B. UN TEXTE À CONTRE-COURANT DE LA POLITIQUE SUIVIE DEPUIS 2008 POUR RÉDUIRE LES DÉLAIS DE PAIEMENT

1. Un texte qui vise à augmenter les délais de paiement pour les fournisseurs du négoce
a) Un choix contestable : soutenir la trésorerie du négoce en fragilisant celle des fournisseurs

La logique de cette proposition de loi consiste à accroître les délais fournisseurs pour transférer partiellement les besoins de trésorerie induits par les différences de délais de paiement entre la France et l'étranger. Elle soulage la trésorerie des négociants en détériorant celle de leurs fournisseurs .

Avec ce texte, un négociant français qui exporte pourra régler ses fournisseurs, sous réserve d'un accord entre les parties, sous 90 jours s'il s'agit d'une PME ou sous 120 jours s'il s'agit d'une ETI ou d'une grande entreprise. C'est une hausse loin d'être négligeable. Si une grande entreprise pourra sans doute supporter ce transfert de charges, en revanche cela est moins certain pour une ETI et, a fortiori , pour une PME.

Alors que le 23 novembre 2015, le ministre de l'économie donnait de la voix en dénonçant les délais de paiement excessifs et en annonçant que leur réduction constituait un axe essentiel de la politique du Gouvernement, ce texte prend donc une direction contraire et apparaît peu audible.

b) Une mesure potentiellement lourde de conséquences qu'aucune étude d'impact ne vient étayer

Cette dérogation suscite d'autant plus de méfiance qu'elle ne s'appuie sur aucune étude d'impact permettant de mesurer l'acuité réelle des difficultés financières du négoce exportateur. Votre rapporteur n'a obtenu aucune donnée de diagnostic sur ce point.

Les seules données dont on dispose sont celles fournies par le rapport de l'Observatoire des délais de paiement de 2013. Or, ce rapport établit clairement, je cite, que « les structures de financement des entreprises exportatrices n'apparaissent pas statistiquement différentes de celles des entreprises non exportatrices. En dépit des contraintes liées à l'éloignement de leurs marchés, les exportateurs préservent largement leur équilibre financier ».

Certes, cette étude de l'Observatoire ne permet pas d'isoler statistiquement les négociants exportateurs des autres exportateurs, mais il serait souhaitable, avant d'établir une dérogation au grand export pour le négoce, que soient fournis des éléments de diagnostic clairs.

De même, votre rapporteur n'a reçu aucune donnée sur la situation financière des entreprises qui fournissent les négociants exportateurs - alors même qu'il s'agit d'allonger les délais de paiement des fournisseurs . Comment savoir si la situation financière de ces derniers est meilleure que celle des sociétés de négoce et qu'ils seront donc en mesure de supporter le transfert de charges ? Si ce texte est voté, demain, les PME qui fournissent aujourd'hui les négociants exportateurs et qui se satisfont pleinement de la loi actuelle verront leurs délais et leur trésorerie se dégrader. Le Parlement peut-il décider de dégrader leur trésorerie sans même connaître la santé de leur compte d'exploitation relativement à celui du négoce exportateur ?

c) Des doutes sur la préservation de la liberté de choix des fournisseurs

Le Gouvernement précise enfin que l'augmentation du plafond légal des délais fournisseurs à 90 ou 120 jours ne signifie pas automatiquement un allongement des délais de paiement réels ; que tout cela est ouvert à la négociation commerciale et que les fournisseurs n'accepteront un délai plus long que s'ils estiment que cela leur permettra de pénétrer de nouveaux marchés. « La liberté de choix des fournisseurs français est au centre du dispositif », a ainsi affirmé lors des débats à l'Assemblée nationale M. Matthias Fekl, secrétaire d'État chargé du commerce extérieur.

En théorie, cela est exact. Cependant la réalité toujours très âpre des négociations commerciales conduit à émettre quelques réserves. À partir du moment en effet où des délais de paiement excédant 60 jours seront négociables, il y aura une pression des négociants sur leurs fournisseurs et les délais supplémentaires permis par la loi seront mis en oeuvre y compris par les entreprises qui se satisfaisaient de la situation actuelle.

2. Un risque d'extension progressif du champ de la dérogation

Voter une dérogation, même circonscrite, c'est prendre le risque d'une extension progressive du champ de cette dérogation.

Le négoce exportateur n'est en effet pas la seule forme d'exportation à qui une application stricte des règles sur les délais de paiement pose des difficultés. De nombreuses PME ou ETI, qui exportent directement sans passer par des négociants, doivent faire face au même problème. En 2014, les exportations directes hors Union européenne des TPE et des PME ont représenté 27 milliards d'euros ; celle des ETI, 52 milliards d'euros -soit un total de ventes directes au grand export qui atteint 77 milliards d'euros (cinq fois plus que les exportations indirectes visés par cette proposition de loi). Alors pourquoi ne pas leur étendre la dérogation ? Ces entreprises ne sont pas moins légitimes à en bénéficier.

Exportations directes par des TPE-PME

Les catégories d'entreprise ETI et PME créées par la LME ne sont pas disponibles sur les données Douanes de 2009.

59

Dont exportations extra-communautaires

27

Exportations directes par des ETI

148

Dont exportations extra-communautaires

52

Exportations directes par des grandes entreprises

229

Dont exportations extra-communautaires

97

Sources : douanes, en milliards d'euros

Au-delà des exportateurs, tous les secteurs d'activité dont le modèle d'affaires présente un caractère atypique en termes d'encaissements et de décaissements souhaiteront s'engouffrer dans la brèche, à chaque fois avec de bons arguments. Parce qu'à chaque fois il s'agira de déroger au nom du soutien à la croissance et à l'emploi.

Et les fournisseurs de ceux qui ont obtenu des dérogations demanderont à leur tour des dérogations en soulignant, à juste titre, qu'ils doivent faire face à des difficultés de trésorerie accrues du fait des dérogations précédemment admises. Et plus il y aura de dérogations, plus il y aura aussi de possibilités de contourner les règles de délais de paiement.

Ce risque de contagion était le principal argument mis en avant par le rapporteur de la Commission des affaires économiques, Martial Bourquin, lorsqu'il a demandé la suppression de la dérogation à l'export introduite dans la loi sur la consommation.

C'est également l'argument mis en avant par la CGPME et par l'Observatoire des délais de paiement, qui a pris officiellement position sur cette question dans son rapport de février 2014.

C'est enfin l'argument développé de façon constante par les gouvernements successifs depuis 2008. Au cours des dernières années, ont en effet progressivement été supprimées les dérogations admises initialement au moment du vote de la LME. Désormais, il ne subsiste plus que cinq secteurs dérogatoires, dont le régime particulier a été pérennisé par la loi dite Macron, en raison du caractère structurellement irrégulier de leur cycle d'affaires.

Votre rapporteur estime qu'un virage à 180 degrés par rapport à la politique suivie depuis 2008 se justifie d'autant moins que ce texte n'est accompagné d'aucune étude d'impact.

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