ANNEXE 5 - COMMUNICATIONS DE M. MICHEL MERCIER, RAPPORTEUR SPÉCIAL DU COMITÉ DE SUIVI DE L'ÉTAT D'URGENCE
M. Philippe Bas , président . - L'ordre du jour appelle une communication de notre rapporteur spécial Michel Mercier sur le suivi de l'état d'urgence - après que le comité de suivi s'est réuni ce matin.
M. Michel Mercier , rapporteur spécial . - Dans notre contrôle de la mise en oeuvre de l'état d'urgence, nous n'avons pas, comme les juges administratifs doivent le faire, à traiter de cas individuels, mais à vérifier que les mesures de police administrative spéciale mises en oeuvre par l'exécutif sont proportionnées et ne donnent lieu à aucune dérive. Le comité de suivi devrait éclairer notre commission dans le cas où le Gouvernement demanderait au Parlement une deuxième prorogation de l'état d'urgence, ainsi que sur une évolution éventuelle de nos règles constitutionnelles.
Le Gouvernement joue parfaitement le jeu en nous communiquant, chaque jour, les statistiques des mesures administratives venant du ministère de l'intérieur : ainsi, 2 721 perquisitions administratives ont été effectuées et 361 assignations à résidence ont été prononcées. Au-delà de ces chiffres, les ministres répondent aussi à nos demandes qualitatives - j'ai écrit deux fois déjà au ministre de l'intérieur.
Le ministre m'a répondu que l'assignation à résidence consistait généralement à rester chez soi huit à dix heures par nuit et à se présenter deux à trois fois par jour au commissariat de police ou à la brigade de gendarmerie. Aucune assignation n'a été assortie d'une interdiction d'entrer en relation avec une personne déterminée, ni d'une remise de document d'identité ; personne non plus n'a été placé sous surveillance électronique mobile.
La garde des sceaux, hier soir, nous a informé que, sur 2 417 perquisitions administratives, 488 ont donné lieu à des procédures judiciaires, dont 187 pour infraction à la législation sur les armes, 167 pour infraction à celle sur les stupéfiants et 134 pour d'autres infractions. Bon nombre de ces perquisitions visent à fournir des renseignements, difficilement quantifiables. À ma connaissance, aucune information judiciaire, ensuite, n'a été ouverte pour terrorisme : c'est un point tout à fait important.
Dans ces conditions, les décisions du Conseil
d'État intervenues vendredi dernier et celle à venir du Conseil
constitutionnel, prennent un relief considérable. Le Conseil
d'État, comme toujours avec subtilité et habileté, a
élargi l'accès au référé-liberté tout
en en restreignant le champ
- une technique fréquente qu'il a
inaugurée en 1872... Il a estimé, d'abord, que l'état
d'urgence justifie à lui seul le
référé-liberté : c'est en élargir
l'accès car, jusqu'à présent, il fallait une double
condition d'urgence et d'illégalité manifeste. Sur le fond,
ensuite, le Conseil d'Etat a considéré qu'il n'était pas
nécessaire qu'il y ait un lien entre les motifs justifiant la
déclaration de l'état d'urgence et celui de l'assignation
à résidence, qui n'a donc pas à relever directement de la
lutte contre le terrorisme. Car tous les assignés à
résidence ne l'ont pas été sur le motif de péril
imminent et de menace terroriste, mais en raison des désordres publics
qu'ils étaient susceptibles de provoquer, par exemple des
écologistes radicaux assignés en marge de la COP 21, ces
conférences internationales étant toujours l'occasion de
débordements.
L'un des assignés à résidence a motivé sa saisine du Conseil d'État par le fait que le motif de son assignation n'était pas identique à celui qui avait justifié le recours à l'état d'urgence. C'est à cette question du lien entre les motifs de l'état d'urgence et de l'assignation que le Conseil d'État a répondu sur le fond, c'est le coeur du sujet - nous en reparlerons en débattant de la constitutionnalisation de l'état d'urgence.
Le même requérant a usé du même moyen dans une question prioritaire de constitutionnalité : l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 autorise-t-il l'assignation à résidence dans le seul cadre de la lutte contre le terrorisme, ou pour prévenir toutes les atteintes à l'ordre public ? Le ministère de l'intérieur et le secrétaire général du Gouvernement arguent que les forces de l'ordre sont toujours les mêmes, en effectifs limités. Est-ce bien raisonnable ? N'est-ce pas courir le risque d'étendre trop l'état d'urgence ? Le Conseil constitutionnel répondra le 22 décembre prochain, j'invite chacun de vous à y prêter la plus grande attention. Nous en reparlerons à la rentrée.
M. Michel Delebarre . - Remarquable compte rendu !
M. Philippe Bas , président . - Je salue également votre travail. Le Gouvernement joue le jeu en communiquant des informations quantitatives. Or, les questions posées par l'état d'urgence sont de nature plus qualitative ; quel est son champ d'application précis ? Si l'on comprend bien que les effectifs des forces de sécurité sont en nombre restreint, il faut que le lien soit suffisamment établi, et l'on raisonnera ici en proportionnalité. Les mesures prises, ensuite, permettent-elles de trouver des terroristes potentiels ou d'arrêter des personnes prêtes à passer à l'acte ? Car c'est bien la raison d'être de l'état d'urgence.
M. Michel Mercier , rapporteur spécial . - La question se pose également de l'efficacité des mesures de droit commun, car c'est bien ce qui justifie les pouvoirs spéciaux. Or, si ces mesures de droit commun sont inefficaces, mieux vaut les réformer plutôt que de rester sous l'empire de l'état l'urgence.
M. Philippe Bas , président . - Effectivement, nous aurons à réexaminer des dispositions du code pénal et du code de procédure pénale, le procureur de Paris réclame des mesures législatives dans ce sens.
M. Jean-Pierre Sueur . - Michel Mercier a salué la subtilité du Conseil d'État, je lis ce matin dans la presse hebdomadaire des détails qui nous en donnent un éclairage bien particulier, nous devrons nous-mêmes avoir de la sagesse à la rentrée...
M. Philippe Bas , président . - Merci à tous.
M. Jean-Pierre Sueur . - Il avait été convenu que le comité de suivi qui se réunit autour de Michel Mercier, avec un représentant de chaque groupe politique, nous fasse un compte rendu hebdomadaire de son action. Le suivi de l'état d'urgence nous concerne tous. Il serait souhaitable d'inscrire le sujet au programme de nos prochaines réunions.
M. Philippe Bas , président . - Michel Mercier a auditionné hier le préfet de police de Paris et le procureur de la République. Nous y reviendrons, dès la semaine prochaine.
M. Michel Mercier . - Lors de notre demi-journée d'auditions d'hier, le préfet de police de Paris, M. Michel Cadot, et le procureur de la République, M. François Molins, nous ont exposé la situation. Nous avons également entendu le préfet de Seine-Saint-Denis, M. Philippe Galli, ainsi que M. Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur. Cet après-midi, nous entendrons les associations, dont la Ligue des Droits de l'Homme et la Quadrature du Net, qui défend les libertés à l'heure du numérique.
Après la précipitation des premiers jours, le nombre des perquisitions a largement diminué, car tous ceux qui étaient susceptibles d'être visés ont eu le temps de mettre à l'abri ce qu'ils avaient à cacher ! Le préfet de police de Paris s'est montré très respectueux des libertés publiques. Il a donné un certain nombre d'instructions, pour éviter l'intrusion musclée des policiers. De même, le préfet de la Seine-Saint-Denis s'est rendu sur les lieux de certaines opérations pour vérifier que les forces de police ne recouraient pas à la violence de manière excessive. La mise en oeuvre de l'état d'urgence entre désormais dans une phase plus réfléchie. Cependant, la difficulté est moins d'entrer dans ce genre de procédure que d'en sortir. Il faudrait pouvoir s'assurer de l'efficacité des procédures de droit commun, d'où le projet de loi visant à modifier la procédure pénale et le droit pénal. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
M. Philippe Bas , président . - Je tiens à remercier nos collègues de leur participation aux travaux du comité de suivi de l'état d'urgence. Nous sommes tous conscients de l'importance de ces réunions.
MERCREDI 20 JANVIER 2016
M. Philippe Bas, président . - Notre collègue Michel Mercier, rapporteur spécial du comité de suivi de l'état d'urgence va nous faire part d'une communication à ce sujet.
M. Michel Mercier, rapporteur spécial du comité de suivi de l'état d'urgence . - Cette communication sera rapide car nous avons d'ores et déjà abordé de nombreux points lors des deux auditions qui viennent de se dérouler. Le comité de suivi a procédé à de nombreuses auditions. Nous avons entendu deux catégories d'acteurs concernés. D'une part, nous avons reçu les acteurs de la sécurité : le Préfet de Police de Paris, le Procureur de Paris, le préfet de Seine-Saint-Denis, le directeur général de la sécurité intérieure, le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur. Nous avons d'autre part reçu des associations ou des personnes dont le rôle est de défendre les libertés publiques. C'est le cas des avocats, bâtonnier de Paris, représentants du Conseil national des barreaux et avocats ayant défendu des personnes concernées par les mesures de l'état d'urgence. Nous avons aussi reçu la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, Mme Christine Lazerges, ainsi que des représentants d'Amnesty International. Enfin, nous avons reçu une association, la Quadrature du Net, qui intervient en matière de protection des libertés à l'heure du numérique. J'insiste sur ce point, car pour le reste c'est plus classique. L'importance des données informatiques, et la façon dont on les utilise, ressort particulièrement de l'audition de la Quadrature du Net. Il y aura certainement en la matière un certain nombre de modifications législatives à apporter. En effet, au cours d'une perquisition administrative, on ne peut pas saisir les données informatiques, mais on peut les copier. La différence entre les deux est parfois ténue, mais elle existe. Le statut juridique de ces copies n'est pas réellement fixé : peut-on les garder longtemps ? Doit-on obligatoirement les détruire ? Alors que dans le cadre juridique fixé par la loi relative au renseignement, il existe un statut des données informatiques recueillies, avec des durées de conservation et un contrôle, dans le cadre de l'état d'urgence, il n'y a aucune règle.
Je ne vais pas revenir sur des éléments statistiques, le ministère nous faisant passer régulièrement des données sur le nombre de perquisitions ou d'assignations à résidence. Le vice-président du Conseil d'État est d'ailleurs revenu longuement sur ce point ce matin.
Je voudrais donc insister d'une part, comme je viens de le faire, sur le statut de ces données informatiques et d'autre part sur les conditions de réalisation des perquisitions. Jacques Toubon, le Défenseur des droits, vient de décrire les conditions du déroulement de certaines perquisitions que l'on pourrait qualifier d'artisanales : les personnes concernées ne reçoivent ni procès-verbal ni arrêté de perquisition et ne peuvent donc faire valoir aucun droit à l'égard de leur compagnie d'assurance en l'absence de tels documents, sans compter le fait que les polices d'assurance ne couvrent généralement pas les dégâts matériels causés par les forces de l'ordre.
Le paysage global de cette affaire commence donc à se dessiner. Nous avons clairement indiqué à toutes les personnes auditionnées que notre comité de suivi n'était pas là pour se substituer au juge, c'est le rôle du juge administratif, mais pour éclairer notre commission et à travers elle, le Sénat dans l'hypothèse où le Gouvernement demanderait au Parlement la prorogation de l'état d'urgence. Les médias ont annoncé ce matin que le Président de la République allait solliciter une telle prorogation. Nous verrons bien. Notre comité de suivi commence en tout cas à avoir un aperçu des mesures nécessaires pour qu'un équilibre demeure entre la sécurité et la nécessaire protection des libertés publiques.
Nous allons achever la semaine prochaine les auditions. Je pourrai effectuer à ce moment-là une présentation plus complète de nos travaux. Peut-être disposerons-nous alors des décisions que le Conseil constitutionnel, saisi de deux questions prioritaires de constitutionnalité, doit rendre, qui auront nécessairement une incidence sur l'examen du projet de loi constitutionnelle.
M. Philippe Bas, président . - Vous ouvrez un autre débat en conclusion. Nous disons depuis le début que cette révision constitutionnelle a été engagée pour des motifs qui ne sont pas juridiques. Ce n'est pas un bouleversement que de dire cela. C'est un sentiment assez largement partagé. Dès lors qu'il aura été démontré que, ni sur la déchéance de nationalité, ni sur l'état d'urgence, il n'existe d'impératif constitutionnel nécessitant de réviser la Constitution, nous n'aurons pas pour autant achevé d'examiner tous les motifs qui expliquent cette révision constitutionnelle, y compris les motifs esthétiques.
M. Philippe Bas , président . - Nous serons saisis, sans doute en fin de matinée, à l'issue du Conseil des ministres, du texte du gouvernement relatif à la prorogation de l'état d'urgence, que nous examinerons ce soir en commission et le mardi 9 février en séance publique. Il est toutefois de bonne méthode de commencer à y réfléchir dès à présent, à partir des nombreuses auditions et des riches travaux menés par le comité de suivi de l'état d'urgence, dont le rapporteur spécial est Michel Mercier.
M. Michel Mercier , rapporteur spécial du comité de suivi de l'état d'urgence . - Le comité de suivi a en effet beaucoup travaillé, et je remercie ses membres de leur implication. Nous avons utilisé les informations transmises par le ministère de l'intérieur et, dans une moindre mesure, par le ministère de la justice, dont les services nous ont quotidiennement alimentés en statistiques. Nous avons complété ces éléments quantitatifs par de nombreuses auditions : d'autorités administratives responsables de la mise en oeuvre de l'état d'urgence - le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur, le préfet de police de Paris, le préfet de Seine-Saint-Denis, les directeurs des services de police et du renseignement intérieur -, mais aussi d'acteurs qui en contestent l'application : avocats, associations de défense des droits de l'homme, etc. L'audition de la Quadrature du Net, association spécialisée dans la défense des libertés publiques sur Internet, a bien montré combien le champ de l'action publique s'était déplacé : le temps où l'on pouvait voir les pilotes de la machine administrative est révolu ; désormais, des machines nous en séparent ! C'est une novation profonde de nos sociétés.
Les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence, bien plus nombreuses que pendant la guerre d'Algérie, qu'en 1985 ou en 2005, et applicables sur tout le territoire, outre-mer compris, ont permis au juge administratif d'établir une jurisprudence nouvelle. Première catégorie : les assignations à résidence, très attentatoires aux libertés individuelles, le plus souvent prononcées dans la commune de résidence de la personne visée. Sur les 392 décisions d'assignation signées par le ministre de l'intérieur, seul compétent, 307 ont été prises entre le 15 et le 30 novembre 2015, 70 en décembre et une quinzaine en janvier 2016. Quant aux 27 assignations à résidence prononcées en marge de la COP 21, elles ont concerné des personnes susceptibles de se livrer à des actes violents, comme à l'occasion des précédentes conférences climat à l'étranger, et non les militants écologistes en tant que tels. Sur les 392 assignations, 339 demeurent en vigueur.
Deuxième catégorie de mesure prise sur le fondement de l'état d'urgence : les perquisitions administratives qui, pouvant être effectuées de jour comme de nuit, bien qu'en présence d'un officier de police judiciaire, sont une atteinte grave au principe d'inviolabilité du domicile la nuit gravé dans notre tradition juridique depuis la Constitution du 22 frimaire an VIII. Depuis le 14 novembre 2015, 3 299 perquisitions ont été effectuées, dont les trois quarts avant le 8 décembre. Bien que l'effet de surprise se soit depuis dissipé, le ministre de l'intérieur nous a indiqué hier que des perquisitions plus ciblées continuent. Ces mesures ont donné lieu à 338 gardes à vue et à la saisie d'armes de toutes catégories. Sur 2 827 perquisitions, 563 ont donné lieu à des suites judiciaires : 209 pour infraction à la législation sur la détention d'armes, 199 pour infraction à la législation sur les stupéfiants, 155 pour d'autres infractions ; seules cinq enquêtes ont été confiées au parquet antiterroriste de Paris.
D'autres mesures ont été prises sur le fondement de la loi de 1955 : la remise d'armes, l'interdiction de manifester sur la voie publique ou encore l'interdiction de circuler autour de sites sensibles - la préfète du Nord-Pas-de-Calais a ainsi interdit la rocade portuaire de Calais à la présence de piétons. Quant à la possibilité de bloquer les sites Internet et réseaux faisant l'apologie du terrorisme, introduite par la loi du 20 novembre 2015, aucune mesure n'a été prise sur son fondement, le Gouvernement préférant utiliser l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, qui autorise l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) à demander aux fournisseurs d'accès le retrait des contenus en cause. Preuve que nous n'étions pas totalement dépourvus de moyens juridiques...
Un mot sur le rôle du juge administratif - que j'ai toujours considéré comme un défenseur des libertés au même titre que le juge judiciaire. Depuis l'arrêt Heyriès du Conseil d'État du 28 juin 1918, sa jurisprudence a évolué vers un contrôle désormais plein et entier des mesures prises lors de circonstances exceptionnelles. Sous le régime de l'état d'urgence, l'administration républicaine peut certes agir de façon dérogatoire au droit commun, mais elle est désormais soumise à un véritable contrôle du juge, qui définit le cadre dans lequel elle doit inscrire son action. Peu de recours ont été intentés au fond. Le Conseil d'État a principalement statué en référé, et en particulier en référé-liberté.
La recevabilité d'un recours en référé-liberté est soumise à une double condition : l'urgence et l'atteinte grave à une liberté fondamentale. Le Conseil d'État a jugé qu'en restreignant la liberté d'aller et venir, l'assignation à résidence remplissait ces deux conditions, et a posé le principe d'un droit à l'audience de la personne assignée à résidence. Sans doute devrions-nous réfléchir à inscrire explicitement ce droit dans la loi.
Second apport majeur de la jurisprudence du Conseil d'État : la plénitude de son contrôle sur les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence. Le juge vérifie en effet la nécessité de la mesure prise et sa proportionnalité à l'objectif recherché. La semaine dernière, le propriétaire d'un restaurant a pu se rendre devant les juges du Palais-Royal - tel le Huron de Jean Rivero - pour se défendre ; les éléments fondant la décision de fermeture de son établissement ayant été jugés insuffisants, celle-ci a été annulée. D'aucuns regretteront que le contrôle ne s'exerce qu'a posteriori. C'est exact, mais il demeure que le juge fixe des règles que l'administration sera tenue de respecter. C'est ce qui fonde la différence - considérable - entre le régime républicain et le régime d'exception.
La Ligue des droits de l'homme avait également saisi le Conseil d'État dans l'espoir qu'il enjoindrait au président de la République de mettre fin à l'état d'urgence. Il est d'abord remarquable que le Conseil d'État ait jugé le recours recevable.
M. Alain Richard . - Il n'a pas considéré que ce fût un acte de gouvernement...
M. Michel Mercier , rapporteur spécial . - Exact, l'acte de gouvernement est en voie de disparition dans notre droit public. Le Conseil d'État, analysant si les conditions de recours à l'état d'urgence étaient encore réunies, a estimé que la France faisait toujours face à un péril imminent, caractérisé par la commission d'autres attentats en France et dans d'autres pays depuis le 13 novembre et au regard des informations à la disposition des services de police et de renseignement. Les progrès du contrôle juridictionnel enregistrés ces deux derniers mois sont indéniables. L'on peut regretter l'absence de pouvoirs plus large du juge administratif, mais le Conseil d'État agit en cela comme le Conseil constitutionnel, qui refuse de se reconnaître un pouvoir d'appréciation de même nature que celui du Parlement.
À l'heure où je m'exprime, le Conseil des ministres a sans doute examiné le projet de loi prorogeant l'état d'urgence, qui nous sera transmis incessamment. Mais la situation a un peu changé : le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, qui jugeait dans une interview récente que l'utilité pratique de l'état d'urgence s'amenuisait - j'ai pour ma part toujours refusé de m'exprimer sur nos travaux, estimant parfois utile de savoir se taire... - est devenu garde des sceaux. Nous devrons réfléchir aux dispositions de la loi de 1955 qu'il conviendrait de conserver ; toutes ne le méritent peut-être pas.
Le Conseil d'État, en garantissant le droit à l'audience des personnes assignées à résidence et en faisant usage de la plénitude de son pouvoir de contrôle, a fait preuve d'une grande subtilité. Il s'est aussi refusé à reconnaître qu'un lien direct dût unir la situation à laquelle une mesure entend remédier et la menace terroriste - raisonnement qui a conduit à l'annulation de la fête des Lumières à Lyon. Le ministre de l'intérieur a manqué, lui, à sa subtilité coutumière en disant : imaginez qu'un attentat soit perpétré alors que vous venez de voter la fin de l'état d'urgence ! Cela peut aussi arriver le lendemain de la décision de le proroger : ce serait à lui alors de rendre des comptes !
Nous sommes dans une nasse. Nous ne sortirons de l'état d'urgence que lorsque nous aurons rendu efficaces nos procédures de droit commun. C'est l'objet de la proposition de loi de Philippe Bas que nous avons votée hier, et qui arme le juge judiciaire de moyens d'action modernes. Il faut préparer activement la sortie de l'état d'urgence.
M. Philippe Bas , président . - Merci pour ce bilan et cette analyse des conditions qui pourraient justifier la prolongation de l'état d'urgence.
Il est aisé de démontrer que la France fait toujours face à un péril imminent. Sa persistance sera le centre de gravité du débat que nous aurons avec le Gouvernement, car une chose est de déclarer l'état d'urgence, une autre est d'en sortir...
Nous y parviendrons lorsque nous aurons rendu plus efficaces nos dispositifs de droit commun, avez-vous dit. Il ne s'agit pas de les durcir, de restreindre les libertés. Mais nous sommes sur le fil du rasoir. J'ai souvent dit que je préférais l'état d'urgence à des dispositions législatives nouvelles parce qu'il permet un contrôle parlementaire et que les mesures mises en oeuvre ne sont que temporaires.
Le terrorisme brouille la distinction entre police administrative et police judiciaire. La création en 1986 du délit d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, puis en 2014 du délit d'entreprise individuelle terroriste, ont confié au procureur des moyens d'action préventive, effaçant la distinction entre prévention et répression. À cet égard, la proposition de loi tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste, dont je suis l'auteur, réaffirme le rôle du parquet et précise les responsabilités nouvelles du juge judiciaire.
Devons-nous proroger l'état d'urgence avec tous les pouvoirs qu'autorise la loi de 1955 modifiée, ou n'en retenir que certains ? Ce n'est pas parce que les assignations à résidence semblent moins efficaces aujourd'hui qu'elles ne le redeviendront pas demain...
M.
Mathieu Darnaud
. - Je remercie Michel Mercier pour son
exposé. Certains événements d'envergure vont se
dérouler dans un contexte tendu
- je pense notamment à
l'Euro 2016. Quelle sera la déclinaison de l'état d'urgence sur
le territoire ? Certains maires s'inquiètent des menaces qui
pèsent sur les manifestations d'ampleur, d'autant que cette
problématique risque de s'installer dans le temps. Comment distinguer
les événements qui nécessitent une mobilisation
particulière des forces de police et de sécurité ?
M. Jean-Pierre Sueur . - Je remercie Michel Mercier et les membres du comité de suivi pour leur travail. La question est pragmatique : y a-t-il péril imminent ou non ? Il n'y a pas de réponse incontestable, tout dépend des éléments fournis par le ministère de l'Intérieur. Je suis en désaccord avec le ministre quand il brandit le risque d'un « attentat, demain matin » pour justifier le maintien de l'état d'urgence - on serait amené à le prolonger ad vitam aeternam ! Même chose lorsque le Premier ministre fixe la borne à quand Daech sera définitivement vaincu... L'état d'urgence doit rester exceptionnel. Quant aux mesures législatives, elles doivent donner davantage de moyens à l'autorité judiciaire, comme le préconise le procureur Molins, sans que cela se traduise par une inscription permanente de l'état d'urgence dans la loi. Le jugement doit rester pragmatique et les décisions se prendre en fonction de l'imminence du péril.
M. René Vandierendonck . - Le contrepied politique auquel vous vous livrez est dans la tradition du Sénat. C'est bien joué. Encore faut-il éviter le pas de trop, c'est-à-dire le régime intermédiaire, à la « Canada Dry ». Il est indispensable de réaffirmer notre confiance aux juges. Inscrivons l'indépendance des magistrats dans la Constitution, c'est autrement plus important que la déchéance de nationalité pour les binationaux !
M. François Bonhomme . - Je rappelle que l'association la Quadrature du Net siège dans le comité juridique de la Ligue des Droits de l'Homme, qui continue à communiquer sur la dérive sécuritaire, sur les dangers qui pèsent sur les libertés fondamentales... La décision de sortir de l'état d'urgence est intrinsèquement liée à la nature du péril qui nous menace. Nous avons entendu François Molins ; si nous avions besoin d'évidences, il nous en a donné.
Mme Éliane Assassi . - Je remercie Michel Mercier et nos collègues du comité de suivi. Les auditions ont montré un grand sens des responsabilités de part et d'autre. C'est tout à l'honneur du Sénat. Je ne répondrai pas à la provocation de M. Bonhomme. La Ligue des Droits de l'Homme existe depuis des décennies, elle a été utile à tous les gouvernements en jouant un rôle d'aiguillon. Je suis fière d'avoir participé à la manifestation de samedi dernier pour dire non à la prolongation de l'état d'urgence et à la déchéance de nationalité. La menace terroriste va durer. La force de l'état d'urgence décrété le 13 novembre au soir, était dans l'effet de surprise. Il est passé. En attendant le débat de fond sur la révision constitutionnelle, notre groupe ne votera pas la prolongation de l'état d'urgence.
M. Alain Richard . - Je suis convaincu par cette présentation positive du juge administratif. Selon la Constitution, l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle. Les libertés publiques constituent un espace de protection autre. Michel Debré était un fervent admirateur de la conception anglaise des droits de la personne et de l'Habeas Corpus - qui comprend le secret des correspondances, y compris électroniques. Manque, parmi les prérogatives du juge administratif, un contrôle sur les perquisitions, du fait de leur caractère immédiat. Il y aura sans doute des contentieux indirects, mais on aimerait pouvoir confirmer que les 3 200 perquisitions opérées étaient bien justifiées.
Initialement, il me paraissait évident que lorsque nous aurions renforcé les pouvoirs du juge judiciaire, l'état d'urgence ne se justifierait plus. Plus les jours passent, moins j'en suis certain. La menace terroriste, organisée, stimulée de l'extérieur, va durer des années et ses manifestations s'imposeront à nous à des dates que nous ne pourrons prévoir. Je préfère éviter les paroles définitives.
M. Philippe Bas , président . - Pourrions-nous faire une proposition concernant le maintien des perquisitions ?
M. Alain Richard . - Ce serait compliqué...
M. Michel Mercier , rapporteur spécial . - Faut-il maintenir l'état d'urgence sur tout le territoire ? Dans mon petit village, nous disposons d'un bureau qui délivre les passeports. Un individu s'y est présenté, dont les papiers montraient qu'il avait séjourné à plusieurs reprises en Syrie. En tant que maire, j'ai averti qui de droit. Il figure parmi les six djihadistes arrêtés, hier, dans le Rhône et dans la Loire.
La menace est partout, certains s'auto-radicalisent sur Internet. Il faut pourvoir intervenir partout. L'état d'urgence n'empêche pas de faire preuve d'intelligence ! Aucun match de foot n'a été interdit, un seul a été reporté, malgré l'attentat au stade de Saint-Denis. Nous ne pouvons pas arrêter de vivre, ce serait la victoire du terrorisme. Les services de renseignement nous aident à apprécier le risque réel. Théoriquement, il est envisageable de réduire le nombre des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence ; pratiquement, c'est difficile. La sortie de l'état d'urgence doit se préparer. L'état d'urgence ne nous protège pas des attentats. Nous devons apprendre à vivre avec ce danger en nous donnant les moyens de nous protéger contre le terrorisme.
Mme Catherine Tasca . - C'est moins la justification des perquisitions qui pose problème que les conditions dans lesquelles elles se déroulent, eu égard notamment aux enfants et aux familles. L'attention portée aux enfants est insuffisante. Soyons exigeants sur la manière dont les perquisitions se déroulent.
M. Michel Mercier , rapporteur spécial . - Je suis sensible à cette question. Néanmoins, si les forces de sécurité enfoncent les portes plutôt que de sonner, c'est pour éviter que les terroristes ne sortent leur kalachnikov ou ne déclenchent leur ceinture d'explosifs. Quant aux enfants qui vivent avec des parents qui manient des armes et regardent des sites d'apologie du terrorisme, c'est en amont qu'il faut les protéger ! C'est le rôle des conseils départementaux.
M. Yves Détraigne . - On manque de place...
M. René Vandierendonck . - Je rappelle que Gouvernement a débloqué 9,5 millions d'euros pour le fonds dédié aux mineurs étrangers isolés, cher à Jean Arthuis.
M. Philippe Bas , président . - Nous pouvons considérer, si vous en êtes d'accord, que ces échanges ont tenu lieu de discussion générale sur le projet de loi prorogeant l'état d'urgence, dont nous délibérerons ce soir.