II. UN DÉFAUT DE TRANSPARENCE QUI ENGENDRE UNE DÉFIANCE IMPORTANTE DES PATIENTS VIS-À-VIS DES SOLUTIONS INNOVANTES

Compte tenu des enjeux liés à leur financement et à leur degré d'acceptabilité par les patients, la rapporteure plaide pour un renforcement de la transparence autour des différentes étapes en amont et en aval de la dispensation des médicaments innovants :

- la participation des financements publics à l'effort de recherche ;

- la négociation entre l'industriel et le comité économique des produits de santé (CEPS) de l'indemnité réclamée par l'industriel avant l'inscription au remboursement par l'assurance maladie, puis du prix net de référence à partir du moment où la spécialité est admise au remboursement ;

- enfin, l'assurance que le produit commercialisé remplisse toutes les conditions de sécurité sanitaire .

Les deux premières missions pourraient être utilement attribuées au pôle public du médicament créé par l'article 2 de la proposition de loi , qui assurerait directement l'exécution de la première et viendrait en appui du CEPS pour l'accomplissement de la seconde. La troisième mission serait pour sa part assurée par un observatoire citoyen des vigilances , que prévoit l'article 4 de la proposition de loi.

À cet égard, la rapporteure signale que la volonté affichée dans le texte s'inscrit en cohérence avec la recommandation ultérieurement publiée dans un avis du comité consultatif national d'éthique (CCNE) du 30 novembre 2020, selon lequel « une opacité regrettable » appelait une « exigence de transparence [...] éthique et démocratique avant d'être stratégique sur le plan économique » 19 ( * ) .

A. L'EMPRISE DU SECTEUR PRIVÉ SUR LES FRUITS DE LA RECHERCHE FONDAMENTALE

1. L'importance de l'aide publique à la recherche

L'impératif de transparence dans la fabrication et la distribution des médicaments et des produits de santé se justifie par l'importance des aides publiques accordées à l'effort de recherche fondamentale et de recherche appliquée, indispensable au développement de tout produit innovant.

Outre la recherche directement assumée par des structures publiques, dont il sera ultérieurement question, les entreprises pharmaceutiques sont destinataires de financements et d'investissements de la puissance publique pour leur activité de recherche, majoritairement assurés par le crédit impôt recherche (CIR).

Comme le rappelle la commission des finances du Sénat, le CIR constitue la « dépense fiscale rattachée à la recherche la plus importante en termes quantitatifs » 20 ( * ) . Consistant en un crédit d'impôt de 30 % des dépenses de recherche et développement (R&D) jusqu'à 100 millions d'euros et 5 % au-delà, la dépense fiscale se chiffrerait pour 2020 à environ 6,5 milliards d'euros. Un récent rapport de la commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation (CNEPI) 21 ( * ) , rattachée auprès de France Stratégie, positionne le secteur pharmaceutique comme deuxième bénéficiaire du CIR en 2015 , avec plus de 11 % de la créance fiscale accordée au titre de la recherche, soit près de 560 millions d'euros pour cet exercice . La difficulté d'établir un chiffrage précis du bénéfice de ces financements avait été mise en lumière par les travaux menés en 2015 par la commission d'enquête sénatoriale relative à la réalité du détournement du CIR 22 ( * ) , dont M. Francis Delattre était président et Mme Brigitte Gonthier-Maurin rapporteure.

De façon plus marginale, l'effort de recherche des entreprises est soutenu par l'attribution de crédits au titre du conseil stratégique des industries de santé (CSIS), qui récompensent les investissements industriels réalisés en Union européenne et sur le territoire national en termes de recherche, d'installations et d'emplois. Ces crédits sont attribués aux entreprises après instruction d'un dossier par la direction générale des entreprises (DGE) et, en cas de réponse positive, prennent la forme d'avoirs sur les remises consenties sur le prix facial du produit à l'issue de la négociation avec le comité économique des produits de santé. Leur niveau se situe en 2016 à près de 44 millions d'euros.

On peut donc raisonnablement estimer à plus de 600 millions d'euros l'aide publique annuelle accordée à la recherche entreprise par les acteurs pharmaceutiques privés, soit plus de 13 % du montant total engagé par ces derniers au titre de la R&D , évalué à 4,5 milliards d'euros en 2017 par le LEEM.

2. Les problèmes soulevés par la cession des licences d'exploitation de brevets d'invention aux acteurs privés

La rapporteure souhaite par ailleurs préciser que les dépenses de R&D engagées par les industriels restent essentiellement consacrées à de la recherche appliquée, du développement expérimental et des contrats de sous-traitance, la part dédiée à la recherche fondamentale ne représentant que 6,9 % du total .

Cette proportion, relativement faible, doit être examinée à la lumière d'une tendance identifiée par la CGT Sanofi et livrée à la rapporteure au cours de son audition : un désengagement de certains industriels pharmaceutiques de leur filière de R&D , qui peut prendre la forme d'une externalisation de la fonction recherche avec cession aux nouvelles entités des droits d'exploitation de cette dernière.

Ces phénomènes soulèvent deux problèmes : l'enjeu que soulève la prépondérance des acteurs publics dans la démarche de recherche fondamentale , étape déterminante dans la découverte du produit innovant, et les conditions dans lesquelles les licences d'exploitation des brevets d'invention de ces recherches sont ensuite cédées aux acteurs privés qui en recueillent in fine le fruit.

Comme l'a soulevé l'OTMeds dans sa réponse au questionnaire de la rapporteure, « l'opacité [...] de la contribution publique dans le développement d'un produit de santé par une agence publique de recherche empêche de connaître de façon systématique la part d'investissements publics dans le développement d'un produit spécifique ». Pour autant, une étude portant sur 94 médicaments contenant une nouvelle substance autorisée par l'agence européenne du médicament entre 2010 et 2012 a montré que 17 % d'entre eux étaient issus de la recherche publique ou d'un partenariat public/privé 23 ( * ) . De même, on rappellera que parmi les 10 médicaments les plus vendus au monde (en valeur), six sont des anticorps monoclonaux, issus d'une technique développée dans un laboratoire financé par des fonds publics et dont l'initiateur, prix Nobel de médecine, n'avait pas souhaité la breveter.

Malgré ces quelques chiffres, il demeure incontestable qu'une difficulté générale de retracer l'investissement public demeure, notamment en raison des limites des bases de données de brevets . Les principales d'entre elles - PatentScope gérée par l'organisation mondiale de la propriété industrielle (OMPI) et Espace Net gérée par l'office européen des brevets (OEB) - montreraient un important biais de recherche qui, en fonction de l'entrée des dénominations communes internationales (DCI) des spécialités pharmaceutiques, peuvent associer plusieurs centaines ou milliers de brevets.

Par ailleurs, une autre difficulté se fait jour lorsque l'exploitation des résultats de la recherche fondamentale, qui nécessite d'importants moyens financiers de recherche clinique, entraîne la cession des droits de l'inventeur - public - à des acteurs privés. L'écart grandissant entre le prix fixé par des industriels pour une spécialité ayant largement bénéficié de financements publics et le montant du prix de cession de ces droits d'exploitation pose alors un grave problème éthique , que ne suffisent pas à expliquer les coûts subséquents qu'ont dû assumer lesdits industriels.

Le cas emblématique du Zolgensma ®

En mai 2019, la Food and Drug Administration (FDA) américaine autorise la mise sur le marché d'un médicament de thérapie génique - le Zolgensma ® - destiné à traiter les enfants âgés de moins de deux ans atteints de la forme la plus sévère de l'amyotrophie spinale, une maladie très rare et souvent fatale chez les bébés, entraînant une dégénérescence des cellules nerveuses stimulant et commandant les muscles.

La mise au point de cette spécialité découle initialement des travaux d'une équipe de recherche de l'Inserm et du Généthon, laboratoire de recherche financé par le Téléthon, ayant donné lieu à des dépôts de brevets dès 2007. Le laboratoire de biotechnologie américain Avexis obtient par la suite les droits exclusifs de ce traitement innovant aux États-Unis, en Europe et au Japon, droits qui sont transférés au laboratoire suisse Novartis en 2018 au moment du rachat d'Avexis par ce dernier. Au moment de cette opération, Novartis fait connaître le prix facial qu'il envisage pour ce médicament : environ 2,1 millions de dollars par enfant.

En France, où le médicament fait l'objet d'une autorisation temporaire d'utilisation (ATU) depuis le 15 mai 2020, l'indemnité facturable par l'industriel aux établissements de santé - et à l'assurance maladie - s'élève à 1,945 million d'euros par unité .

Selon le LEEM, auditionné par la rapporteure, l'importance de cet écart s'expliquerait par les dépenses, consécutives à la cession du brevet, que doivent continuer d'assurer les exploitants en matière d'essais cliniques, dont les exigences ont connu un renforcement constant. Les dépenses de recherche fondamentale seraient donc bien loin d'épuiser l'ensemble des dépenses de R&D liées à un produit innovant. Le défaut de transparence qui entoure ces dépenses supplémentaires, ainsi que les conditions de cession du brevet, rendent inexplicable aux yeux de nos concitoyens la fixation unilatérale - préalable à son inscription au remboursement par l'assurance maladie - par l'industriel d'une indemnité élevée pour un produit ayant été initialement découvert grâce à des financements publics .

C'est ce qui conduit l'OTMeds à déplorer que ces médicaments fassent l'objet d'un « double financement public » : une première fois au titre de la recherche fondamentale, une seconde fois au titre de la couverture par l'assurance maladie de l'indemnité demandée par l'industriel.


* 19 CCNE, L'accès aux innovations thérapeutiques : enjeux éthiques , avis n° 135, 30 novembre 2020.

* 20 Projet de loi de finances pour 2020, rapport spécial de MM. Philippe Adnot et Jean-François Rapin sur la mission « Recherche et enseignement supérieur ».

* 21 L'impact du crédit impôt recherche , rapport de MM. Mohamed Harfi et Rémi Lallement, mars 2019.

* 22 Commission d'enquête sur la réalité du détournement du crédit d'impôt recherche de son objet et de ses incidences sur la situation de l'emploi et de la recherche dans notre pays, http://www.senat.fr/commission/enquete/detournement_du_credit_dimpot_recherche.html

* 23 « Médicaments : financements publics de la recherche et profits privés », Prescrire , septembre 2020, t. 40, n° 443, p. 699.

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