C. UN SYSTÈME QUI N'A PAS SU INSPIRER LA CONFIANCE ET SE RÉINVENTER
1. Des réformes trop partielles pour restaurer la confiance
La régulation bicéphale introduite par la loi de juillet 2011 visait à concilier la représentation des intérêts de la profession avec la sécurité juridique des décisions prises . Cette réforme devait restaurer la confiance au sein de la profession et contribuer à améliorer la situation de tous les acteurs de la chaîne.
Force est de constater que ces objectifs n'ont pas été atteints . Le CSMP a échoué à apparaitre comme une instance impartiale, notamment aux yeux des petits éditeurs. La taille de l'ARDP, plus petite AAI de France dénuée de personnel permanent et d'expertise économique, ne lui a pas permis de s'affirmer pleinement. En réponse à une question de votre Rapporteur à l'occasion de son audition devant la commission le 14 février 2018, sa présidente, Mme Élisabeth Flüry-Hérard, le reconnaissait explicitement : « Quant à savoir si nos moyens humains et juridiques sont suffisants, tout dépend de l'objet de notre mission. Si elle consiste à faire un contrôle de légalité par temps calme sur les décisions de l'instance en charge de la régulation sectorielle, qu'est le CSMP, [...], l'institution ne me paraissait pas sous-dimensionnée. Mais l'accroissement des missions lié à la mise en place de la loi de 2015 est un vrai sujet, notamment s'agissant de l'homologation des barèmes qui nécessite une expertise très poussée ».
Le rapport commandé à Bruno Lasserre « Propositions pour une réforme du Conseil supérieur des Messageries de Presse » remis en 2009 dans le cadre des États généraux de la presse, militait pour la création d'une structure proche d'une autorité administrative indépendante , composée d'un nombre réduit de membres, dont l'indépendance serait garantie . La profession aurait été représentée par des comités professionnels consultatifs .
Dix ans après la remise de ce rapport, et à la lumière des événements survenus depuis, votre Rapporteur croit utile d'en citer quelques passages .
« Au nom du contrôle que les éditeurs devraient conserver sur tout le système de distribution de la presse, organisé en une suite descendante du contrat de mandataires, certains acteurs ont plaidé pour qu'au sein du Conseil supérieur, le pouvoir de décision reste entre les mains des représentants des éditeurs. Mais outre que l'intérêt des éditeurs ne saurait être le seul à prendre en compte en matière de pluralisme et de diffusion de l'information, on ne pourrait échapper que très difficilement à une internalisation des conflits entre les différentes familles de presse, et la position dominante des NMPP donnerait naturellement une coloration à la composition du Conseil supérieur . [...]
« Cette garantie absolue d'indépendance que requièrent à la fois une mission de régulation efficace et une mission de règlement des différends incontestable ne peut être assurée que par le statut d'autorité indépendante . »
La solution finalement retenue par la loi du 20 juillet 2011 n'a pas été si radicale, face à l'opposition des éditeurs de se voir dessaisis de leur place au CSMP. Il est aujourd'hui permis de penser que, en dépit du travail considérable et reconnu du CSMP, ce dernier n'a jamais été en mesure d'écarter les soupçons de partialité , et de restaurer une atmosphère sereine dans la profession, comme peuvent en témoigner non seulement la teneur de certains échanges que votre Rapporteur a pu avoir avec les parties prenantes, mais également les réactions publiques à son plan de sauvetage de Presstalis et les recours judiciaires déposés par des éditeurs .
2. Trois exemples de limites de l'auto régulation
Le CSMP et l'ARDP n'ont pas été pleinement en mesure de faire respecter les grands principes de la loi Bichet. De manière générale, le CSMP, quel que soit la qualité et l'engagement de ses membres, n'a jamais été en mesure d'écarter les soupçons de partialité qui pèsent sur lui, au profit des « grands éditeurs » et de Presstalis. De son côté, l'ARDP ne dispose que de moyens très réduits pour mener à bien sa mission et n'a pas de capacité d'expertise économique.
La composition croisée du Conseil
d'administration de Presstalis
Cette suspicion est renforcée par la comparaison de la composition respective du Conseil d'administration de Presstalis et du Bureau du CSMP. Il est courant qu'un tiers des membres soit commun aux deux instances (soit entre deux et quatre), alors que souvent, les autres ont été ou seront eux-mêmes membres. Ces administrateurs se retrouvent donc avec une triple casquette : éditeurs , et donc attachés à représenter leur profession et leurs publications, actionnaires de Presstalis , donc chargés de préserver l'équilibre économique de la distribution, membre du CSMP, et à ce titre garant de l'impartialité de la distribution et du pluralisme de la presse . Pour autant, la participation à ce type d'instance nécessite une grande disponibilité, ce qui peut justifier la prégnance des représentants des grands éditeurs et des groupes de presse les plus importants. |
Les trois exemples suivants permettent d'illustrer cette faiblesse de la régulation.
a) Une saturation des points de vente non enrayée
Votre Rapporteur a pu mesurer, à l'occasion des auditions tenues ces derniers mois, la difficulté du « dialogue commercial » qui doit exister entre la messagerie, le dépositaire et le diffuseur de presse, notamment suite à l'adoption de la loi de 2011. Ce dialogue, qui permet au marchand d'ajuster les quantités à la demande qu'il constate, fait pourtant partie intégrante du contrat type homologué par le CSMP.
Il n'a cependant pas empêché la saturation des points de vente.
Plusieurs raisons ont été évoqués pour expliquer cet échec de la volonté pourtant claire du législateur en 2011.
D'une part, l'ancienneté et la faiblesse du système informatique , singulièrement celui de Presstalis, a rendu difficile la remontée des demandes des diffuseurs de presse auprès de la messagerie.
D'autre part, des comportements que l'on peut qualifier d'opportunistes de certains éditeurs, qui ont multiplié les « faux numéros un », quitte à imprimer ultérieurement, sous un autre titre, une suite également estampillée « n° 1 », afin de bénéficier de l'accès au réseau.
Enfin, et de manière générale, la mauvaise volonté des Messageries comme des éditeurs , qui ont vu dans ce « dialogue commercial » une remise en cause d'un accès général au réseau considéré comme l'un des piliers de la loi Bichet. En tout état de cause, ces dispositions ont été peu ou mal appliquées, et n'ont pas contribué à améliorer la vente de la presse.
b) Un principe coopératif partiellement appliqué
Une entorse a été apportée au principe d'égalité des associés au sein de la coopérative, qui pèse aujourd'hui sur les relations entre les membres. En effet, le rapport remis le 2 avril 2010 par Bruno Mettling et David Lubek, dans le cadre de la sortie alors prévue du groupe Hachette du capital de Presstalis, dans un contexte de crise du secteur de la presse, recommandait de mettre fin, de manière détournée, à l'égalité des coopérateurs. Le rapport indique ainsi que « pour chaque coopérative, une majorité d'administrateurs devraient être issus de titres représentant un pourcentage minimal (à déterminer » des volumes et du chiffre d'affaires de la société ». La contrepartie du soutien de l'Etat à la nouvelle structure a été une modification en 2012 de l'article 14 des statuts de Presstalis, qui précise désormais que « la majorité d'entre eux [les administrateurs] doit être issue d'entreprises de presse se plaçant, au jour de la désignation des administrateurs, parmi les dix premiers, tant en volumes qu'en chiffres d'affaires de chaque coopérative ».
Cette modification peut se comprendre en termes financiers et économiques. Il semblait légitime que les plus grands groupes, qui assurent l'essentiel du flux de journaux, et sont à ce titre les premiers clients et les premiers contributeurs du système de distribution, soient mieux associés aux décisions. À ceci s'ajoute le fait que les « petits » éditeurs peuvent avoir des difficultés à trouver des ressources humaines disponibles pour gérer les affaires courantes de la filière. Ainsi, aujourd'hui, les six administrateurs représentant la CDM et les trois administrateurs représentant la CDQ sont issus des plus grands groupes . Cet élément a cependant fortement contribué à un sentiment de méfiance et d'amertume des « petits » éditeurs , qui estiment ne plus avoir été associés aux décisions, et font grief aux « grands » éditeurs, également représentés au CSMP, de ne pas avoir su prendre les décisions industrielles adéquates pour assurer l'avenir de la filière.
Cette opposition entrer « grands » et « petits » éditeurs est symbolisée par les relations très dégradées entre Presstalis et son unique concurrent, les MLP . À bon droit, le Président des MLP peut souligner que la situation financière de sa messagerie est bien meilleure que celle de Presstalis - même si les MLP ne supportent pas les mêmes contraintes de livraison des quotidiens -, alors que le principe coopératif est y pleinement appliqué. Les efforts déployés par le CSMP et les pouvoirs publics pour sauver Presstalis n'ont fait que conforter l'image d'une société mal gérée, car assurée in fine de bénéficier d'un soutien public en raison de sa nature systémique .
c) La responsabilisation des actionnaires des messageries de presse
Le 13 février 2018, en pleine crise de trésorerie de Presstalis, le CSMP a consulté les parties prenantes sur un projet de décision visant à responsabiliser les actionnaires des messageries de presse. La question, essentiellement comptable, rappelait une lecture stricte de l'article L. 225-248 du code du commerce, qui contraint les actionnaires d'une société dont les capitaux propres deviennent inférieurs à la moitié du capital social à reconstituer le capital . En réalité, cela revenait à obliger les actionnaires de Presstalis, soit les éditeurs, à intégrer dans leurs comptes les 350 millions d'euros de fonds propres négatifs.
Au-delà des difficultés d'interprétation juridiques qui peuvent se poser, et de l'impossibilité manifeste où se seraient trouvés les éditeurs d'honorer cette créance, cette décision, avortée suite aux réactions très négatives des principaux intéressés, illustre l'absence presque totale de responsabilité qui semble présider à la gestion de Presstalis , et que n'a pas permis de corriger le CSMP. La situation a contribué à fracturer la profession, suivant les lignes de partage que l'on peut schématiser de la manière suivante.
D'un côté, les « grands » éditeurs auraient déjà pour beaucoup d'entre eux basculé sur le numérique et n'accorderaient donc pas d'attention aux messageries. Après la réforme de 2012, ils auraient accaparé la gestion de Presstalis, sans jamais exercer un quelconque pouvoir sur la direction, qui aurait pu librement prendre des décisions lourdes qui ont débouché sur de coûteux échecs. À ce titre, l'audition 7 ( * ) par votre commission le 16 mai 2018 de M. Nicolas Sauzay, président de la Coopérative des magazines (CDM), actionnaire à 75 % de Presstalis, n'a pas permis de répondre à toutes les questions posées ;
Extrait de l'audition de M. Nicolas Sauzay, président de la CDM, le 16 mai 2018 Interrogé par votre Rapporteur, M. Nicolas Sauzay - dont il faut préciser qu'il exerçait ses fonctions depuis moins d'un an - n'a pas été en mesure de répondre pleinement à la question des responsabilités dans la situation de Presstalis. M. Nicolas Sauzay . - Ma conviction, c'est que ces difficultés datent de 2011, époque à laquelle un plan avait déjà été mis en oeuvre, [..] L'État, les éditeurs et les coopératives se sont alors réunis pour mettre en oeuvre une restructuration sociale et un vaste plan d'économies. Un médiateur a été désigné. De 2 500, le nombre d'employés a, depuis, été réduit à 1 200. Mais les coûts de restructuration individuelle se sont révélés particulièrement élevés. En particulier, la convention collective dont bénéficient un certain nombre de salariés, qui date de l'après-guerre, est très avantageuse. Cela étant, je n'entends pas me défausser. Le conseil d'administration a estimé que le travail mené par l'équipe dirigeante, notamment par Anne-Marie Couderc, alors présidente de Presstalis, avait atteint ses limites. D'autres, toutefois, ont émis un avis différent ; la situation est particulièrement complexe. Le cas échéant, les responsabilités devraient être cherchées, avant tout, au sein de la direction de l'entreprise, mais on a fait le choix de regarder avant tout vers l'avenir. Contrairement à ce que vous suggérez, le conseil d'administration a pleinement assumé son rôle. [...] J'insiste : la direction de Presstalis a fait de son mieux. Les grands éditeurs ont eu un rôle essentiel, ils n'ont jamais faibli, et je tiens à leur rendre hommage. Cet hiver encore, ils se sont mobilisés pour apporter, en compte courant, d'importantes liquidités, qu'ils risquent de ne jamais revoir... Sans eux, le système s'écroulait, les imprimeurs et les marchands de journaux basculaient avec la filière tout entière. Les petits éditeurs n'auraient pu accomplir un tel effort. |
De l'autre côté, les « petits » éditeurs profiteraient de conditions d'accès très libérales au réseau pour produire de grandes quantités de magazines de faible qualité éditoriale, essentiellement destinés à contenir des pages de publicité. L'audition le même jour de M. Eric Fottorino, directeur de l'hebdomadaire « Le 1 » et ancien directeur du journal Le Monde , en parallèle de celle de Nicolas Sauzay, souligne les divergences d'interprétation entre éditeurs.
Extrait de l'audition de M. Eric Fottorino, directeur
de l'hebdomadaire « Le 1 »,
M. Eric Fottorino. - La presse indépendante est aujourd'hui marginalisée. Désormais, quelques grands industriels possèdent les grands journaux et les chaînes de télévision. Or, la presse qu'ils détiennent perçoit l'essentiel des aides publiques. Ces grands industriels partagent l'idée que le numérique est voué à remplacer la presse papier et n'investissent par conséquent plus dans cette filière. [..] Dans ces grands journaux, les journalistes ne sont pas aimés et sont astreints à exprimer la pensée des industriels dont ils ne sont que les salariés. Les administrateurs de Presstalis et les grands éditeurs présentent également une forme d'entre soi. D'ailleurs, ce que ces industriels font peser sur le système représente davantage que leur contribution. Au final, ces centaines de petits éditeurs se voient appliquer des barèmes sans commune mesure avec ceux dont bénéficient les grands industriels. Ce système est relativement opaque : le montant des prestations hors-barème recréditées sur les comptes des grands éditeurs n'est jamais rendu public. |
De manière incidente, votre Rapporteur rappelle les propos tenus devant la CSMP 8 ( * ) lors de l'examen des barèmes par le Président de l'époque de la CDQ, qui avait indiqué que le barème proposé « se limitait aux seules charges d'exploitation de Presstalis et n'intégrait pas les besoins financiers (charge de la dette, besoins en fonds propres..) [...] Les coûts exceptionnels de Presstalis devaient être couverts, si nécessaire, par les coopératives en leur qualité d'actionnaires ». Cela illustre l'ambiguïté de l'attitude des éditeurs, actionnaires des messageries, mais également clients, et qui ne semblent pas avoir su concilier ces deux objectifs.
La Cour des comptes, dans son rapport public annuel de 2018, a été conduite à formuler le même constat : « entre les tarifs auxquels les éditeurs doivent consentir pour la diffusion de leurs journaux et leur responsabilité au regard des fonds propres des coopératives, voire de leur rentabilité, l'arbitrage qui s'opère depuis longtemps penche en faveur de leurs intérêts de clients renvoyant à l'Etat le soin de couvrir les déficits qui en résultent 9 ( * ) ».
* 7 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180514/cult.html#toc9
* 8 Avis du président du CSMP sur la barème de la Coopérative des quotidiens du 23 juin 2016, point 9.
* 9 Rapport public annuel 2018, tome I : « Les aides à la presse écrite : des choix nécessaires ». https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2018-01/12-aides-presse-ecrite-Tome-2.pdf