilité pour la chambre de l'instruction de régler la question des dommages civils : c'est déjà prévu par le code.
Il semblerait que l'exécutif travaille sur une exonération de responsabilité en cas de cause exclusive, mais c'est un cas qui ne se produit pratiquement jamais...
Quelqu'un qui arrête volontairement de prendre une médication obligatoire voit-il son discernement aboli ? Si oui, à partir de quand ? Le curseur est manifestement très difficile à placer, mais ce n'est pas la faute des victimes : elles ont besoin d'un procès, sous réserve que les conditions soient remplies.
Pour répondre à Mme Vérien, M. Kobili Traoré est actuellement hospitalisé sous contrainte. Mais sa sortie dépendra des médecins et non des juges.
D'après une étude de droit comparé réalisée par les services du Sénat à ma demande en janvier 2020, les codes pénaux suisse et espagnol prévoient une sorte de délit non intentionnel ; cette étude s'est également penchée sur les jurisprudences allemande, américaine, britannique et italienne, mais je n'y ai rien trouvé de pertinent à transposer dans le système français.
M. François-Noël Buffet , président . - Merci, madame le rapporteur. L'exercice est difficile, mais nous devons avancer, car le problème juridique est réel. Nous avons la certitude qu'il ne faut pas toucher aux dispositions de l'article 122-1 du code pénal : on ne juge pas les fous, cela est totalement acquis.
Si un article spécifique devait être écrit, destiné à prendre en compte, pour le sanctionner, le fait fautif de l'auteur, il faudrait définir un quantum de peine et caractériser cet acte : cela est loin d'être simple.
La piste proposée par notre rapporteur permet un renvoi devant la juridiction de jugement, sous conditions. Il y aura donc un premier filtre et il n'y a pas lieu de craindre une arrivée massive de dossiers. Même s'il convient de rester prudent sur le sujet, sachons entendre que les victimes ont besoin d'un procès.
Un texte du Gouvernement semble en préparation ; nous n'en disposons pas encore.
Notre dispositif est certainement encore améliorable, mais un chemin est désormais ouvert. Avançons, prudemment, mais avançons.
Nous examinons ce matin conjointement deux textes, la proposition de loi de Mme Goulet et celle de M. Sol. La commission établira un texte unique sur ces deux propositions de loi, qui reprendra l'intégralité des amendements que nous aurons adoptés. Formellement, c'est en l'occurrence sur le plus volumineux de ces deux textes - celui de M. Sol - que sera établi le texte de la commission et qui sera, après l'examen en séance publique par le Sénat, transmis à l'Assemblée nationale pour la suite de la navette, les amendements portant sur l'irresponsabilité proprement dite ayant été dupliqués sur les deux textes.
S'agissant du périmètre de l'article 45, je vous propose de considérer qu'entretiennent une relation avec l'objet du texte, les amendements relatifs au régime de l'irresponsabilité pénale, à l'expertise psychiatrique et aux conséquences pénales de l'intoxication alcoolique ou du fait de stupéfiants.
EXAMEN DES ARTICLES
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Mon amendement COM-8 prévoit que lorsque le juge d'instruction estime que l'abolition temporaire du discernement de la personne mise en examen résulte au moins partiellement de son fait fautif, il renvoie devant la juridiction de jugement compétente qui statuera sur l'application de l'article 122-1 du code pénal et éventuellement sur la culpabilité.
M. Jean-Pierre Sueur . - Ainsi que nous l'avons exposé plus tôt, notre groupe poursuit ses réflexions sur ce sujet et déposera des amendements en vue de la séance publique. Il ne prendra donc pas part aux votes en commission.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Je souhaite rectifier mon amendement pour remplacer « éventuellement » par « le cas échéant ».
L'amendement COM-8 rectifié est adopté.
Article additionnel après l'article 1 er
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - L'amendement COM-10 tend à reconnaître l'impact des violences conjugales sur l'état psychique de la personne et à prévoir une irresponsabilité pénale étendue. Il s'agit d'une question très importante, mais il me semble toutefois que cette disposition aurait plus sa place aux articles 122-2 ou 122-5 du code pénal. Je demande donc le retrait de cet amendement, dans l'attente d'une meilleure insertion d'ici la séance publique.
Mme Valérie Boyer . - Je vous remercie de votre attention aux violences conjugales. Dans la sinistre affaire Valérie Bacot, l'expert psychiatrique a reconnu qu'elle était atteinte, au moment des faits, du syndrome de la femme battue : c'est une première qu'il faut saluer !
L'amendement COM-10 est retiré.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Mon amendement COM-9 insère, dans le code pénal, un nouvel article général d'aggravation des délits et des peines en cas de consommation d'alcool ou de stupéfiants.
M. Alain Richard . - Cet amendement élargit-il l'éventail des infractions concernées ?
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Désormais, cette aggravation s'appliquera à tous les crimes et délits. Pour les crimes et délits existants, nous préparerons si besoin un amendement de coordination en vue de la séance publique.
M. Jean-Pierre Sueur . - Cet amendement n'excède-t-il pas l'objet du texte ? Il entre certes dans le champ de l'article 45 tel que l'a défini notre président, mais celui-ci me semble très large par rapport à l'objet des propositions de loi.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Nous avons étudié la jurisprudence avec attention : dans plus de 80 % des cas, l'irresponsabilité est prononcée en raison de l'alcool ou de stupéfiants. L'édiction d'un principe général aidera nos magistrats.
L'amendement COM-9 est adopté.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Il faut qu'une expertise clinique soit réalisée lors de la garde à vue, mais le rapport de Jean Sol montre que l'expertise psychiatrique est difficile à ce stade et doit être proscrite. Les amendements identiques COM-2 et COM-5 prévoient toutefois le cas des infractions sexuelles pour lesquelles l'examen psychiatrique est obligatoirement prévu, aux termes de l'article 706-47-1 du code de procédure pénale.
Mme Brigitte Lherbier . - Il est certes préférable de réaliser l'expertise pendant la garde à vue, mais il est parfois difficile de trouver un expert disponible, par exemple pendant les vacances ou les ponts !
Les amendements COM-2 et COM-5 sont adoptés.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Les amendements identiques COM-3 et COM-6 prévoient un mécanisme de transmission des documents de médecin à médecin, sans passage par le juge. C'est une proposition de la commission des affaires sociales.
Les amendements COM-3 et COM-6 sont adoptés.
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Les amendements identiques COM-4 et COM-7 limitent l'expression publique des experts : ils ne pourront plus s'exprimer sur une affaire en cours, comme nous l'avions vu dans l'affaire Lelandais.
M. Alain Richard . - Avec quelle sanction ?
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - Le retrait de la capacité d'être expert.
Les amendements COM-4 et COM-7 sont adoptés.
Intitulé de la proposition de loi
Mme Nathalie Goulet , rapporteur . - L'amendement COM-1 propose de donner le nom de Sarah Halimi au projet de loi. Je comprends l'intention, mais j'y suis défavorable.
L'amendement COM-1 n'est pas adopté.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Auteur |
N° |
Objet |
Sort de l'amendement |
Article 1
er
|
|||
Mme Nathalie GOULET, rapporteur |
8 |
Renvoi au juge du fond dans le cas où le fait fautif de l'auteur a causé l'abolition de son discernement |
Adopté avec modification |
Articles additionnels après l'article 1 er |
|||
Mme Valérie BOYER |
10 |
Irresponsabilité de la personne dont le discernement a été altéré ou le contrôle des actes entravé du fait d'un trouble causé par des violences conjugales répétées |
Retiré |
Article 2
|
|||
Mme Nathalie GOULET, rapporteur |
9 |
Aggravation des sanctions des délits et crimes lorsqu'ils sont commis en état d'intoxication |
Adopté |
Article 4
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M. SOL |
2 |
Possibilité de réaliser lors de la garde à vue les expertises prévues en matière d'infractions sexuelles |
Adopté |
Mme Nathalie GOULET, rapporteur |
5 |
Possibilité de réaliser lors de la garde à vue les expertises prévues en matière d'infractions sexuelles |
Adopté |
Article 5
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M. SOL |
3 |
Transmission à l'expert psychiatre des pièces du dossier médical par les médecins qui les détiennent |
Adopté |
Mme Nathalie GOULET, rapporteur |
6 |
Transmission à l'expert psychiatre des pièces du dossier médical par les médecins qui les détiennent |
Adopté |
Article 10
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M. SOL |
4 |
Interdiction pour un expert de se prononcer publiquement sur une affaire en cours à laquelle il a participé |
Adopté |
Mme Nathalie GOULET, rapporteur |
7 |
Interdiction pour un expert de se prononcer publiquement sur une affaire en cours à laquelle il a participé |
Adopté |
Intitulé de la proposition de loi |
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M. LEVI |
1 |
Donner au projet de loi le nom de Sarah Halimi |
Rejeté |