ANNEXE III - STRATÉGIE GLOBALE DE L'UNION EUROPÉENNE - AUDITION DE M. MICHEL BARNIER, CONSEILLER SPÉCIAL POUR LA POLITIQUE DE DÉFENSE ET DE SÉCURITÉ EUROPÉENNE AUPRÈS DU PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EUROPÉENNE, LE 31 MAI 2016

La commission auditionne M. Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du Président de la Commission européenne, sur la stratégie globale de l'Union européenne.

M. Jean-Pierre Raffarin , président . - Merci, cher Michel Barnier, d'avoir répondu présent pour cette audition. Nous souhaiterions évoquer avec vous la « stratégie globale de sécurité européenne », actuellement préparée par la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité en vue du Conseil européen des 28 et 29 juin prochains.

Toutes les questions touchant à la défense européenne nous intéressent au plus haut point. Nous souhaiterions donc connaître votre appréciation sur cette stratégie globale et livrer quelques commentaires sur la procédure, laquelle, reposant sur des consultations assez restreintes, ne nous paraissent ni très ouvertes, ni très transparentes. Nous y voyons un sujet d'inquiétude.

Nos collègues Jacques Gautier, Daniel Reiner et Xavier Pintat travaillent sur ces sujets depuis longtemps. Est-il opportun d'en discuter au prochain Conseil européen, car deux événements sont susceptibles de changer la donne : le Brexit - difficile d'évoquer une stratégie de défense sans savoir si les Britanniques y prendront part - et le sommet de l'OTAN de Varsovie.

Je vous laisse la parole, sans plus attendre, pour un bref exposé de cette stratégie.

M. Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du président de la Commission européenne .- Je suis heureux de vous retrouver, mesdames, messieurs les sénateurs. Je salue les rapporteurs Jacques Gautier et Daniel Reiner, ainsi que chacun d'entre vous.

Voilà un an, le président Jean-Claude Junker a pris une décision inédite : il a choisi d'avoir un conseiller spécial sur les questions de défense et de sécurité, et m'a demandé d'exercer cette mission de coordination. Comme nous le verrons, la Commission européenne a des raisons pour s'engager dans cette voie.

Le thème de la défense européenne est en effet l'un des plus appropriés pour favoriser la refondation de l'Union européenne. C'est un sujet sur lequel le rebond est, à la fois, nécessaire et possible.

Dans la longue histoire du projet européen, la politique étrangère et la politique de sécurité et de défense sont récentes - elles remontent seulement à une dizaine d'années - et parmi les plus complexes à conduire. Toute décision en la matière exige l'unanimité, et non une majorité qualifiée, et les divergences de départ sont nombreuses, car nous sommes confrontés à vingt-huit traditions diplomatiques et militaires très diverses.

Dans ce paysage complexe, il est un personnage central : Mme Federica Mogherini, la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, dont le statut a été reconnu par le traité de Lisbonne.

Elle est la représentante de la diplomatie européenne, pour autant qu'il en existe une ; en tant que vice-présidente de la Commission européenne, elle prend en charge tous les sujets concernant l'action extérieure de l'Union ; elle peut prendre des initiatives, toujours en vertu du traité de Lisbonne, et elle s'appuie sur les outils militaires que sont l'état-major et le Comité militaire de l'Union européenne.

Ce paysage laisse également apparaître des points positifs, mais aussi des déceptions ou des difficultés.

Plusieurs avancées sont tout d'abord à mettre à l'actif de Mme Catherine Ashton, puis de Mme Federica Mogherini, les deux titulaires successifs de cette fonction de Haut Représentant : le résultat des négociations entre la Serbie et le Kosovo, la part prise par l'Europe dans les négociations avec l'Iran, quelques opérations réussies, comme l'opération Atalante, ou d'autres, comme l'opération Sofia, qui ont été rapidement menées. Au total, une trentaine d'opérations sont concernées.

Mais depuis quelques mois, le paradigme évolue.

En préambule de la dernière grande stratégie européenne de sécurité, adoptée en 2003, on peut lire « L'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre » et, un peu plus loin dans le texte, « Face aux nouvelles menaces, c'est à l'étranger que se situera souvent la première ligne de défense ».

Ces deux affirmations ne sont plus valables. Le continent n'est pas prospère dans toutes ses dimensions, il n'est pas sûr, ni à l'intérieur ni à l'extérieur, et, s'il est encore libre, cette liberté appelle notre vigilance. Par ailleurs, il y a désormais perméabilité entre les crises qui éclatent autour de nous et ce qui se passe au sein de la société, du fait de la menace terroriste.

L'environnement géopolitique s'est brusquement dégradé. Nos frontières extérieures n'ont pas été correctement gérées. Le logiciel de politique étrangère doit être revu. Enfin, les citoyens attendent plus d'Europe à ce niveau, ce qui n'est pas le cas dans tous les domaines, et les Américains ont revu leurs priorités stratégiques.

Nous nous heurtons en outre à plusieurs difficultés.

La tentation du repli devient plus forte. Les problématiques industrielles entraînent souvent, en premier, un réflexe national. Les États membres sont réticents à partager leur souveraineté en matière diplomatique et militaire. Plusieurs d'entre eux sont neutres et beaucoup considèrent l'OTAN comme la seule réponse valable.

Les ministres de la défense, enfin, ne sont pas suffisamment entendus et organisés au sein de l'Union européenne, de mon point de vue. Même s'ils se réunissent régulièrement, il n'existe pas officiellement de conseil des ministres de la défense, ni de conseil de sécurité européen.

J'en viens à l'agenda, dont le Conseil européen du 28 juin constitue la première étape.

Ce conseil se tiendra quatre jours après le référendum en Grande-Bretagne. Je suis, pour ma part, favorable au maintien de ce très grand pays dans l'Union européenne et je ne crois pas qu'il puisse y avoir une politique commune de sécurité sans sa contribution.

Le travail conduit par Mme Federica Mogherini et ses équipes est énorme. On peut lui reprocher un manque de transparence, mais je peux dire qu'elle travaille en contact étroit avec les services diplomatiques et l'AED, procède à de nombreuses consultations d'États membres, fait preuve d'écoute et est assez perméable aux contributions extérieures.

Le document qu'elle prépare devrait comporter une trentaine de pages, dont, je l'espère, une partie importante sera consacrée à la politique européenne de sécurité et de défense, avec, dans cette stratégie, des mots clés.

Mon expérience européenne me permet effectivement d'affirmer qu'il est toujours possible de raccrocher des politiques aux déclarations figurant dans les documents officiels adoptés par le Conseil européen, dans les traités ou les directives, mais que, sans ces déclarations, il est impossible d'en porter une quelconque.

Il faudrait donc que cette stratégie définisse les enjeux de la sécurité collective des Européens, dans sa double dimension interne et externe, et que l'on y trouve ces deux mots essentiels : « autonomie stratégique ».

C'est là un premier test. Puis, il faudra décliner cette stratégie globale et, si cette dernière affiche une véritable ambition politique, sa déclinaison opérationnelle et militaire aura également une grande portée.

Mon travail de coordination au sein de la Commission européenne interviendra à ce niveau, afin que celle-ci puisse porter ce plan d'action pour la défense européenne.

La Commission européenne, à travers ses compétences, les budgets qu'elle gère, ses outils et expertises, dispose de nombreux instruments pouvant être mis à contribution, à condition, bien évidemment, que les objectifs aient été fixés auparavant. Si l'objectif d'autonomie stratégique est clairement affiché par les dirigeants européens, nous pourrons définir un certain nombre de priorités, notamment en matière de capacité et de recherche.

Ainsi, ce plan comportera un volet révolutionnaire : l'utilisation du budget européen pour financer des programmes de recherche directement liés à des technologies ou matériels militaires. Cela ne s'est jamais fait !

Nous voudrions, à partir d'une action préparatoire, faire naître l'idée d'une intégration, dans les prochaines perspectives financières - au-delà de 2021 -, d'un budget de 3 ou 4 milliards d'euros dédié aux programmes de recherche menés en commun.

Derrière ces sujets portés collectivement - je pourrai détailler ceux qui seront financés dans le cadre de l'action préparatoire, pour, environ, 70 à 80 millions d'euros -, se trouve la question des programmes et, surtout, celle de l'incroyable duplication. À l'heure où les budgets nationaux se rétractent considérablement, celle-ci est insensée. Aujourd'hui, six pays de l'Union européenne lancent des programmes de frégates !

Cette action en matière de recherche s'avère donc essentielle et peut être structurellement efficace. D'où le travail que nous menons, au sein du collège, avec les commissaires concernés, au premier rang desquels Mme Elzbieta Bienkowska, commissaire chargée du marché intérieur.

Nous essayons de définir les technologies et composantes clés, l'ensemble des éléments susceptibles de nous permettre de préserver nos bases technologiques et industrielles - en d'autres termes, notre culture militaire. La Commission européenne peut mettre un certain nombre d'outils au service d'un tel objectif.

Mais l'essentiel est, d'abord, de définir les objectifs. J'espère que les États membres s'attèleront à cette tâche le 28 juin. Dans la foulée, nous pourrons décliner cette stratégie sur un plan opérationnel et militaire dans ce que j'ai appelé, suivant le modèle français, un « livre blanc européen de la défense ». Le plan d'action auquel travaille la Commission européenne s'inscrira dans ce cadre.

M. Jean-Pierre Raffarin , président . - Je laisse tout d'abord la parole à nos rapporteurs.

M. Jacques Gautier , rapporteur de la proposition de résolution sur la « stratégie globale » européenne . - Je veux saluer votre nomination, monsieur le conseiller spécial, et la volonté du président Junker de construire une Europe plus forte sur les questions de sécurité et de défense. Nous pensons depuis longtemps que l'Europe ne peut rester un nain dans ce domaine.

Vous avez affirmé la nécessité de mettre à jour notre logiciel de sécurité, et évoqué l'éventuel lancement d'un plan d'action défense de la Commission européenne en six points. On ne peut que se féliciter de l'ensemble de ces déclarations.

Mais il ne faudrait pas s'en tenir à des déclarations... C'est pourquoi je tiens à revenir sur un certain nombre de points douloureux.

En matière de R&D, nous avons placé de grands espoirs dans le Group of personalities , le GoP. Mais ce dernier ne s'est réuni qu'à cinq reprises en un an, avec une participation parfois faible, voire inexistante, de certains grands patrons. Les contributions ont donc été limitées et la technostructure s'est retrouvée à devoir avancer des propositions. Ce n'est pas satisfaisant !

L'effort européen en termes de R&D, il faut le rappeler, est principalement supporté par trois pays : la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Or nos amis britanniques semblant se tourner, avant tout, vers les États-Unis, nous risquons de voir cet effort amputé dans la durée.

Je me félicite des 500 millions d'euros annuels évoqués pour la R&D. Si nous passons aux actes, ce devra être un plancher, et non un plafond !

Dans le même temps, certains fonctionnaires de Bruxelles expriment des réserves sur le financement de la réforme « capability building for security and defence » .Le conseil des ministres et la Commission européenne doivent prendre des responsabilités en la matière. C'est au politique de décider, non à la haute administration bruxelloise !

L'Agence européenne de défense, l'AED, que nous connaissons bien avec Daniel Reiner, n'est qu'un embryon, limité par son budget de 30 millions d'euros. Ses équipes ont de véritables capacités, mais n'ont pas les moyens d'agir. Seront-elles en mesure de gérer un programme d'une telle ampleur ?...

Depuis longtemps, nous nous battons en faveur d'une véritable défense européenne. Mais nous sommes assez seuls dans ce combat. La plupart de nos partenaires européens recherchent la sécurité dans l'OTAN et beaucoup ont, de fait, contourné l'Europe à travers son Framework nations concept , le« FNC ».

L'Allemagne, la première, vient de regrouper autour d'elle quinze pays, ce qui lui permet d'assurer le volet oriental de l'OTAN. Il n'y a plus de place pour l'Europe et pour la France qui semblent avoir laissé passer le train du FNC.

Nous émettons beaucoup de réserves sur la BITDE. Comment faire bouger les lignes au niveau européen ? C'est la mission qui vous est confiée et nous espérons que vous parviendrez à l'accomplir.

M. Daniel Reiner , rapporteur de la proposition de résolution sur la « stratégie globale » européenne . - J'ajouterai quelques préoccupations à celles qui viennent d'être exprimées, et que je partage.

Au préalable, je voudrais vous remercier, monsieur le conseiller spécial, de traiter cette question, qui mérite un travail approfondi. Nous serons en permanence à vos côtés dans cette tâche, car nous appelons de nos voeux une action européenne beaucoup plus vigoureuse.

La situation est très contrastée. Jusqu'en 2000, l'Union européenne a bien travaillé, notamment en améliorant la BITDE et en lançant des opérations de coopération complexes. Assez étrangement, depuis maintenant quinze ans, il ne se passe plus grand-chose.

Pour autant, les événements malheureux que la France a connus ont conduit à l'application du seul article 42(7) du traité de Lisbonne et si nous avions quelques doutes quant à la volonté et la capacité de nos voisins à répondre à une telle demande, nous n'en avons plus aujourd'hui : sur les trois théâtres - celui du Levant, celui de l'opération Barkhane et celui de la Centrafrique -, les pays européens se sont engagés plus avant.

Il reste donc une lueur d'espoir. Au moment où la question de la sécurité se pose avec acuité sur le continent, le travail sur une stratégie globale de défense et de sécurité ne pourrait-il pas contribuer à réconcilier les citoyens européens avec l'Europe ?

Par ailleurs, ne faudrait-il pas s'engager plus avant dans une redéfinition des tâches de Petersberg ? Cet exercice permettrait de fixer la part d'autonomie stratégique dont l'Europe a besoin. L'OTAN, on le sait, a empêché la construction d'une politique européenne de sécurité et de défense, mais on ne peut revenir sur son existence. Il faut donc s'entendre sur cette part d'autonomie stratégique.

M. Jean-Pierre Raffarin , président . - Je laisse maintenant la parole à nos collègues.

M. Jean-Paul Emorine . - Nous pouvons tous rêver à une défense européenne, j'y souscris moi-même.

Votre document fait apparaître de très fortes disparités : aux États-Unis, le budget atteint 460 milliards d'euros pour 1,453 million d'hommes, contre 210 milliards d'euros pour 1,5 million d'hommes en Europe. Nous pourrions aussi nous comparer avec la Russie - 64 milliards d'euros pour 771 000 hommes - ou la Chine - 160 milliards d'euros pour 2,3 millions d'hommes. Quels jugements portez-vous sur ces écarts ?

M. Yves Pozzo di Borgo . - Avec Gisèle Jourda, nous avons fait voter en commission des affaires européennes, à la majorité absolue, sauf abstention des communistes, une proposition de résolution européenne sur les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune, maintenant soumise à la commission des affaires étrangères. Deux rapporteurs ont été nommés et un travail est en cours.

Nous nous sommes rendus à Bruxelles pour examiner plus attentivement ces questions et j'ai ressenti une sorte de blocage, assez brutal, des services juridiques de la Commission, notamment s'agissant des engagements financiers sur la recherche. Qu'en est-il exactement ?

Mme Hélène Conway-Mouret . - Ma question s'inscrit dans la suite des propos de Daniel Reiner : le rêve d'une défense européenne n'est-il pas d'abord français ? Nos partenaires donnent-ils des signes tendant à montrer qu'ils veulent aussi le faire vivre ? Cette stratégie de défense, qui s'impose comme une nécessité face aux menaces et au désengagement des États-Unis sur notre continent, ne devient-elle pas irréalisable compte tenu de la diminution des budgets de défense des États membres et de l'existence d'une concurrence intra-européenne ?

M. Robert del Picchia . - Daesh est-il pris en considération par nos partenaires européens dans le cadre de cette stratégie ?

Les vingt-huit États membres participeront-ils à l'élaboration du livre blanc européen ? Si tel était le cas, n'irions-nous pas au-devant d'un débat difficile ? Le livre blanc devra-t-il être adopté par tous ? Comment sera-t-il suivi ?

Mme Gisèle Jourda . - L'importance de l'autonomie stratégique a été évoquée. Pour avoir travaillé sur le rapport concernant la politique de sécurité et de défense commune, je pense qu'il faut tout de même s'interroger sur l'intérêt suscité par une telle politique. Les États membres ont tendance à considérer que la défense concerne l'extérieur des frontières de l'Union européenne. Comment déclinez-vous cette notion d'autonomie stratégique ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Face au renforcement des efforts de défense de la plupart des États baltes et des États limitrophes de la Russie, quelle est votre position sur la question des sanctions ? Sans rouvrir le débat que nous avons eu sur le sujet, il est important pour nous d'entendre le spécialiste que vous êtes.

M. Michel Barnier . - Fort de cet engagement patriotique et européen qui est le mien depuis très longtemps, je peux dire que la volonté politique ne s'inscrit pas dans les traités. Ceux-ci définissent des instruments et des outils, mais le fait de mettre ces instruments et outils sur la table ne dit absolument rien de la volonté de les utiliser.

Je vous demande de faire confiance à Mme Federica Mogherini et de la soutenir, car, je le sais, elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour présenter une stratégie ambitieuse.

Dans quel contexte le fera-t-elle ? Cela dépendra du référendum britannique. Mais j'espère - car, comme l'a évoqué M. Daniel Reiner, l'attente des citoyens est plus forte que jamais - que les dirigeants européens seront capables de soutenir sa stratégie et de lui donner un mandat pour le décliner. Pour l'instant, nous n'en sommes pas là.

Je ne partage pas la critique formulée sur le Groupe des hautes personnalités, auquel certains Français, comme M. Antoine Bouvier - président de MBDA, une entreprise exemplaire -, ont participé.

Les sherpas ont commis un très important travail. J'ai personnellement assisté à la réunion de conclusion. La plupart des PDG étaient présents, ainsi que Mmes Mogherini et Bienkowska, et ils se sont engagés. Un certain nombre de sujets ont été identifiés, sur lesquels il faut agir en commun, faute de quoi nous deviendrons, au mieux, des sous-traitants, au pire, des consommateurs des industries chinoises, japonaises et américaines.

Notre autonomie stratégique se joue sur ces sujets.

Nous nous battons pour ouvrir la ligne budgétaire de 3 à 4 milliards d'euros que je citais précédemment, mais les Américains, eux, mettent en place un plan auquel ils consacrent 10 à 15 milliards d'euros, avec un objectif : la suprématie américaine. Nous ne pouvons pas avoir une telle ambition ; ayons au moins celle de l'autonomie stratégique !

Ce groupe a donc travaillé intelligemment et efficacement sur toute une série de problématiques.

M. Pozzo di Borgo a posé une bonne question. La réticence qu'il a constatée tient à la lecture des traités, et l'on ne peut en tenir rigueur aux services juridiques de la Commission européenne. Certaines dispositions du traité de Lisbonne peuvent être lues de manière extensive ou restrictive, d'où cette interrogation : peut-on, ou non, financer avec le budget européen des sujets directement liés à la défense ?

Cela vaut pour la recherche, mais aussi pour la capacity building , c'est-à-dire la capacité à financer, sur le budget européen, l'entraînement et l'équipement de forces de sécurité de certains pays.

Selon moi, c'est là une dimension du développement, car on ne peut investir des milliards d'euros dans l'éducation, la santé, l'agriculture pour que tous ces efforts soient balayés par la prise en main du pays dans lequel on est intervenu par Daesh ou Boko Haram. La Commission entend donc s'emparer du sujet.

Je recommande, sur le sujet évoqué par M. Pozzo di Borgo, de rechercher des compromis dynamiques.

L'AED aura-t-elle la capacité de gérer un programme de plusieurs milliards d'euros ? Si ce programme est décidé par les chefs de gouvernement et approuvé par le Parlement, en raison du contexte sécuritaire, de l'attente des citoyens et des restrictions budgétaires imposant de rechercher des mutualisations, nous trouverons les moyens pour qu'elle assume cette charge.

S'agissant de l'OTAN, je suggère que l'on ne vienne pas nourrir, en France, un débat aujourd'hui dépassé. Les représentants du Pentagone ou du commandement militaire de l'OTAN sont les premiers à demander aux Européens de s'organiser.« Une défense européenne forte, c'est une OTAN plus forte ! », tels sont les propos que, voilà peu, M. Stoltenberg tenait, en ma présence, à M. Junker. C'est en ce sens qu'il faut analyser la démarche menée par les Allemands depuis quelques mois et ma conviction, c'est que la France devrait participer à ce mouvement.

Je remercie Daniel Reiner de ses encouragements. J'ai pris au cours de ma carrière de nombreuses leçons de pragmatisme. Même si le traité de Lisbonne n'est pas ancien et si nous devons conserver une part d'utopie, je reconnais la difficulté de la situation. Mais, indépendamment du résultat du référendum britannique, c'est le moment d'agir. Si nous ne donnons pas l'élan maintenant, quand le ferons-nous ? Toutes les conditions sont en passe d'être réunies : contraction des budgets nationaux, contexte géopolitique avec une linéarité interne et externe, nouvelles priorités américaines, etc. Les dirigeants européens seront-ils à la hauteur des défis ?

Dans ce cadre, il faudra bien évidemment revisiter les tâches de Petersberg. Pour autant, je ne pense pas que l'OTAN soit aujourd'hui un frein à la construction d'une politique européenne.

Jean-Paul Emorine a évoqué le budget. Nous consacrons 51 % de nos dépenses militaires au personnel, les Américains 33 %. Cela explique aussi les proportions inverses en matière de recherche. Nous souffrons de duplications trop nombreuses, non seulement en matériel, mais aussi dans l'usage des hommes. J'observe, par exemple, que l'Allemagne et les Pays-Bas viennent de créer un bataillon commun.

Mme Conway-Mouret m'a interrogé sur un éventuel signal de la part de nos partenaires. Il existe bien une attente chez certains des États membres : l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Pologne. Les budgets militaires ont cessé de décroître depuis deux ans et le ministre fédéral allemand Wolfgang Schaüble, fait rarissime pour un ministre des finances, a même annoncé un accroissement des dépenses pour la défense.

En outre, les industriels sont en avance sur les politiques, si j'en crois les mouvements actuels de consolidation dans tous les domaines. Voilà pourquoi ils ont pris une part si active dans les travaux du Groupe de hautes personnalités.

S'agissant de Daesh, nous ne combattrons pas le terrorisme uniquement à coup de bombardements. Nous avons besoin de coopération au niveau des services de renseignement, d'une capacité d'intervention militaire, d'une gestion efficace et rigoureuse de nos frontières. Enfin, il faut créer un autre narratif, ce que permet le développement, tant dans certains pays d'Afrique ou du Proche-Orient que chez nous.

Le livre blanc sera élaboré à vingt-huit - j'espère effectivement que les Britanniques ne sortiront pas de l'Europe et que nous continuerons d'avancer avec eux. En l'absence de grain à moudre, certains pays devront prendre, seuls, des initiatives en matière de défense.

Madame Jourda, faites confiance à Federica Mogherini. Nous ne sommes plus, comme en 2003, dans une défense qui ne concernerait que l'extérieur de l'Union européenne. Cela justifie la clause de solidarité figurant dans le traité de Lisbonne. Celle-ci a été directement reprise du groupe de travail sur la défense européenne que je présidais, en 2001 et 2002, dans le cadre de la convention animée par Valéry Giscard d'Estaing. C'est le moment de revisiter ces clauses et ces outils.

Le sujet des sanctions à l'égard de la Russie n'entre pas dans le cadre de mes missions. Nous avons besoin d'engager un nouveau dialogue avec la Russie, y compris sur la lutte contre l'État islamique. Pour autant, la Russie ne peut pas rester durablement isolée. Les sanctions doivent donc être maintenues tant que les accords de Minsk ne sont pas appliqués. Sur ce sujet également, faites confiance à Mme Mogherini pour trouver un équilibre entre dialogue et fermeté.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . -Pouvez-vous dire un mot de l'initiative de Thierry Breton ?

M. Michel Barnier . - C'est en prenant la tête du débat d'idées que l'on crée de l'influence à Bruxelles. L'influence française naîtra de l'attention portée aux autres, de la ponctualité des ministres, de leur capacité d'écoute et des idées qu'ils seront capables d'avancer. Il faudrait aussi éviter de voir les ministres changer tous les ans : quand j'étais commissaire, j'ai connu cinq ministres français des affaires européennes en cinq ans, un par an !

Thierry Breton a le mérite d'avoir élaboré un plan ambitieux d'emprunt, permettant d'en réduire les coûts. Mais celui-ci suppose que nous ayons confiance les uns envers les autres, et cette condition n'est pas encore remplie.

Il est donc nécessaire de replacer les choses dans l'ordre : avec une stratégie politique globale ambitieuse et soutenue, tout est envisageable dans le plan d'action, mais il faut avoir de nouveaux instruments pour financer les dépenses de recherche. Au-delà des enveloppes budgétaires, on peut penser à d'autres incitations, comme la fiscalité, la TVA, l'intervention de la BEI ou la création d'un fonds spécial.

L'idée de M. Breton est donc juste, mais elle n'est pas mûre aujourd'hui.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Je vous remercie de cette belle prestation, très utile à notre réflexion.

La réunion est levée à 12 heures 05.

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