B. UN RÉGIME INADAPTÉ FACE À LA HAUSSE DES MOUVEMENTS SECONDAIRES DE DEMANDES D'ASILE

1. Une hausse des mouvements secondaires de demandes d'asile et un nombre de réadmissions dérisoire

Les États « Dublin » connaissent aujourd'hui une hausse des mouvements secondaires de demandes d'asile . En 2016, l'Allemagne a ainsi engagé 55 690 procédures « Dublin » (ce qui représente 8 % des demandes d'asile dans cet État), l'Italie 14 229 procédures (12 %), la Hongrie 5 619 (20 %) et la Grèce 4 886 (10 %). En Suède, plus d'un demandeur d'asile sur deux fait l'objet d'une procédure « Dublin » (12 118 procédures) 31 ( * ) .

Comme le souligne notre collègue député Jean-Luc Warsmann, auteur de la proposition de loi et rapporteur de l'Assemblée nationale, il s'agit principalement de « migrants arrivés en Europe en 2015 - 2016 et qui, après avoir déposé une demande d'asile dans un premier pays européen - et en [avoir] été déboutés - réitèrent cette demande auprès d'un autre État membre de l'Union (européenne) » 32 ( * ) . Pour la seule année 2016, les États « Dublin » ont rejeté la demande d'asile de 449 950 personnes, dont 197 180 en Allemagne, 54 570 en Italie et 29 200 en Suède 33 ( * ) .

La France n'échappe pas à cette intensification des mouvements secondaires de la demande d'asile :

- 25 963 demandeurs d'asile présents sur le territoire ont fait l'objet de la procédure « Dublin » en 2016, soit une multiplication par cinq du nombre de « dublinés » par rapport à l'année 2014 ;

- sur les dix premiers mois de l'année 2017, 34 523 procédures « Dublin » ont été engagées 34 ( * ) .

Dans le département du Nord, les procédures « Dublin » représenteraient 42 % de la demande d'asile.

L'accroissement des procédures « Dublin » :
l'exemple de la préfecture de police de Paris

Entre 2012 et 2016, le nombre annuel de procédures « Dublin » engagées par la préfecture de police de Paris oscillait entre 1 081 et 1 560, ce qui représentait environ 15 % de la demande d'asile.

Ce nombre a substantiellement augmenté en 2017 , en passant à 4 822 sur les onze premiers mois de l'année (+ 209 % par rapport à l'ensemble de l'exercice 2016) . Les procédures « Dublin » ont ainsi représenté 30 % des demandes d'asile déposées auprès de la préfecture de police.

Sur ces 4 822 personnes, 4 180 relevaient effectivement du règlement « Dublin », après vérification auprès des États compétents.

Parallèlement, le nombre de transferts effectifs vers les autres États « Dublin » reste largement insuffisant : en 2016 , sur les 25 963 demandeurs d'asile pour lesquels une procédure « Dublin » a été engagée, 14 308 ont fait l'objet d'un accord de réadmission par un autre État européen et seuls 1 320 ont été effectivement transférés, le taux de transfert s'établissant ainsi 9 % 35 ( * ) .

Cette même année 2016, la France a accueilli presque autant de « dublinés » transférés en provenance d'autres États européens : 1 257.

2. Des difficultés européennes et internes dans la mise en oeuvre des accords de Dublin

L'ensemble des États « Dublin » connaissent des difficultés dans la mise en oeuvre des procédures de réadmission : en 2016, 3 968 transferts ont été effectivement réalisés par l'Allemagne (sur 55 690 procédures engagées), 5 244 par la Suède (sur 12 118 procédures) et 61 par l'Italie (sur 14 229 procédures) 36 ( * ) .

L'efficacité des procédures françaises est toutefois fragilisée par des lacunes législatives mises en exergue par des jurisprudences récentes , ce qui a motivé le dépôt de la proposition de loi examinée par votre commission.

a) Des difficultés à l'échelle européenne : un manque de solidarité et de coordination entre les États « Dublin »

Les difficultés de mise en oeuvre des accords de Dublin s'expliquent, tout d'abord, par l'absence de dispositifs de solidarité entre les États .

Comme le souligne la Commission européenne, le système « Dublin » n'a « pas été conçu pour assurer un partage durable des responsabilités à l'égard des demandeurs d'asile dans l'ensemble de l'Union (européenne), défaut mis en évidence par la crise actuelle. Le principal critère dans la pratique permettant d'attribuer la responsabilité de l'examen de demandes d'asile est l'entrée irrégulière sur le territoire d'un État membre. (Or) l'expérience acquise ces dernières années montre que (...) le système actuel fait peser la responsabilité, en droit, à l'égard de la grande majorité des demandeurs d'asile, sur un nombre limité d'États membres, situation qui mettrait à rude épreuve les capacités de n'importe quel État membre ». Dès lors, « il est fort probable que le système actuel demeurerait intenable face à la pression migratoire persistante » 37 ( * ) .

En pratique, les accords de Dublin pèsent particulièrement sur un nombre restreint d'États comme la Grèce, l'Italie, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie, ce qui remet en cause leur soutenabilité . Entre 2011 et 2017, la Commission européenne a même suspendu les procédures de réadmission en direction de la Grèce, les conditions d'accueil des demandeurs d'asile dans ce pays risquant de remettre en cause leurs droits fondamentaux.

Des États ont adopté des « stratégies d'évitement » pour ne pas se charger de l'examen de certaines demandes d'asile. À titre d'exemple, seuls 23 % des franchissements irréguliers d'une frontière extérieure de l'Union européenne font l'objet d'un prélèvement d'empreintes digitales 38 ( * ) , ce qui nuit gravement à l'efficacité de la base de données « Eurodac ». En conséquence, « des milliers de migrants restent invisibles en Europe , parmi lesquels des milliers de mineurs non accompagnés - une situation qui facilite les mouvements secondaires et ultérieurs non autorisés et les séjours irréguliers sur le territoire de l'Union (européenne) » 39 ( * ) .

Le système « Dublin » pâtit, en outre, d'un manque de coordination entre les États . À titre d'exemple, chaque pays détermine les conditions de transfert des « dublinés » et définit restrictivement :

- les dates et horaires , les réadmissions n'étant souvent acceptées que du lundi au jeudi, avant 14 heures, l'Italie les refusant systématiquement les cinq derniers jours ouvrés de chaque mois ;

- les lieux de réadmission , dont la localisation est parfois relativement éloignée de la frontière française, notamment dans le cas allemand 40 ( * ) .

Face à ce manque de solidarité et de coordination, la Commission européenne a lancé un programme de relocalisation des demandeurs d'asile, dont les résultats sont aujourd'hui limités .

Relocalisations et réinstallations des demandeurs d'asile :
les limites de la solidarité européenne

1° Les programmes temporaires de relocalisations destinés à soulager l'Italie et la Grèce : un premier bilan modeste et le désaccord persistant de certains États

Face à l'arrivée en Europe d'un nombre très important de migrants au cours de l' été 2015 , l'Union européenne 41 ( * ) a entrepris de « relocaliser » sur une base volontaire certains demandeurs d'asile arrivés en l' Italie et en Grèce , afin de diminuer la pression exercée sur les régimes d'asile de ces deux pays particulièrement exposés par leur situation géographique et la saturation de leurs dispositifs d'accueil.

Dérogeant temporairement aux principes du règlement « Dublin III », les États européens se sont engagés à se répartir en deux ans le traitement de 160 000 des demandes d'asile déposées dans ces deux États (objectif réduit à 98 255 demandeurs après l'accord avec la Turquie, en mars 2016, qui a nettement diminué les flux d'arrivées), et ce en se concentrant sur les candidats dont les demandes étaient manifestement fondées (ressortissants de nationalités présentant un taux de protection moyen accordé supérieur à 75 % : Syriens, Yéménites et Erythréens, notamment).

Dressant un premier bilan de ce programme, qui a pris fin deux ans plus tard, le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO), dont votre rapporteur a rencontré le représentant à Bruxelles lors du déplacement organisé le 9 janvier 2018, refuse de parler d'échec, y voyant une preuve du potentiel de coopération et de coordination européennes et la première expérimentation à grande échelle d'un système de solidarité. Les chiffres avancés sont pourtant modestes : au 17 décembre 2017, on compte seulement 32 827 demandeurs relocalisés, 11 195 depuis l'Italie (principalement Erythréens et Syriens) et 21 632 depuis la Grèce (Irakiens et Syriens).

En outre, trois États ( la Hongrie, la Pologne et la République tchèque ) refusent toujours d'accueillir des migrants dans le cadre des programmes de relocalisation . La Commission européenne a même ouvert des procédures d'infraction à leur encontre et, depuis décembre 2017, des recours devant la Cour de Justice de l'Union européenne.

2° Les programmes de réinstallation : des engagements volontaires et limités

Le programme européen de « réinstallation » a été lancé en juillet 2015 par l'Union européenne 42 ( * ) pour permettre notamment aux réfugiés les plus vulnérables d'atteindre le territoire d'un des États européens afin d'y déposer leur demande d'asile en sécurité, sans être exposés aux réseaux de passeurs.

Il s'agit d' engagements volontaires et chiffrés de chaque État européen, la Commission assurant un rôle de coordination et de financement. Au total, les États européens ont accepté de réinstaller 22 000 réfugiés sur la période 2015-2017. Près de 26 000 personnes ont déjà été réinstallées dans le cadre de ce programme et de celui établi en application de la déclaration UE-Turquie 43 ( * ) . Un nouvel objectif de 50 000 réinstallations supplémentaires a été fixé par le président Juncker en septembre 2017.

La France, qui avait offert 2 375 places de réinstallation, avait accueilli 2 283 réfugiés en novembre 2017 (3 146 au total en incluant ceux relevant de la déclaration UE-Turquie) , grâce à plusieurs missions de l'OFPRA menées notamment en Irak, en Jordanie, au Liban et en Turquie 44 ( * ) . Le 9 octobre 2017, à l'issue d'un entretien avec le président du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Président de la République a annoncé l'accueil en France, d'ici 2019, de 10 000 personnes réinstallées (3 000 en provenance du Niger et du Tchad, et 7 000 réfugiés syriens depuis la Turquie, la Jordanie et le Liban).

Plus largement, la Commission européenne a proposé en mai 2016 une réforme globale des règlements « Dublin III » et « Eurodac » , réforme en cours de discussion à l'échelle européenne.

La réforme des règlements « Dublin III » et « Eurodac » : les propositions de la Commission européenne

- Règlement « Dublin III »

La Commission européenne propose, tout d'abord, de simplifier et de rationaliser le système « Dublin », notamment en réduisant les délais de procédure . Dans l'exemple d'une procédure de prise en charge, avec des informations « Eurodac » et en l'absence de fuite du demandeur d'asile, la durée de la procédure serait divisée par quatre : elle passerait de 300 à 72 jours 45 ( * ) .

L'État désigné responsable du traitement de la demande d'asile le resterait tout le long de la procédure alors, qu'aujourd'hui, il perd automatiquement cette responsabilité lorsque le délai d'exécution de la décision de transfert est dépassé ou lorsque le demandeur d'asile a franchi irrégulièrement sa frontière extérieure depuis plus de douze mois.

Enfin, la Commission européenne propose de créer un dispositif de solidarité, le « mécanisme d'attribution correcteur », dont le fonctionnement fait l'objet d'intenses négociations à Bruxelles .

Une « clef de référence » permettrait ainsi d'apprécier les capacités d'accueil des États « Dublin » ; elle serait calculée à partir de leur population et de leur produit intérieur brut (PIB). Le mécanisme correcteur se déclencherait automatiquement si le nombre de demandeurs d'asile enregistrés dans un État dépassait de plus de 150 % sa clef de référence .

À partir de cette date, l'État faisant face à une forte pression migratoire n'enregistrerait plus aucune demande d'asile, ses demandeurs étant répartis entre les autres pays, sur la base de leur clef de référence et sous le contrôle du Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO).

Un État pourrait refuser de participer à ces relocalisations pendant une durée d'un an ; il devrait toutefois s'acquitter d'une « contribution de solidarité » , que la Commission européenne propose de fixer à 250 000 euros par demandeur d'asile dont l'accueil a été refusé.

- Règlement « Eurodac »

La Commission européenne propose de renforcer « Eurodac » pour améliorer l'efficacité du système « Dublin » mais également pour mieux lutter contre l'immigration irrégulière .

La base de données « Eurodac » comprendrait un nouvel élément biométrique, l'image faciale , en prévision de l'introduction d'un logiciel de reconnaissance faciale qui complèterait les informations obtenues à partir des empreintes digitales.

Selon la proposition de la Commission, les empreintes des demandeurs d'asile seraient recueillies dès 6 ans (contre 14 ans aujourd'hui) , « d'une manière adaptée aux enfants et tenant compte de leur spécificité, par des agents spécialement formés ».

Enfin, la durée de conservation des données serait allongée : elle passerait de 18 mois à 5 ans dans l'exemple des étrangers interpellés lors du franchissement irrégulier d'une frontière extérieure de l'espace « Dublin ». Les données des étrangers séjournant illégalement sur le territoire d'un État membre, qui ne font aujourd'hui l'objet d'aucune conservation, seraient enregistrées pendant une même durée.

b) Des difficultés à l'échelle interne : des lacunes législatives mises en exergue par la jurisprudence

La mise en oeuvre des procédures « Dublin » est d'une complexité juridique extrême, comme votre rapporteur a pu le constater lors de son déplacement à la préfecture du Nord le 8 janvier 2018 .

Le pôle « Dublin » de la préfecture de Lille

La direction de l'immigration et de l'intégration (DII) de la Préfecture du Nord a été renforcée en décembre 2017 d'un service de l'asile spécifique comportant un pôle dédié au suivi des procédures « Dublin », conformément aux orientations du plan « Garantir le droit d'asile, mieux maîtriser les flux migratoires » adopté par le Conseil des ministres le 12 juillet 2017 46 ( * ) .

Le service a notamment bénéficié de trois créations de postes (cadres de catégorie A). Un effort considérable a été entrepris, avec l'aide de la direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l'intérieur et en concertation avec le tribunal administratif de Lille, pour former au traitement de ces procédures des équipes c omposées pour moitié de contractuels vacataires ou disposant encore de peu d'ancienneté dans leur poste.

Les difficultés dont les agents ont fait part à votre rapporteur tiennent à l'extrême complexité juridique d'un contentieux de masse qui nécessite la rédaction d'actes de procédure dans des délais généralement contraints, aux variations difficiles à anticiper de la jurisprudence et au découragement des équipes face à l'inexécution de décisions qu'elles ont aidé à préparer.

La France rencontre également des difficultés dans l'application du règlement « Eurodac » . Certes, une peine d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende est prévue à l'encontre des demandeurs d'asile refusant le recueil de leurs empreintes 47 ( * ) . Toutefois, dans les faits, les contrevenants sont très rarement poursuivis, la mise en oeuvre de ces procédures pénales ne constituant pas une priorité pour le ministère public.

D'après les informations recueillies par votre rapporteur, entre le 1 er janvier et le 18 septembre 2017, sur 5 576 présentations à la borne « Eurodac » dans le Calaisis, 3 469 refus de prélèvement d'empreintes ont été relevés (62 %) . 132 personnes ont été placées en garde à vue mais aucune n'a été poursuivie sur le plan pénal.

Surtout, les procédures françaises sont aujourd'hui fragilisées par trois lacunes législatives remettant en cause la rétention des personnes placées en procédure « Dublin » .

Mises en exergue par des jurisprudences récentes, ces lacunes ont motivé le dépôt de la proposition de loi de M. Jean-Luc Warsmann et de plusieurs de ses collègues députés du groupe UDI, Agir et Indépendants.

• Premier enjeu : le moment du placement en rétention

En premier lieu, le Conseil d'État, saisi pour avis par la cour administrative d'appel de Douai, a rappelé que le droit français ne permet pas le placement en rétention des étrangers sous procédure « Dublin » en amont de la décision de transfert , leur rétention étant seulement possible après notification de cette décision 48 ( * ) .

Cette interprétation jurisprudentielle est totalement conforme à la volonté initiale du législateur , votre rapporteur ayant précisé lors des travaux préparatoires à la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 49 ( * ) que les étrangers sous procédure « Dublin » « pourraient être assignés à résidence durant la procédure de détermination de l'État responsable, puis une fois la décision du transfert prise, faire l'objet d'un placement en rétention ou d'une assignation à résidence » 50 ( * ) .

• Deuxième enjeu : les critères du placement en rétention

En deuxième lieu, les critères justifiant le placement en rétention des « dublinés » sont aujourd'hui remis en cause, même après la décision de transfert .

À l'échelle européenne, l'article 28 du règlement « Dublin III » permet ce placement en rétention à une double condition :

- l'étranger concerné présente un « risque non négligeable de fuite », caractérisé après une évaluation individuelle de sa situation ;

- le placement en rétention est proportionnel , d'autres mesures moins coercitives, comme l'assignation à résidence, ne pouvant être mises en oeuvre pour mener à bien la procédure de réadmission vers l'État responsable de l'examen de la demande d'asile.

Dans un arrêt de mars 2017, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a considéré que chaque État devait compléter la première de ces deux conditions en définissant, par des « dispositions de portée générale » de leur droit interne, la notion de « risque non négligeable de fuite » .

L'arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, de la Cour de Justice de l'Union européenne

Dans cette affaire, M. Al Chodor, ressortissant irakien a fait l'objet d'un contrôle de police en République tchèque le 7 mai 2015.

La consultation de la base de données « Eurodac » a permis de constater que ses empreintes digitales avaient été recueillies en Hongrie et qu'une demande d'asile avait été déposée auprès de cet État. Conformément au règlement « Dublin III », la République tchèque a engagé une procédure pour transférer M. Al Chodor vers la Hongrie .

M. Al Chodor ayant déclaré son intention de poursuivre son voyage jusqu'en Allemagne, les autorités tchèques ont considéré qu'il existait un « risque non négligeable de fuite », justifiant son placement en rétention sur la base de l'article 28 du règlement « Dublin III » 51 ( * ) .

La CJUE rappelle toutefois que « la rétention des demandeurs (d'asile), constituant une ingérence grave dans le droit à la liberté de ces derniers, est soumise au respect de garanties strictes , à savoir la présence d'une base légale, la clarté, la prévisibilité, l'accessibilité et la protection contre l'arbitraire ».

Le placement en rétention des « dublinés » nécessite ainsi que la loi de chaque État précise, par des « dispositions de portée générale », la définition du « risque non négligeable de fuite » . En l'espèce, la loi tchèque ne comportait pas de critères objectifs définissant cette notion, ce qui a justifié l'annulation du placement en rétention de M. Al Chodor par la CJUE puis une modification du droit tchèque.

En France, le placement en rétention des « dublinés » après la décision de transfert est aujourd'hui régi par les critères de droit commun de la rétention de l'article L. 511-1 du CESEDA , applicables à l'ensemble des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement 52 ( * ) .

Les critères français de placement en rétention (état du droit)

Au sens de l'article L. 511-1 du CESEDA, le risque de fuite est considéré comme établi, sauf circonstance particulière, dans les six cas suivants :

« a) Si l'étranger, qui ne peut justifier être entré régulièrement sur le territoire français, n'a pas sollicité la délivrance d'un titre de séjour ;

« b) Si l'étranger s'est maintenu sur le territoire français au-delà de la durée de validité de son visa ou, s'il n'est pas soumis à l'obligation du visa, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de son entrée en France, sans avoir sollicité la délivrance d'un titre de séjour ;

« c) Si l'étranger s'est maintenu sur le territoire français plus d'un mois après l'expiration de son titre de séjour, de son récépissé de demande de carte de séjour ou de son autorisation provisoire de séjour, sans en avoir demandé le renouvellement ;

« d) Si l'étranger s'est soustrait à l'exécution d'une précédente mesure d'éloignement ;

« e) Si l'étranger a contrefait, falsifié ou établi sous un autre nom que le sien un titre de séjour ou un document d'identité ou de voyage ;

« f) Si l'étranger ne présente pas de garanties de représentation suffisantes, notamment parce qu'il ne peut justifier de la possession de documents d'identité ou de voyage en cours de validité, ou qu'il a dissimulé des éléments de son identité, ou qu'il n'a pas déclaré le lieu de sa résidence effective ou permanente, ou qu'il s'est précédemment soustrait aux obligations prévues par les articles L. 513-4, L. 552-4, L. 561-1 et L. 561-2 53 ( * ) ».

Dans un arrêt du 27 septembre 2017 54 ( * ) , la Cour de cassation a considéré que les critères de droit commun de l'article L. 511-1 du CESEDA n'étaient pas suffisants pour justifier le placement en rétention d'un « dubliné » .

Ces critères visent, en effet, à transposer l'article 8 de la directive « retour » 55 ( * ) , qui autorise, d'une manière générale, le placement en rétention d'un demandeur d'asile en présence d'un « risque de fuite ».

Or, l'article 28 du règlement « Dublin III » est plus exigeant car il subordonne la rétention d'un « dubliné » à un « risque non négligeable de fuite », notion que le CESEDA ne définit pas en l'état du droit . Selon la Cour de cassation, le droit français enfreint ainsi la jurisprudence de la CJUE en « l'absence de disposition contraignante de portée générale, fixant les critères objectifs sur lesquels sont fondées les raisons de craindre la fuite du demandeur d'une protection internationale qui fait l'objet d'une procédure de transfert » sur la base du règlement « Dublin III ».

Instrument fréquemment utilisé par les services de l'État, le placement en rétention d'un étranger faisant l'objet d'une procédure « Dublin » n'est donc plus possible, même après la décision de son transfert . Dans l'exemple de la préfecture de police de Paris, « environ 20 personnes étaient transférées, par semaine, avant l'arrêt de la Cour de cassation. Depuis, le nombre de personnes transférées est compris entre 5 et 10 par semaine » 56 ( * ) .

• Troisième enjeu : l'articulation avec la demande d'asile en rétention

Tout étranger placé en rétention sur le territoire français peut déposer une demande d'asile, examinée par l'OFPRA dans un délai de 96 heures (procédure dite de « l'asile en rétention ») 57 ( * ) .

L'articulation entre la procédure française de l'asile en rétention et le système « Dublin » pose toutefois des difficultés pratiques, mises en lumière par une ordonnance du juge des référés du Conseil d'État en date du 13 juin 2017 58 ( * ) .

En l'état du droit, le maintien en rétention de l'étranger y déposant une demande d'asile est prévu pour remplir un seul objectif : l'examen de cette demande par l'OFPRA. Or, comme l'office n'est pas compétent pour examiner les demandes d'asile relevant d'un autre État « Dublin » 59 ( * ) , la préfecture n'est pas autorisée à maintenir la rétention d'un « dubliné » ayant déposé sa demande d'asile en centre de rétention administrative (CRA).

Comme le souligne notre collègue député Jean-Luc Warsmann, ce vide juridique conduit les préfets, « s'ils veulent maintenir l'étranger en rétention, (à) prendre une décision de maintien en rétention emportant reconnaissance de la responsabilité de la France pour examiner la demande d'asile, quand bien même un autre État membre aurait pu être regardé comme responsable (du traitement de la demande) » 60 ( * ) . Sur ce point, le droit français n'est donc pas cohérent avec les objectifs du règlement « Dublin III » .


* 31 Source : European Council on Refugees and Exiles (ECRE), base de données « Asylum information database » (AIDA).

* 32 Rapport n° 427 fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur la proposition de loi et déposé le 29 novembre 2017. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/rapports/r0427.pdf.

* 33 Source : Eurostat.

* 34 Source : ministère de l'intérieur.

* 35 Source : ministère de l'intérieur.

* 36 Source : European Council on Refugees and Exiles (ECRE), base de données « Asylum information database » (AIDA).

* 37 Commission européenne, « Vers une réforme du régime d'asile européen commun et une amélioration des voies d'entrée légale en Europe », communication COM (2016) 197 du 6 avril 2016, p. 4. Ce document est consultable à l'adresse suivante :

https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2016/FR/1-2016-197-FR-F1-1.PDF.

* 38 Commission européenne, « Rapport semestriel sur le fonctionnement de l'espace Schengen », communication COM (2015) 675 du 15 décembre 2015, p. 4.

Ce document est consultable à l'adresse suivante :

https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2015/FR/1-2015-675-FR-F1-1.PDF.

* 39 Commission européenne, proposition COM (2016) 272 de modification du règlement Eurodac, 4 mai 2016, p. 2 et 3.

* 40 L'Allemagne n'accepte de réadmettre qu'à Berlin (et non à la frontière française) des étrangers placés sous procédure « Dublin » par la France.

* 41 Plusieurs décisions ont été adoptées par le Conseil de l'Union européenne sur le fondement de l'article 78, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE), qui stipule : « (au) cas où un ou plusieurs États membres se trouvent dans une situation d'urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des États membres concernés. Il statue après consultation du Parlement européen ».

* 42 Conclusions des représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil, concernant la réinstallation, au moyen de mécanismes multilatéraux et nationaux, de 20 000 personnes ayant manifestement besoin d'une protection internationale, 20 juillet 2015.

* 43 La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 donne lieu à un régime de réinstallation spécifique (pour tout Syrien renvoyé en Turquie au départ de l'une des îles grecques, un autre Syrien est réinstallé dans l'UE depuis la Turquie)

* 44 Source : Commission européenne, Progress report on the European Agenda on Migration - Resettlement , novembre 2017, COM (2017) 669 final, Annexe 7.

* 45 Concrètement, l'État « Dublin » devrait être saisi en deux semaines (au lieu de deux mois aujourd'hui) ; il devrait formaliser sa réponse en un mois (contre deux mois actuellement) et le transfert devrait être exécuté en quatre semaines (contre six mois).

* 46 Pour mémoire, la proposition du Gouvernement était la suivante : « créer des pôles spécialisés dans la mise en oeuvre de la procédure Dublin, dotés de moyens renforcés, au sein de certaines préfectures pour améliorer l'efficacité de cette procédure. Ils seront adossés à des capacités d'hébergement dédiées, où les personnes concernées pourront être assignées à résidence dans la préparation de leur transfert ».

* 47 Article L. 611-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA).

* 48 L'autorité administrative peut toutefois, en amont de la décision de transfert, assigner à résidence les étrangers concernés (voir supra) .

Conseil d'État, 19 juillet 2017, avis n° 408919 (avis rendu sur le fondement de l'article L. 113-1 du code de justice administrative).

* 49 Loi relative à la réforme du droit d'asile.

* 50 Rapport n° 425 (2014-2015) fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi relatif à la réforme de l'asile, p. 25.

Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l14-425/l14-4251.pdf.

* 51 Article du règlement « Dublin III » qui dispose notamment que « les États membres peuvent placer les personnes concernées en rétention en vue de garantir les procédures de transfert conformément au présent règlement lorsqu'il existe un risque non négligeable de fuite de ces personnes, sur la base d'une évaluation individuelle et uniquement dans la mesure où le placement en rétention est proportionnel et si d'autres mesures moins coercitives ne peuvent être effectivement appliquées ».

* 52 Conformément aux renvois opérés par les articles L. 551-1, L. 561-2 et L. 742-4 du CESEDA.

* 53 Soit, principalement, les obligations prévues par le régime de l'assignation à résidence.

* 54 Cour de cassation, première chambre civile, 27 septembre 2017, affaire 17-15.160.

* 55 Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale.

* 56 Source : contribution écrite transmise au rapporteur.

* 57 Article L. 556-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA).

* 58 Conseil d'État, 13 juin 2017, Mme A. , ordonnance n° 410812.

* 59 Sauf lorsque les délais de transfert des « dublinés » sont dépassés (voir supra ).

* 60 Rapport n° 42, op. cit. , p. 32.

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