EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Les indivisaires « peuvent bien convenir de remettre le partage à un certain temps, mais non pas qu'il ne puisse jamais être fait » écrivait Jean Domat au XVII ème siècle 1 ( * ) .
Or, comme l'a mis en exergue en 2016 le rapport de la délégation sénatoriale aux outre-mer Une sécurisation du lien à la terre respectueuse des identités foncières - 30 propositions au service du développement des territoires 2 ( * ) , dans les Antilles françaises, en Guyane ou en Polynésie française, les situations d'indivision sont devenues inextricables car résultant de dévolutions successorales non réglées et parfois même non ouvertes sur plusieurs générations.
Ces situations sont le reflet des parcours historiques respectifs, des identités culturelles propres des territoires et de leurs évolutions institutionnelles différenciées.
Alors que ces territoires évoluent vers des systèmes de droit de plus en plus centrés sur l'individu et favorisant l'exploitation du foncier, ces situations d'indivision constituent l'un des verrous majeurs à leur développement économique et social.
Les travaux préconisant la prise en compte des spécificités du foncier ultramarin se sont succédé. Ils ont donné lieu à la mise en place de dispositifs dérogatoires ponctuels qui, combinés les uns aux autres, permettent progressivement, bien que très lentement, une résorption des désordres fonciers.
Tel est également l'objectif de la proposition de loi n° 231 (2017-2018) visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer, qui a été déposée à l'Assemblée nationale par MM. Olivier Faure, Serge Letchimy et les membres du groupe Nouvelle Gauche et apparentés 3 ( * ) , puis adoptée le 18 janvier 2018 et que le Sénat est appelé à examiner à son tour.
I. LA PROPOSITION DE LOI : MOBILISER UN NOUVEL OUTIL POUR CONTRIBUER À RÉSOUDRE LES DIFFICULTÉS FONCIÈRES ULTRAMARINES
A. DES CARACTÉRISTIQUES ET CONTRAINTES PARTICULIÈRES QUI JUSTIFIENT LA MISE EN PLACE DE RÈGLES ADAPTÉES
1. L'indivision, un « fléau endémique » qui entrave le développement des territoires ultramarins
Ce constat dressé par votre rapporteur et nos collègues Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, dans le rapport d'information de la délégation sénatoriale aux outre-mer précité, a largement inspiré la proposition de loi, comme l'a souligné à plusieurs reprises l'un de ses auteurs, notre collègue député Serge Letchimy, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale.
Selon ce rapport, « la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien ainsi que la Polynésie française dans le Pacifique sont des territoires fortement impactés par l'indivision qui contribue au gel du foncier. Pour une bonne part, les situations d'indivision sont devenues inextricables car résultant de dévolutions successorales non réglées et parfois même non ouvertes sur plusieurs générations. Ainsi, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960. En Polynésie française, les nombreuses indivisions réunissent parfois des centaines d'indivisaires à la faveur de successions non liquidées depuis quatre à cinq générations et alimentent l'abondant contentieux des "affaires de terre " .
« Ces indivisions stérilisent une grande partie du foncier disponible sur des territoires insulaires où celui-ci est rare. L'activité économique, tout comme la politique d'équipement des collectivités [...] en sont entravées. »
Cet état de fait entraîne également, selon les auteurs de la proposition de loi, un « délabrement du patrimoine immobilier, engendrant des conséquences sanitaires non négligeables (dengue, chikungunya...) » et constitue « un frein au développement du logement et à la résorption de la pénurie qui touche ce secteur » 4 ( * ) .
Cette indivision durable et généralisée s'explique par diverses raisons propres à chaque territoire, développées dans le rapport de la délégation sénatoriale aux outre-mer précité.
Elle résulte notamment de la « méfiance des familles et de leur crainte de la spoliation, qu'il serait difficile de rejeter comme parfaitement illégitime après l'expérience coloniale », et peut donc être perçue comme « une source de protection du patrimoine familial » 5 ( * ) .
Elle découle également d'un recours peu fréquent ou tardif aux notaires, conséquence notamment de leur faible présence, voire de leur absence dans certains territoires jusqu'à récemment, comme à Mayotte par exemple, ainsi que d'une méconnaissance des règles applicables.
Le coût des mutations et taxes sur les successions pour des populations souvent modestes ne doit pas non plus être négligé pour comprendre la préférence sociale pour des règlements informels et non enregistrés.
Enfin, l'indivision résulte également de difficultés plus ou moins importantes de titrement dans ces territoires, comme à Mayotte ou en Polynésie française. Dans les Antilles, la situation est un peu différente. Selon le rapport de la délégation sénatoriale aux outre-mer précité, « après l'abolition de l'esclavage, des transactions immobilières valides ont permis à de nombreux anciens esclaves d'acquérir des terres et d'obtenir des titres en bonne et due forme dans la deuxième moitié du XIXe siècle. C'est la chaîne de transmission de ces titres initiaux qui pèche ensuite ».
Dès lors, « dans les outre-mer, il est fréquent de constater des cascades de successions non réglées sur plusieurs générations et de partages qui n'ont pas été faits ou enregistrés selon les règles, parfois entre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d'ayants droit indivisaires. C'est par ce biais que l'indivision, initialement mode de gestion traditionnel adapté à la configuration socio-économique des territoires et constituant une mesure efficace de protection du patrimoine familial, se retourne contre les populations, fragilise leurs droits et les empêche d'en tirer paisiblement les fruits. Le droit civil éprouve des difficultés à appréhender cette indivision traditionnelle informelle pourtant contrainte à évoluer sous l'aiguillon des revendications individuelles et des besoins en équipements collectifs . » 6 ( * )
2. Des règles de gestion de l'indivision inadaptées aux spécificités ultramarines
En application du principe d'identité législative, les départements et régions d'outre-mer sont soumis aux mêmes règles que l'hexagone, à quelques exceptions près.
Ainsi, au décès d'une personne, dans l'attente du partage qui fixera l'assiette du droit de chacun sur un lot déterminé, les héritiers sont propriétaires indivis des biens du défunt, à moins que celui-ci n'ait réglé les modalités du partage par testament.
Cette situation d'indivision n'a pas vocation à perdurer, puisqu'elle permet à plusieurs personnes d'exercer des droits de nature identique sur un même bien, ce qui est contraire au caractère exclusif de la propriété. Dès lors, l'article 815 du code civil dispose que « nul ne peut être contraint à demeurer dans l'indivision et le partage peut toujours être provoqué, à moins qu'il n'y ait été sursis par jugement ou convention ».
En application de l'article 815-3 du code civil, une majorité d'au moins deux tiers des droits indivis est nécessaire pour effectuer certains actes (actes d'administration, conclusion ou renouvellement de certains baux...) et le consentement de tous les indivisaires est requis pour effectuer tout acte qui ne relève pas de l'exploitation normale des biens indivis et tout acte de disposition autre que la vente des meubles indivis pour payer les dettes et charges de l'indivision.
Or, en raison du nombre des indivisaires et de leur éparpillement géographique notamment, l'unanimité est particulièrement difficile à obtenir, ce qui bloque tout projet de vente ou même de réhabilitation des biens.
Certes, il existe des procédures spéciales telles que le partage judiciaire, prévu aux articles 840 et suivants du code civil, ou la possibilité pour les indivisaires détenant au moins deux tiers des droits indivis de demander au tribunal de grande instance d'autoriser la vente d'immeubles par licitation, en application de l'article 815-5-1 du même code, mais elles ne permettent pas aux territoires ultramarins de surmonter les difficultés rencontrées.
Dès lors, comme l'y autorise l'article 73 de la Constitution, le législateur a souhaité intervenir pour adapter les règles du droit commun aux caractéristiques et contraintes particulières de ces territoires.
* 1 Les lois civiles dans leur ordre naturel , § XI de la section II du titre V du livre II de la première partie (1689-1694).
* 2 Rapport d'information fait au nom de la délégation sénatoriale à l'outre-mer sur la sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer, par M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur, MM. Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, rapporteurs, enregistré le 23 juin 2016, n° 721 (2015-2016). Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/r15-721/r15-7211.pdf.
* 3 Proposition de loi visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer, présentée par MM. Olivier Faure, Serge Letchimy, et les membres du groupe Nouvelle Gauche et apparentés, n° 475, enregistrée le 6 décembre 2017. Ce texte est consultable à l'adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/propositions/pion0475.pdf.
* 4 Exposé des motifs de la proposition de loi n° 475 précitée.
* 5 Rapport précité p. 20.
* 6 Rapport précité p. 21.